Ils pensaient certainement que je n’étais pas à ma place ici. Dans le fond, ils avaient probablement raison. Pourtant je ne m’étais pas trompé d’étage, loin de là. J’étais là où je devais être, là où j’avais promis si jamais les choses tournaient au vinaigre.

Ce n’était qu’une question de temps. J’avais patiemment attendu ce jour et il me fut servi sur un plateau d’argent.

En un sens, je ne faisais qu’honorer la promesse que je leur avais faite ; mais ça devait être une surprise pour eux. Surtout pour toi mon cher Izar. Alors que j’attendais ta venue, que j’avais eu vent que tu étais en train de vivre un enfer dans ta salle d’audience. C’est que parfois, le sort n’était pas clément. Le sort en avait voulu que tu fusses l’enfant que désirait ton père du plus profond de son cœur… si toutefois il en avait vraiment un.

Le fait de me voir là n’avait rien de fortuit. Rien de désintéressé non plus. Je ne croyais pas en l’altruisme ; je n’y avais jamais cru. Aider sans rien attendre en retour… quel intérêt ? Une perte de temps. Et pourtant… on pouvait presque croire que me voir ici n’avait aucun motif autre que le fait de te soutenir moralement ; que je n’allais gagner rien de plus que ta reconnaissance, rien de matériel donc. Une fois encore c’était faux. Mais mes motivations m’appartenaient, ne regardaient que moi.

Même sans l’admettre, que tu le voulais ou non, tu allais avoir besoin de moi pour être sûr d’être sauvé d’une tempête qui pouvait se profiler. Car toi et moi savions de qui tu étais le fils. Sans doute que ton quotidien ne faisait que te le rappeler. Le mien oui. C’était ainsi que je pouvais te comprendre.

Dos appuyé contre le mur, j’attendis que la porte s’ouvrît pour tous les voir sortir. Tous n’arborèrent pas la même expression. Mais certains eurent l’air plus que satisfaits de la débâcle que tu avais subie. Et tous en oublièrent leur allégresse au moment de croiser mon regard alors que leurs visages tournèrent blafard. La fête était terminée pour eux.

Dans un silence de mort, ils s’éloignèrent, attendant d’être loin pour médire. Je n’avais pas oublié leur visage, tu pouvais en être sûr mon cher neveu. Puis ce fut ton tour de sortir de la salle. Quelques secondes où tu semblais ailleurs ; mais ta mine déconfite en disait long. Si bien que même sans même avoir glané mes informations, j’aurais pu deviner que tu vivais une rude journée.

Enfin, lorsque tu levais les yeux, tu me vis. Du moins c’est l’impression que tu me donnais. Quant à cette hésitation que tu avais, elle était légitime. Mais oui mon cher, j’étais là pour toi, comme je vous l’avais promis à tous.

Comme à mon habitude, je pris les devants. C’est ce qu’on attendait de moi. D’une voix de velours alors que je te scrutai de mes saphirs, vint enfin les mots qui brisèrent ce silence digne d’un enterrement :

─ Rude journée ? La litote du jour qui t’était offerte par une tante qui tentait un brin d’humour. Haut les cœurs jeune homme, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Les échecs servent de répétitions aux succès.

La frustration était nécessaire ; elle voulait dire que tu ne manquais pas d’enthousiasme. Je ne savais que peu de choses de toi… mais te voir ainsi me faisait mal au cœur ; comme une impression de déjà-vu. Comme un écho de mon propre passé. La réussite ne m’avait pas toujours flatté autant qu’on pouvait se l’imaginer.

Ah… le voilà ; ce regard, cette expression, cette posture. J’avais l’impression d’être revenue des années en arrière. Combien de fois j’aurais dû m’interposer entre mon frère et toi ? Je savais qu’à chaque fois il t’attendait toujours la même chose.


Mais cela n’avait que trop duré, Izar. Désormais, s’il avait dans l’intention de te faire souffrir de nouveau ; pas d’autres choix que de me passer sur le corps.

