Tu l’avais sans doute remarqué depuis, mais le schéma de nos rencontres commençait à devenait récurrent. À croire que j’attendais cette occasion, tapie dans l’ombre… pour mieux te prendre au dépourvu. J’aurais aimé me donner ce crédit, mais non.

La première fois avait été calculée, la deuxième fut juste un heureux hasard. Je te vis au ministère, trifouillant ton Pineapple, dans un mélange de surprise, d’inquiétude et d’autres émotions que je ne sus identifier. Difficile de dire si ton tourment venait de ce que tu voyais à l’écran ou d’une invention farfelue de ton géniteur, qui avait une fois encore fait son spectacle au gala.

Naturellement, n’ayant pas eu l’opportunité de bénéficier d’un moment avec toi depuis quelques semaines déjà, je sentis que le moment fut opportun. Plus encore alors que j’avais déjà invité ta grande sœur à partager un repas avec moi. À ce moment il était peut-être bien trop tôt pour cela, mais une petite discussion pour rattraper le retard sur les dernières nouvelles, autour d’un café, me parut une bonne idée.

Quoi de mieux que de t’amener dans ma propre demeure ; que tu en fis enfin la visite, profitant de l’instant pour te changer les idées et potentiellement essayer d’en apprendre plus sur les derniers événements t’incombant.

Nous transplanâmes donc ensemble, sous mon impulsion. Tu n’avais pas objecté, mais il me sembla cependant que tu n’étais pas non plus extatique. Peut-être que tu t’attendais à un piège ? Des remontrances ? Tu pensais peut-être que ton père t’attendait chez moi pour te réprimander ? Rien de tout cela. Il n’y avait dans ma demeure qu’une fidèle amie et des animaux parfois bien trop agités à mon goût.

Mais telle était la fougue de la jeunesse. Je n’avais pas oublié la mienne… et tout ce qu’elle m’avait apporté, apprise. Je n’oubliais pas non plus tout ce qui m’était arrivé et tout ce que notre famille ignorait de moi et de mes agissements. Mais cela ne regardait que moi, et cela le resterait jusqu’à nouvel ordre.

Lorsque nous entrâmes, nous fûmes accueillis, comme d’habitude par Ema. L’elfe de maison m’offrit une œillade curieuse. Elle ne semblait pas t’avoir reconnu. Sans émettre le moindre son, elle s’adressa à moi, communiquant dans un langage qui nous était propre lorsqu’il fallait faire preuve de discrétion ; en l’occurrence, la langue des signes :

─ Qui est ce jeune homme ? Son visage me dit quelque chose. Je répondis de la même façon, agitant mes mains et mes doigts pour t’offrir une réponse informulée.
─ Mon neveu. Izar. Difficile d’évoquer un prénom sans parler, mais avec l’expérience, tout devenait plus facile. Il m’a semblé un peu… tourmenté. Je vais essayer de savoir pourquoi. De plus, il n’est jamais venu ici, l’opportunité m’a semblé adéquate, accueille le donc le comme il se doit et sers-lui ce qu’il désire.
─ Entendu. Décidément, tout commence sérieusement à s’agiter.

J’eus en réponse un sourire amusé, esquissé du coin de mes lèvres. Je me tournai alors vers toi, cher neveu, te présentant dans le même temps :

─ Bienvenue chez moi. Je te présente Ema, mon elfe de maison, mais aussi et surtout, une amie très proche. Tu lui dois le respect autant que moi. Ceci étant non négociable comme tu devais t’en douter. Je te laisse t’installer dans le salon et demander ce que tu veux boire, éventuellement grignoter. Je vais me débarbouiller un peu, je te laisse seul quelques minutes… sois sage.

Petit clin d’œil mutin avant de faire quelques pas en direction de l’escalier pour monter dans ma chambre, te laissant seul quelques instants, t’imprégner de l’ambiance si particulière de cette maison. Une atmosphère aux antipodes de celle que l’on expérimentait chez tes parents… et tant mieux d’ailleurs.

Peu de mots, de sourires, j’avais l’impression de parler à une personne différente. Il était aisé de soupçonner que quelque chose n’allait pas de ton côté jeune homme. Mais plutôt que de te soumettre un interrogatoire, je comptais faire les choses en douceur.

Tu n’avais besoin d’être davantage sous pression, tu n’avais pas besoin de te rappeler aux bons souvenirs de ton géniteur… lui qui savait sans doute sur quels boutons appuyer pour te mettre dans l’embarras. Ce n’était pas mon objectif. Il y avait de toute façon, d’autres manières de faire parler quelqu’un.

Canopus martelait ses idées comme un marteau, moi j’étais un scalpel d’une précision chirurgicale. C’était l’une des différences entre lui et moi… l’une des nombreuses disparités. Je disparus de ton champ de vision quelques instants, enfilant une tenue troquant l’élégant contre le confortable. De même que ma coiffure, libérant ma chevelure de ses attaches pour la faire tomber sur mes épaules.

C’était la meilleure façon de te faire comprendre qu’ici… je n’étais pas la directrice de mon département. Ici, je n’étais que ta tante. Une image qui valait mieux que mille paroles. Je descendis rapidement pour te rejoindre, constatant qu’Ema avait pris les devants pour te servir ce que tu désirais.

Elle me jeta un regard lourd de sens auquel je répondis par une œillade du même acabit. Oui, je savais pertinemment ce que j’avais à faire. L’elfe me servit un café, accompagné de son lait et de son sucre, comme je l’aimais.

Puis je vins m’installer près de toi, te laissant le temps de souffler, de t’imprégner de cette atmosphère, attendant de te voir de détendre un peu, même si c’était infime, suffisant pour me donner le feu vert, j’engageai la conversation :

─ Le thé est à ton goût ? Tu ne veux pas grignoter quelque chose ? Ema me dégote une pâtisserie différente à chaque fois que je rentre du travail alors ce n’est pas ce qui manque. Parfois j’ai l’appétit pour la dévorer tout de suite… parfois non.

Elle savait mieux que quiconque comment me faire plaisir. Les années d’expérience portaient leurs fruits.

─ Comment se passe le travail ? Quelques affaires croustillantes à se mettre sous la dent ? Je sais que tu ne peux pas briser le secret professionnel, mais si tu as quelques anecdotes à partager, je ne suis pas contre.

Et si ça pouvait t’aider à penser à autre chose… c’était tout aussi bien. J’espérai de mon côté que ton attitude n’était pas liée à ce qu’il se passait au ministère, mais mon instinct me disait que non.  

Ton regard qui ne m’échappa pas. Ça devait te faire bizarre de me voir bien plus spontanée et naturelle que lorsque nous nous étions « croisés » au ministère. Que dire si ce n’était que la sphère privée et professionnelle était bien différente.


Tu le comprenais par mon attitude, tu n’avais pas besoin que je te le dise. Cette surprise dans tes iris puis presque une appréhension alors que je t’interrogeai sur une possible petite fringale. C’était encore tout nouveau pour toi ; mais j’eus comme l’impression que ça te faisait du bien aussi. Je n’en demandai pas tant, mais mes souhaits furent exaucés malgré tout.

D’un geste de main, je fis venir la boite à pâtisserie posée dans la cuisine pour qu’elle vînt trouver place sur la table basse. Un petit clin d’œil malicieux alors que tu pus observer qu’il ne me fallut point de baguette pour cela. De quoi te donner matière à réfléchir.

La boite s’ouvrit d’elle-même devant tes yeux et je détaillai les desserts en les pointant du doigt :

─ Alors, nous avons : une tarte au citron meringuée, un éclair fourré au chocolat, mais avec un glaçage à la vanille ; nous avons une tartelette aux fraises et un opéra. Une petite pause avant de te glisser dans un murmure : de toi à moi, Ema adore les opéras, je te conseille vivement de choisir autre chose.