Bien que cela pouvait te sembler impossible mon cher neveu, s’il y avait bien une personne dans ce monde que redoutaient mes ainés… c’était moi. J’avais beau avoir la tête froide, mon cœur lui n’était pas de glace. Il pouvait brûler d’une passion ardente qui dans ma jeunesse, avait été presque impossible à canaliser.

J’avais demandé à mon père une attention qu’il ne put me donner, malgré mon désir brûlant de la lui voir me témoigner. La tâche de me canaliser incomba alors à mes ainés, qui firent ce qu’ils purent… sans jamais réellement prendre la mesure de l’ampleur de leur tâche. Ainsi, j’avais non seulement gagné leur respect, mais aussi et surtout : leur crainte.

Mais à bien des égards, Orion était aux antipodes de Canopus. Et cela se voyait dans le comportement de ses fils, malgré l’éducation prodiguée par leur grand-père. Quant aux sévices infernaux que Canopus vous a réservés… il me suffit d’un simple regard pour constater les dégâts. Oui, bien évidemment, vous avez réussi dans la vie ; à quel prix ? Oh, mon cher frère… un jour tu auras affaire à moi. Et ce jour-là… tu déchanteras comme jamais auparavant.

Tu avais l’air surpris Izar… et pas seulement par ma présence, mais par la façon dont je te parlais, les mots que j’employais. Comme si c’était la toute première fois que tu entendais quelque chose comme ça de la part de quelqu’un de ta famille. Oh, j’oubliais, c’était peut-être le cas.

Cela ne servait à rien de scruter les alentours, chercher quelqu’un d’autre du regard. J’étais là pour toi, rien que pour toi. Je savais pertinemment qu’il n’y avait plus personne d’autre dans les environs. Quand l’échec était cuisant et lorsqu’on n’avait personne pour nous soutenir… ne restait que notre solitude.

─ Je ne cherchais personne d’autre que toi, jeune homme. Je sais que ça doit te faire bizarre, pour bien des raisons, mais il va falloir t’habituer. Le temps passé à ruminer les échecs, seul, en attendant la remontrance est révolu. Je marquai une pause, acquiesçai discrètement au mot de remerciement qui émana de tes lèvres, comme si me voir là n’était qu’une formalité. Puis je repris, par un trait d’humour qui avait sans doute le potentiel de te surprendre une fois de plus : mais je peux tout aussi bien m’en aller si tu le souhaites ? Ou bien si le cœur t’en dit, nous irons jeter des sortilèges aux petites langues de vipères qui sévissent dans votre petite communauté ? Je n’en ai pas l’air comme ça, mais je laisse rarement passer les médisances sur notre famille.

Et si tu n’avais pas encore eu vent de l’horreur que pouvait être mon courroux… patience, ce n’était qu’une question de temps.

Ce petit sourire ne m’échappa point, cher neveu. C’était toutefois singulier de ne pas savoir se comporter face à la bienveillance. Tu n’y étais tellement pas habitué que tu ne savais plus quoi faire, quoi dire.



Mais je fus toutefois satisfaite de t’entendre rire un peu. Celui-ci ne sonnait pas faux à mes oreilles ; pas une mélodie discordante, mais un véritable baume pour mes oreilles. Peut-être même un brin d’ego satisfait, car j’aimais toujours lorsqu’on riait à mes plaisanteries. Rares étaient les occasions où je pouvais étaler mon humour au ministère… avec mon statut, on prenait souvent mes propos au premier degré.

Toi tu étais assez malin pour comprendre et prendre le train en marche. Ce fut d’autant plus gratifiant alors que tu n’avais visiblement pas le cœur à rire. J’en ignorais presque cette petite maladresse dont tu faisais preuve alors que tu doutais de ma créativité. Point de surprise cependant, notre famille était réputée pour son austérité. Et toi, tu ne savais pas encore à quel point j’étais différente de ton père. C’était une chose de te le dire… une autre de te voir le constater.