Pas que je ne voulais pas te faire plaisir mon cher, mais avec le mal qu’elle se donnait, elle méritait bien une petite récompense non ? Bref. Je te laissai faire ton choix, puis me répondre concernant les péripéties au travail. Te laissant confirmer mes doutes… tes tracas n’avaient absolument rien à voir avec ton boulot. Sans ça tu afficherais une tout autre expression.

Ce fut presque si ton visage ne s’illumina pas quelques secondes lorsque tu fis référence à tes affaires ; alors qu’il perdait de ses couleurs dès que tu pensais à autre chose. Oui, mais quoi donc ? C’est ce que je m’en allais découvrir, espérant que tu voudrais bien le partager avec moi. Mais avec toi il ne fallait pas être frontale, il fallait être plus maligne.

Mais tu bifurquas la conversation sur moi, évidemment. D’un geste, je fis venir deux assiettes et deux cuillères pour nos desserts respectifs, préparant ma réponse dans le même temps. Mais comme tu pouvais t’en douter, la nature de mon travail était aussi secrète que la tienne.

─ Aussi bien que cela puisse se passer d’ordinaire, je dois l’admettre, rien de nouveau non plus. Un long soupir, puis une inspiration avant de reprendre, la voix légèrement tremblante pour une raison que je ne sus expliquer : Sage travaille avec moi mais... c’est à peine s'il m’adresse un regard, alors la parole, autant oublier. L’absence de Regulus doit le ronger jusqu’à la moelle. Parfois je me demande même s’il supporte ma propre présence dans mon propre département. C’est… frustrant.

J’avais d’autres synonymes en tête, mais je préférai les garder pour moi. Au fond… je ne lui en voulais pas. Son attitude vis-à-vis de moi était la conséquence de mes propres actes, pas les siens. Il n’y était fondamentalement pour rien, mais je devais admettre qu’à chaque fois que mes yeux se posaient sur lui… je sentais mon cœur se compresser dans ma poitrine. Et chaque fois c’était plus douloureux que la fois précédente.

─ Je suis désolé Izar, je ne devrais pas y penser sinon l’ambiance va devenir bien maussade. J’ai… j’ai juste du mal avec le fait qu’il ne me parle pas, qu’il ne me fait pas part de ses tracas. Je pense qu’il s’imagine que je veux utiliser ça contre lui. Il ne me fait pas confiance. J’aimerais que l’on soit tous francs avec moi, mais… dans cette famille je me demande parfois si ce n’est pas tout simplement peine perdue.

Pourtant j’avais toujours ce petit espoir. Cette ridicule flammèche qui restait en vie. Un jour elle allait s’embraser, je devais y croire. Si je n’en étais pas capable, personne ne le fera à ma place.

Tout était plus facile avec toi, Izar. Tout venait plus naturellement, tout était plus fluide. J’avais parfois du mal à croire que le sang de Canopus coulait dans tes veines. À t’écouter, j’avais l’impression de parler à un enfant qui serait le mien, comme ta sœur.

Mais si avec elle, tout était infiniment plus complexe, le changement d’ambiance en ta présence était agréable, rassurant. Tu ne faisais rien de spécial, mais tu me donnais la force d’avancer ; une raison de continuer mes efforts. Marion avait su insuffler cette idée : que vous auriez besoin de moi et que je devais être là pour vous, même si c’était éprouvant.

Si avec Darya j’avais l’impression de plonger en pleine tempête à chaque fois que j’étais en sa présence, toi mon neveu tu étais l’accalmie. Et paradoxalement, alors que j’estimais que tu avais plus besoin de moi que son contraire, à cet instant tu étais sur quoi je m’appuyais alors que je me sentais plus vulnérable.

Décidément, nous étions des créatures singulières, nous les humains.
Tu avais raison, il fallait laisser le temps faire son œuvre.

Mais celui-ci était aussi bien notre allié que notre ennemi. Coincé entre l’envie de prendre mon temps pour me rapprocher de vous et l’inquiétude de savoir que plus il passait et plus les chances de retrouver Regulus s’amenuisaient.