Mais cela viendra.
— Tu n’es pas au bout de tes surprises dans ce cas. Tu auras bientôt pléthore d’opportunités d’être médusé de nouveau par ce que tu découvriras sur moi. Mais je ne veux pas brusquer les choses. D’autant plus que je ne suis pas venue pour te faire mes louanges.

Te tenir compagnie en revanche, comme tu l’avais suggéré, ça je pouvais le faire ; c’était même le motif de ma présence ici ; raison pour laquelle j’acquiesçai alors que tu avais émis cette proposition. Puis très vite tu me demandas de lever les voiles. Sans doute que rester ici encore plus longtemps ne faisait que t’inviter à ruminer ton échec. Ça je pouvais le comprendre ; tu avais besoin de quitter l’arène pour y revenir de nouveau l’humeur conquérante.

D’un signe de tête discret, mais ferme, je t’invitai à me suivre. Puis je proposai d’une voix de velours :

— Non merci en effet. Je ne tiens pas à me mélanger avec tes… acolytes. Je n’ai fondamentalement rien contre eux, mais je ne serais pas contre un peu de quiétude. Après le brouhaha, il n’y a rien de mieux que l’accalmie. Autour de quelque chose à boire et à manger. Se remplir l’estomac… il n’y’a rien de mieux pour faire passer la pilule. Léger rire mutin avant de te demander : un endroit en particulier que tu apprécies ? Je m’accommoderai ne t’en fais pas.

Mieux encore, tu ne te doutais pas des lieux que je pouvais fréquenter quand mon humeur s’y prêtait. C’était encore tôt pour te le montrer, mais ça viendra.

Certes, les circonstances actuelles faisaient que ma présence était nécessaire. Cependant mon cher Izar, les événements récents n’avaient fait que précipiter mon retour. Ma décision était prise depuis quelques mois déjà.



Si j’étais ici, c’était aussi et surtout parce que je le voulais. Parce que j’en avais assez de n’être qu’une silhouette lointaine pour vous ; que je me sentais toujours aussi coupable de vous avoir laissé entre les griffes acérées de vos géniteurs ! Canopus était un fléau… et malgré mon amour pour lui, je ne pouvais plus le laisser continuer.

Il était peut-être trop tard, son emprise sur vous était peut-être bien trop importante pour que je puisse vous en extirper. Mais le temps où je regardais tout cela se produire de loin était révolu. Ainsi, pendant que toi tu cherchais une explication rationnelle à ma présence, tu ne prenais en compte que ce que tu savais de moi… autrement dit, rien. Et cela non plus ne pouvait plus durer.

— Pas d’objection, le chemin de traverse me convient parfaitement. Suis-moi, étant donné les circonstances, je vais te faire une petite fleur et t’inviter.

Clin d’œil discret que je t’adressai alors que je t’entraînai d’une main douce, mais ferme dans le dos. Lorsque nous arrivâmes, nous fûmes accueillis par une serveuse qui semblait m’avoir reconnu. La preuve étant, elle m’appela par mon nom en plus de m’offrir une petite courbette. Un sourire poli plus tard, elle nous emmena dans un coin isolé du restaurant.

Toi de ton côté, tu avais l’occasion de constater que les regards se tournaient souvent vers nous ; plus particulièrement sur moi. Pour pleins de raisons envisageables… je te laissais choisir laquelle t’irais le mieux. Ce ne fut qu’une fois installée que je repris la parole, toujours avec douceur, comme si je voulais te cajoler :

— Ah, j’oubliais. Par pitié, cesse de me vouvoyer. Au ministère je pourrai le comprendre, pour préserver les apparences… mais n’oublie pas que je suis ta tante, pas ta supérieure. Je ne vais pas te manger, exprime-toi librement et sans crainte. Tant que tu es près de moi… rien de fâcheux ne pourra t’arriver.