Sans lui, Sage n’était pas complet. Pas vraiment.
Et si la relation que j’entretenais avec Orion ne fut pas la même, lorsqu’il partit, ce fut comme si l’on m’arracha une part de moi. Je ne saurais imaginer ce que Sage ressentait… et la frustration de ne rien pouvoir faire pour lui me rongeait un peu plus chaque jour.

On me disait froide, impitoyable.
Mais même une pièce avait un avers et un revers.

─ Laisser le temps faire son œuvre… je n’ai de toute façon pas d’autre choix. Et je déteste ne pas l’avoir. Je déteste le fait de me sentir impuissante. J’ai l’impression d’être revenu des dizaines d’années en arrière et ça me frustre.

Mais tu avais raison, Izar, malgré la difficulté si j’abandonnais maintenant, je ne trahissais pas seulement Marion, Sage, toute notre famille… je me trahissais moi-même. Et ça pas question. Un soupir s’extirpa de mes lèvres, un doux regard sur toi alors que tes mots vinrent calmer les battements de mon cœur, vinrent lui donner un rythme normal.

J’eus alors un léger rire, comme si j’étais désabusée. Je me souvins.

─ Parfois j’oublie que vous n’êtes plus des enfants. J’en oublie votre sagesse et à quel point vous sonnez justes dans vos propos. D’un côté ça me rassure et de l’autre ça me frustre… de ne pas avoir été là tout ce temps, d’avoir manqué toutes les grandes étapes de vos vies. Une petite pause et la conversation prit soudainement un autre tournant : d’ailleurs à ce propos, je n’oublie pas que tu es un beau garçon, tu as au moins hérité du meilleur côté de ton père : son allure. Je m’interroge, au-delà de pouvoir compter sur ta famille, peux-tu aussi compter sur quelqu’un d’autre ? Quelqu’un de cher à ton cœur ?

Petit regard en coin pendant que je sirotais ma boisson, le sourire à peine dissimulé. Tatie Louise pouvait parfois surprendre… et de quelle manière.

De la retenue, toujours de la retenue. Je faisais un pas en avant… et devant moi s’étendait un chemin à perte de vue. J’avançais oui, mais pas au rythme que je le voulais. Et ça me frustrait. D’ordinaire j’étais patiente, déterminée, résolue à prendre le temps qu’il faut.

Mais là, j’avais l’impression que le temps perdu ne pourrait être rattrapé. Je devais me contenter de peu, je n’avais pas d’autre choix. Mais peu importe la façon dont je voyais les choses, peu importe sous quel angle, la finalité était toujours la même : la frustration. Je devrais le savoir pourtant… rien ne m’avait jamais été donné tout cuit dans le bec. Tout ce que j’avais, je devais le mériter.

La confiance de ma famille n’était pas une exception.
Alors nous avancions petit pas après petit pas.
À votre rythme, pas au mien.
Et c’était sans doute mieux ainsi.

Mais crois-moi Izar, je scrutais tout ce que tu faisais. Les réactions que tu avais face à mes propos, les formes que ton visage prenait, rien ne m’échappait. Je ne pouvais de toute façon pas faire mine d’être désintéressée… car ce n’était pas le cas.

Et face à ma question sur tes fréquentations, je sentis quelque chose. Presque comme un malaise. Tu avais toutefois ce talent pour le cacher, mais certaines réactions étaient tellement spontanées que même en étant préparé pour quelque chose, cela nous échappait.

Si je pensais que tu voyais quelqu’un ? Pourquoi pas ? C’était de ton âge et il n’y avait aucune honte. Tu pourrais même batifoler à droite à gauche que cela ne me ferait ni chaud ni froid. J’étais mal placé pour juger dans tous les cas.

─ Je… je posais simplement la question je ne m’attends pas à une réponse détaillée n’aie crainte. Un rire amusé avant de reprendre : tu peux tout aussi bien me dire que tu enchaines les conquêtes, il n’y a pas de mal. Ça ne plairait peut-être pas à tes parents, mais comme tu l’as si bien dit… je ne suis pas ta mère mon enfant. Je ne suis pas en mesure de te juger.