En tout cas… pas tant que tu te comportais de la bonne façon. Mais cette manie que vous aviez tous de me parler comme si j’étais une étran… ah, mais j’oubliais. Oui, pour vous, même si j’étais de votre famille, je n’étais encore qu’une étrangère.

Alors il fallait briser la glace et apprendre à se connaître. Qu’enfin vous ayez de bonnes surprises sur quelqu’un portant le même nom que vous.

— J’ai une faim de loup, pas toi ?

Sous-entendu, pas question de te retenir parce que j’invitais. En espérant que tu compris mon allusion.

Très vite la mine maussade laissa sa place aux sourires, aux rires. Sans doute que cela te faisait du bien en plus de chambouler tes habitudes. Tu avais devant toi une personne à la vision bien plus ouverte que la version étriquée de ton géniteur.


En plus d’être nouveau, c’était agréable non ? Je n’eus même pas besoin de te poser la question, ça se lisait sur ton visage. J’eus moi-même une pensée relativement chagrine alors que je constatai que jusqu’à présent tu fus le seul membre de la famille à m’adresser un sourire ; qu’il fut sincère ou de politesse n’avait aucune importance. Je remarquai simplement deux choses : le bien que ça me faisait et ce léger pincement au cœur de constater que cela serait bien plus difficile avec les autres ; Darya… Sage… Regulus. Quant à tes parents… je m’en contrefoutais.

Ton faible appétit, inhérent à ta défaite m’aurait attristé, mais à mesure que tu reprenais du poil de la bête, la faim ne fut que la suite logique des choses. J’en profitai même pour t’offrir ma vision de ta mésaventure :

─ J’ai eu vent de l’affaire ; pour certains c’était une cause perdue. Mais je suis certaine que tu as fait de ton mieux. Je doute que tu dois appréhender l’échec différemment de moi. Après tout… tu es le fils de ton père. Toi et moi savions ce que je voulais dire par là. Nous connaissions celui-ci.

Mais moi j’étais différente. Je n’étais pas là pour te ramener à l’évidence, raison pour laquelle je passai très vite à autre chose, surtout quand tu me demandas l’ampleur de mon appétit à moi :  

─ Entrée, plat et dessert sans doute. Comme je le disais, j’ai une faim de loup. Je ne dirai pas non à un petit vin sucré pour accompagner le tout. Une petite douceur de plus ne peut pas faire de mal. Si tu voyais ce que je voulais dire ?

Un sourire un coin que je t’offris ; puis une nouvelle œillade emplie de tendresse. Peut-être que tu te demandais encore les raisons de ma visite, ma bonté à ton égard. Peut-être que tu te demandais si ce n’était pas un piège que je te tendais. J’avais de la suite dans les idées c’était vrai. Mes actions n’étaient pas désintéressées ; elles avaient toutefois le mérite d’être sincères.  

─ Tu as déjà entendu parler de Thomas Edison, Izar ? C’est un inventeur moldu, américain. L’une de ses inventions avait demandé des milliers d’échecs avant sa réussite. Tu sais quels ont été ses mots ? « Je n’ai pas échoué, j’ai juste trouvé dix-mille solutions qui ne fonctionnaient pas. » ; ça fait réfléchir tu ne trouves pas ? La réussite est intimement liée à l’échec, sers-t’en pour apprendre, pas pour te faire du mal.

Et par pitié, si un jour tu ressentais l’envie d’écouter ton père… il fallait l’oublier. Mieux valait se donner soi-même une paire de gifles que d’écouter ses fabulations. Il oubliait souvent à quel point il était l’opposé du bon exemple.

Avais-tu seulement conscience de ce que tu avais fait de tes enfants, Canopus ? Te rendais-tu compte du ressentiment qu’ils avaient à ton égard ? Il ne m’a fallu qu’une simple conversion, des petites allusions par-ci par-là pour le constater.