Pour plein de raisons que je ne souhaitais évoquer maintenant… mais peut-être un jour, qui sait. La vie était pleine de surprises. Pour éviter de laisser planer un silence qui pourrait devenir malaisant, je repris en plaisantant :

─ Pour être honnête, j’espère que tu vois quelqu’un. Un si joli garçon qui n’est préoccupé que par son travail ? Quel gâchis. Gloussement goguenard puis je repris : mon conseil, Izar, si tu aimes quelqu’un, dis-lui. Que les sentiments soient réciproques ou pas, il faut le dire. C’est typiquement le genre de choses que tu ne peux pas garder pour toi, car tu ne ferais qu’en souffrir.

Une légère inspiration, une bouchée de mon mets puis une gorgée de mon breuvage, te laissant le temps de digérer mes propos avant de conclure :

─ Je ne te demande pas de me dire qui, c’est ton jardin secret, tu décides si ça me regarde ou pas. Je t’incite seulement à garder cette personne près de toi si elle te rend heureux, rien de plus, rien de moins.

Et ce, malgré ma curiosité presque maladive.
Peut-être allais-tu vendre la mèche.
Peut-être pas.
Ta décision, pas la mienne.

Ne pas t’aimer comme tu le pourrais… difficile à entendre, mais important de le savoir. Tu savais pertinemment qu’elle ne partageait pas tes sentiments et pourtant, on dirait presque que cela ne te dérangeait pas, ou qu’au moins tu étais en paix avec ce fait. Peut-être que j’extrapolais ?

Possible. Qu’importe, tu ne comptais visiblement pas m’en dire plus. Nous n’en étions pas à ce stade et c’était une information que je devais glaner ou mériter. Mais je préférerais l’entendre de ta bouche ; un signe que j’aurais enfin un peu de ta confiance. Je devais la gagner, comme c’était le cas avec ta sœur, tes cousins. Rien de nouveau, rien d’étonnant, mais toujours aussi agaçant.

Pour autant, aucune émotion ne transparut sur mon visage, celui-ci resta neutre. Un sourire se voulant rassurant vint toutefois l’orner. Il me fut difficile de le garder lorsque tu vins m’interroger sur mes propres relations. Mon cher enfant… tu t’aventurais dans le chaos le plus total. J’aurais aimé que tout soit plus simple, mais malheureusement pour moi, je n’eus pas cette chance.

Mais l’on m’avait prévenue des années auparavant. On ne choisissait pas vraiment la personne dont on tombait amoureux. On ne contrôlait pas vraiment nos sentiments. Ce n’était pas le fruit du hasard ni du destin, mais les paramètres étaient tout aussi nébuleux.

Je répondis toutefois à ta question, restant aussi évasive que tu le fus. Moi non plus, je n’étais pas prête à tout te dire. Pas encore.

─ Mes relations amoureuses ont été… compliquées. Très souvent, trop souvent à mon goût. Je ne pense pas avoir vécu une situation similaire à la tienne. Je n’ai pas souffert de ce problème, mais d’autres qui sont bien plus délicats encore. Tu dois t’en douter vu que je n’ai jamais été mariée. Une petite pause, puis un aveu difficile : je ne suis pas faite pour le mariage, pas faite pour tomber amoureuse. Ce n’est tout simplement pas pour moi. Plus maintenant.

Ces deux derniers mots qui m’échappèrent, te laissant un indice sur ce que j’avais vécu. Un sujet tout aussi délicat à aborder qu’à expliquer. Il y avait tant de choses à dire, et de secrets à garder. Au fond, je ne ressentais aucune honte, mais je n’avais pas envie de me confier. Non pas que je pensais que tu ne comprendrais pas mes choix, non pas que je pensais que tu irais jusqu’à me juger ; cela ne dépendait pas de moi. Et ce, depuis qu’elle est née.

─ Que nous arrive-t-il ? Je souhaitais éviter un sujet qui pourrait plomber l’ambiance tout cela pour bifurquer sur un autre qui a eu le même effet. Pourquoi on se fait du mal comme ça ? Un soupir, puis un rire pour désamorcer. Ce fut alors que mes deux félins choisirent ce moment pour venir se coller à nos jambes, ronronnant, réclamant de l’attention. Je vins taquiner du bout de mes doigts le sommet de l’un de leurs crânes, avant d'en prendre un dans mes bras pour le poser sur mes genoux. D’un geste de main, je vins ensuite faire venir une brosse dans le creux de celle-ci pour flatter le pelage de l’animal : vous avez le sens du timing tous les deux. Mon regard qui bifurqua sur toi de nouveau, Izar : ça ne te dérange pas ? De savoir qu’elle ne t’aime pas comme toi tu l’aimes ? Tu souhaites quand même être avec elle ? Elle souhaite quand même être avec toi ?

Ça ressemblait plus à un arrangement qu’une véritable relation le cas échéant, mais… qui suis-je pour juger ? Je n’avais pas fait mieux.

Il était toujours délicat de parler d’amour… pire encore lorsqu’il fallait le vivre. Tout le monde connaissait ce mot et l’émotion qu’il impliquait ; mais nous étions parfois dépassés par l’ampleur de nos sentiments, des situations dans lesquelles ils nous plongeaient.

L’amour était aveugle pour bien des raisons. Il nous poussait parfois à commettre des actes indicibles, nous faisait agir contre notre nature, notre logique. Même la personne la plus sainte d’esprit s’ébranlait face à la puissance de ce sentiment. Et pourtant, sachant pertinemment qu’il faisait parfois plus de mal que du bien, nous serions prêts à tout sacrifier pour le ressentir.

Aussi beau que hideux.
Aussi salvateur que pernicieux.

Et certainement pas le sujet de conversation qui nous faisait sauter de joie, mais il était important de l’aborder, presque une nécessité. En dépit de la douleur qu’il pouvait nous infliger, il pouvait aussi nous faire grandir et nous permettre de nous élever.

Toi, Izar, face à mon insistance, je pensais que tu te recroquevillerais sur toi-même, je pensais que tu me fermerais l’accès à tes pensées et tes émotions. Mais non. Malgré la tristesse silencieuse qui s’affichait sur tes traits, tu fus honnête et ce fut tout à ton honneur.

Je voyais presque cela comme une récompense liée à mes agissements. Une opportunité qui se dessinait pour mieux te comprendre, mieux t’apprivoiser. Un pas de plus dans la bonne direction.

La sincérité appelant sa réciproque, ce fut sans détour que je te délivrai mon expérience, mes pensées. Levant le voile de l’inconnu me recouvrant, sans pour autant l’ôter complètement :

─ Quelque chose qui y ressemble. Mais la cause n’était pas la réciprocité de nos sentiments. Nous ne pouvions être ensemble, car le monde dans lequel nous vivons s’y oppose. Les fondations mêmes de notre famille m’ont empêché d’être avec la personne que je voulais, que j’aimais. J’essaie chaque jour de me convaincre qu’il y a une raison à cela, que j’ai fait le bon choix…

Mais la vérité c’est que je pensais l’inverse et que me convaincre était peine perdue. Mon statut, le système archaïque dans lequel nous étions avait étouffé le moindre espoir d’être ensemble. Même au sein de ma propre fratrie le danger était présent. D’aucune façon je n’aurais pu changer cela. Je n’avais pas ce pouvoir. Aujourd’hui en revanche… ce n’était pas aussi sûr.

─ À cause de ce que nous sommes, j’ai dû renoncer à ce que j’aurai pu être. Non, ce que j’aurais dû être. Et je pense sincèrement que je ne serai jamais en mesure de me le pardonner.

J’espérais au moins que la victime collatérale de tout ce foutoir y arriverait un jour. Le travail à abattre était immense. Mais ce n’était pas mon genre que d’abandonner sans avoir tout essayé. Et ça ne l’avait jamais été.