Quant à toi, mon petit neveu, malgré tout tu faisais bonne figure. Mais clairement, tu aurais pu bénéficier d’une présence comme la mienne. Mon absence avait été aussi préjudiciable que je me l’étais imaginé ? J’eus déjà quelques éléments de réponses.

Mais qu’importe, c’était un sujet pour une autre fois. Ce dont tu avais besoin n’était qu’un peu de soutien, une façon différente de voir les choses, une autre perspective. Et cela faisait du bien n’est-ce pas ? Voir les choses sous un autre angle. Certes, tu avais raison, cela ne changea pas nécessairement le résultat… mais tu oubliais sans doute quelque chose d’essentiel.

Ce que je ne pus m’empêcher de te faire remarquer :
─ Tu as à la fois raison et tort. La finalité est la même… mais pas exactement. Izar, je pense que le chemin est tout aussi important que la destination. Si tu ne fais que souffrir pour atteindre ton but ; la réussite n’est que soulagement, pas une joie. Oui le résultat est important, c’est ce pour quoi on se donne corps et âme. Alors qu’on nous amenait l’entrée, je repris le verre de vin à la main : mais par pitié… ne confonds pas vivre et survivre, ce sont deux choses bien différentes.

Et ce que tu faisais actuellement s’apparentait plus à de la survie qu’autre chose. Quoi de plus étonnant, tu étais le fils de ton père… bien que tu ne lui ressemblais pas tant que ça. Merci le ciel pour cela d’ailleurs.

D’un regard malicieux, je vins trinquer avec toi. Alors que les verres s’entrechoquèrent délicatement, je m’exclamai :
─ Santé ! Allez, faisons un petit exercice. À quoi devons-nous trinquer ? Trouve-moi quelque chose de réjouissant qui te stimulera un peu. Au-delà de la nourriture parce que ça, c’est de la triche.

Et surtout, pourquoi pas oublier ton père pour le moment ? Il ne méritait pas nos pensées.  

Tu n’avais sans doute pas tort, Izar. Connaissant ton père, il valait mieux éviter de faire des vagues ; rester discret était la meilleure option. Enfin… la plus efficace, la meilleure cela restait à prouver. Notre famille, notre nom, notre héritage, tout était difficile à assumer.

Plus encore lorsqu’on était l’enfant de Canopus et Lavender. Le poids de leur présence pouvait être écrasant. Tu n’avais vraisemblablement jamais connu autre chose que ses responsabilités immenses qui pesaient sur tes épaules. Notre famille visait l’excellence, en tout point. Moi-même je ne faisais pas exception. En revanche, j’avais une définition différente de ce qu’était la réussite ; de même que le chemin pour l’atteindre.

Canopus voyait une ligne droite, je voyais une voie plus sinueuse. Nous n’avions jamais réussi à nous entendre sur bien des points. J’avais hérité du nom de mon père, certes, mais pas ses idées archaïques. Mon frère lui avait assimilé la leçon sans se l’approprier, sans en faire quelque chose d’unique. Ou alors à sa façon, tordue, comme d’habitude avec lui.

─ Je m’en doute, mais ça ne me réjouit pas, tu dois commencer à le comprendre au fur et à mesure que nous discutons. Je ne suis pas comme lui ; nous portons le même nom, mais nous avons une différente vision et notre propre manière de le faire rayonner auprès des autres.

Et même si de mon côté, il y a pléthores de choses que tu ignorais totalement à mon sujet, c’était un sujet pour un autre fois. Tu n’avais de toute façon pas besoin de le savoir, pour le moment. Lorsque nous trinquâmes et que vint cette petite remarque sur la façon dont j’avais de te voir, je ne pus m’empêcher de grimacer.

Sans doute que j’avais été maladroite dans la façon que j’avais de m’exprimer. Ce fut à mettre sur le dos de mon ignorance vis-à-vis de toi.  L’un comme l’autre, nous étions presque des étrangers malgré ce lien évident que nous partagions.