Le nom que nous portions. Notre héritage, notre malédiction. Mais au fond, ce n’était pas réellement ce patronyme qui nous portait préjudice, mais le monde ; la société dans laquelle nous vivions qui avait conditionné tout ce que nous subissions aujourd’hui.

Les familles de sang-pur, leurs idées arriérées, archaïques. Tout ça me débectait. Et toi, mon cher neveu, tu cumulais ce statut inné et des parents qui semblaient tout droit sortir d’un passé que je souhaiterais révolu. Qu’importe l’amour que je pouvais ressentir pour mon frère, il était ce qu’il était et nous n’avions pas le pouvoir de le changer.

De s’opposer à lui en revanche, c’était une autre histoire. Et à t’entendre, tu faisais passer cela pour une mission impossible ; oubliant que ta propre vie t’appartenait. Tes choix devaient être les tiens et pas ceux de ton géniteur. Ironique pour moi de penser cela alors que je n’avais jamais été en conflit ouvertement avec mon propre père… mais j’ai pris conscience un jour que je vivais pour moi et non pour lui. Pour moi, ma famille et sa destinée.

Curieusement, malgré le peu de temps que nous passions ensemble, toi, moi, Darya, les jumeaux, je ne pouvais que constater une chose qui me rassurait grandement sur l’avenir des Black. Vous étiez tous de jeunes adultes au potentiel fabuleux. Malgré ce que vous enduriez, vous étiez encore prêt à avancer.

Tout ce dont vous aviez besoin parfois… c’est d’un petit coup de pouce. Qui d’autre que moi pour vous le donner ? C’était mon rôle maintenant qu’Orion n’était plus là et que nous ne pouvions pas compter sur ton père.

─ Je l’ai déjà trouvé. Je vous ai vous. Les jumeaux, toi, Darya… mon propre enfant et le travail titanesque que j’avais à accomplir pour renouer les liens avec elle. C’est vous qui me donnez la force et l’envie d’aller de l’avant, là où je me sentais parfois faillir, flancher. Tu le dis sans l’évoquer clairement, nous ne pouvons compter sur l’aide de tes parents pour aider cette famille à prendre la bonne direction. Cette responsabilité nous incombe. À vous, la nouvelle génération… et moi, l’ancienne qui souhaite vous aider à réaliser votre potentiel et vivre comme vous l’entendez.

Parce que l’un n’allait pas sans l’autre. La réussite n’engendrait pas nécessairement le bonheur, elle ne faisait qu’y contribuer, comme beaucoup d’autres facteurs. Malheureusement, tous n’étaient pas nous notre contrôle.

─ Tu n’attends sans doute rien de moi, Izar. Mais sache que tu as mon soutien. J’aimerais que tu fasses tes propres choix et que tu les assumes jusqu’au bout. Sans jamais laisser tes géniteurs interférer dans ta vie. Une main posée sur la tienne, mes doigts que je cherchai à joindre aux tiens pendant que je continuais : c’est ton histoire, Izar. Tu es le premier rôle de ta propre vie, personne ne la vivra à ta place.

Un soupir, mes traits qui s’adoucirent dans un doux sourire. Il fallait que tu le saches, Izar ; l’alliée que tu pouvais avoir en moi et ce que je représentais dans la tête des autres, plus particulièrement celle de tes géniteurs. Alors même si ça sonnait présomptueux, arrogant, je te servis toutefois une vérité que tu devais entendre… car elle venait du plus profond de moi :

─ Bien que ça reste encore nébuleux pour vous, notamment dû au fait que vous n’avez jamais pu bénéficier de ma présence pendant tout ce temps… il faut que tu comprennes quelque chose. Il y a un monde d’écart entre ton père et moi, sur bien des aspects. Les armes qu’il pourrait utiliser contre moi sont fragiles et émoussées. Les miennes sont solides et acérées. Raison pour laquelle il n’entrera pas en conflit avec moi. Si un jour il faut se dresser entre vous et lui… et que vous souhaitez que je le fasse. Je le ferai pour vous. C’est une promesse.

Le problème lorsqu’on jouait un rôle… c’était qu’on pouvait s’enfermer dedans à tel point que la réalité se déformait. Le rôle devenait réalité et l’on finissait par oublier qui l’on était. C’était surtout pour cela que j’avais renoncé à jouer la comédie avant même de commencer.

Il n’y a personne d’autre que je souhaitais incarner si ce n’était moi-même. Impensable pour moi de me voir remplir un rôle que j’exécrais. Fille d’Altaïr j’étais et je le resterai. Et toi, Izar, ce fut toi que j’encourageai à suivre mon exemple. Oui, ça ne valait pas le coup de prétendre, de se laisser marcher dessus. S’il fallait lutter pour obtenir ce que l’on voulait, pour être ce qu’on était, alors il fallait se jeter à corps perdu dans cette bataille.

L’emporter signifiait beaucoup, à la fois pour soi-même comme pour les autres. Affirmer ce que l’on était, ce qu’on voulait, assumer ses choix jusqu’au bout, peu importe à quel point ils pouvaient nous faire souffrir. Pour moi il n’y avait pas de meilleure façon que d’être en paix avec soi-même.

Que tu te décides à suivre mon conseil, bien entendu cela me faisait chaud au cœur. Mais je n’oubliais pas non plus la tâche harassante que tu avais devant toi, encore moins l’adversaire que tu devais affronter en la personne de ton père. Face à ce genre d’ennemi, il fallait des alliés. Tu avais ta sœur, mais tes cousins aussi, j’en étais persuadé. Maintenant que je faisais partie de l’équation, je ne voulais pas te décevoir, loin de là.

─ Faire ses propres choix n’est qu’une étape, derrière il faut les assumer et les défendre. Si tu te sens prêt à faire ça, c’est déjà un bon départ. Rependre le contrôle de ta vie ne veut pas dire que tout ira pour le mieux… mais je préfère affronter les échecs comme les réussites selon mes propres termes et non ceux des autres. Je désire la même chose pour toi, Izar.

De ton côté, tu n’avais pas à me remercier de prendre ta défense. Ce serait le comble de prôner l’idée de prendre le contrôle de son existence, tout cela pour mieux te manipuler derrière. D’autant plus que je devrai affronter la colère de ta grande sœur… et quel intérêt ?

C’était votre vie, à vous de vous épanouir comme les jeunes adultes que vous étiez. Quand je ne serai plus là, je voulais être certaine que tout ira pour le mieux pour vous. Loin d’être éternelle, si le souvenir que je vous laissais était impérissable, ça m’allait tout aussi bien. Je ne craignais pas seulement la solitude, mais aussi d’être oubliée… j’avais mes propres combats à mener, pour moi comme pour vous.

─ Mes intentions ne sont pas totalement pures, Izar ; encore moins désintéressées. Je ne crois pas en l’altruisme dans sa forme la plus philanthropique. J’attends de vous que vous éleviez notre famille comme Altaïr l’aurait voulu. Ne vous méprenez pas cependant… la véritable noblesse n’est pas d’être supérieur aux autres, mais à soi-même.  Et il y avait une autre chose qu’il ne fallait pas oublier. Notre devise que je répétai dans ma langue maternelle : toujours pur.

Jamais il ne fallait l’oublier. Les privilèges de notre nom venaient avec son lot de responsabilités. C’était un fardeau, certes… mais nous devions tous le porter. Être né Black était ainsi.

─ Quoiqu’il en soit, je te remercie d’avoir passé un peu de temps avec moi, de m’avoir parlé un peu de tes soucis. Un jour viendra, Izar, pour toi comme pour tout le monde dans cette famille… un jour viendra où je vous offrirai toute la vérité sur moi. De la même façon que toi, je devrai assumer mes choix auprès de vous. Les assumer jusqu’au bout.

Ce faisant notre famille s’agrandira davantage.
Pour le meilleur comme pour le pire.