Ce fut donc à moi de rectifier le tir, après que nos verres s’entrechoquèrent :
─ Santé ! Dis-je avec enthousiasme, reprenant dans la seconde : je te demande pardon si je t’ai laissé croire que je te voyais ainsi. Izar… aussi douloureux que ce le soit pour toi comme pour moi, il y a quelque chose que nous ne pouvons pas ignorer. Je ne te connais pas et sa réciproque est aussi vraie. Je découvre les traits de ta personnalité au même rythme que toi, la mienne. Je sais que je m’y prends tard, je sais que débarquer dans vos vies ainsi doit être perturbant… mais ce qui est fait est fait. Je ne peux pas changer le passé, mais le temps où je n’étais que mirage pour vous est révolu.

Cet instant, au-delà d’un moment de tendresse, d’accalmie, était aussi une promesse que je te fis, celle de te proposer une vision alternative de celle de ton père. Une autre perspective, un point de vue aux antipodes du sien.

Pas une utopie, mais une prise de position rafraichissante. Face à l’inconnu, il y avait la peur se mélangeait souvent à l’incompréhension. Et ça, je le compris.

─ Profitons-en. Oublions ton père et notre nom un instant. N’y a-t-il pas quelque chose que tu voudrais savoir sur moi ? Parce que de mon côté, je suis curieuse d’en apprendre plus sur toi. Qu’est-ce que tu en penses, une question chacun ?

Car apprès tout, il fallait bien que je mène ma petite enquête sur toi et ta sœur. Le pouvoir de l’information, surtout dans ce monde, ne devait jamais être sous-estimé.  

L’évidente différence entre ton père et moi était flagrante. Plus le temps avançait et plus tu le comprenais. Tu avais un esprit vif, Izar. Si bien qu’en l’espace de quelques heures passées avec moi, tu savais que j’étais l’antipode de ton père.

Et pourtant, nous avions eu une éducation similaire, nous étions tous les deux les enfants d’Altaïr et de Sélène. À ce titre, tu avais le droit d’imaginer notre ressemblance. Mais non. Et cela pour une raison simple : malgré les enseignements prodigués par notre père, nous n’avions pas été privés de notre libre arbitre pour autant. Quoiqu’en regardant ton père… la question se posait.

Mais en ce qui me concernait, depuis mon plus jeune âge, malgré mon désir brûlant de rendre mon père fier, je fis mes propres choix dès que je fus en mesure de les faire. Certains avaient été judicieux, d’autres… une catastrophe.

Mais cette cascade de décisions m’avait mené à ce point précis. Là où nous en étions. La relation que j’entretenais avec toi, ta sœur, tes cousins… tout le monde. Ce qui me fit du bien, ce fut la sagesse dont tu fis preuve alors que tu semblais ne pas m’en vouloir d’avoir été absente pendant toutes ces années. Je te remerciai d’un doux sourire en concluant avec honnêteté :

─ Izar, je veux juste que tu saches une chose. Je ne me suis pas éloigné de vous parce que vous êtes les enfants de Canopus. Encore moins parce que je ne vous portais aucune affection. Il s’avère simplement que malgré les apparences… petite hésitation, facies gêné avant de reprendre : malgré les apparences, mon passé est bien plus tumultueux que vous ne le croyez. Je sais bien que ce n’est pas une excuse ; mais il y a des circonstances à prendre en compte que je ne peux te dévoiler aujourd’hui. Mais je te promets qu’un jour… vous comprendrez.

Ce fut en tout cas ce que j’espérais de tout mon cœur. Enfin, la conversation ne se porta plus sur ton père et nous pouvions profiter un peu de ce moment que nous partagions. Un repas et une conversation, un peu de normalité dont nous avions cruellement besoin après les événements récents.

Je laissais donc ta curiosité prendre le pas sur ton appréhension, me posant une question toute simple dans un premier temps. Ce qui eut le don de m’arracher un sourire amusé alors que je répondis en toute franchise :

─ Je dois t’avouer qu’à une époque, j’avais tendance à négliger ma vie privée au profit de mon travail. Mais ça fait de nombreuses années que ce n’est plus réellement le cas. L’équilibre entre les deux n’est plus précaire comme il pouvait l’être et j’oserais même dire qu’aujourd’hui, après mes accomplissements… sans me reposer sur mes lauriers, je privilégie un peu plus l’aspect privé. Non seulement je le veux ; mais il le faut. Tu dois comprendre pourquoi. Petite gorgée de vin, petite bouchée de mon plat avant de reprendre, cette fois pour demander : j’ai constaté que tu sembles aimer ton travail même si ce n’est pas toujours facile. Du coup je m’interroge, qu’est-ce que tu aimes faire en dehors ? Au-delà de partager un repas avec ta tante bien entendu.

Rire espiègle suivi d’un clin d’œil du même acabit. Nous commencions les choses en douceur… ce qui n’était pas pour nous déplaire.   

Plus qu’un véritable intérêt que tu vouais à ton travail, ça semblait presque une façon pour toi de te plonger dans un monde dans lequel tu semblais à l’aise. Parfois ça pouvait aussi être une échappatoire, ta vie privée étant ce qu’elle était.


Je n’osais imaginer ce que l’on te réservait lorsque tu étais en leur présence. Mais le fait d’avoir la paix lorsqu’on était plongé dans son job, ça je le comprenais ; ça l’avait été pour moi aussi, une sorte de refuge, de cocon. Je n’avais pas besoin de penser à autre chose que ce que j’allais faire de ma journée.

Je ne pensais à rien d’autre et parfois cela m’apaisait. J’imaginai que tu devais ressentir la même chose que moi. Aujourd’hui encore, même si tout n’était pas rose, je m’étais un peu assagi par rapport aux années antérieures à mon statut de directrice. Je pouvais me focaliser sur ce qui était vraiment important : ma famille. Et tout le reste évidemment.

À cet instant, j’étais ravie du moment que je passai avec toi. Je t’écoutais sagement alors que tu m’en disais un peu plus sur toi, t’offrant en retour un doux sourire et une œillade du même acabit.

Rebondir sur tes propos n’était pas exclut :
— Oh, voyez-vous cela ; du théâtre hein ? Intéressant. Tu en faisais à une époque, mais plus maintenant ? J’en devinai la raison, mais peut-être qu’elle n’avait rien à voir avec ce que j’imaginai. Pour en avoir la certitude, il n’y avait qu’un moyen : poser la question. Tu voudrais reprendre ?

Sans doute qu’une certaine personne ne serait pas d’accord avec cela… mais peut-être qu’un jour les choses pouvaient changer. Quant à moi, lorsqu’il me demanda ce qui pouvait me plaire, une grimace amusée se dessina d’elle-même sur mon visage, comme si je n’avais eu aucun contrôle dessus.

Pas parce que je ne voulais pas répondre ou que j’en avais honte, mais dans un sens ça me faisait bizarre d’avoir ce genre de conversation avec qui que ce fût. Triste à dire alors que je parlai avec quelqu’un de ma propre famille ; mais la vie était ainsi faite.

Une gorgée de mon vin, une bouchée de mon plat et je répondis sans ambages :
— Voyager surtout. Les esprits étriqués se contentent de leur petit cocon, leur petite bulle. C’est ainsi qu’on devient réactionnaire… et ça non merci. J’aime voir le monde de mon côté, il nous est accessible alors il faut en profiter. Il faut explorer, découvrir ce qui se fait ailleurs, s’aérer l’esprit pour relativiser sur notre mode de vie, notre quotidien, nos idées. À contrario de certains, je ne vis pas dans le passé, j’évolue au même rythme que notre monde, sans pour autant renier les traditions qui se doivent d’être honorées.

Un curieux mélange entre austérité et modernité, deux notions qui semblaient s’opposer… de mon côté je les voyais complémentaires. Il fallait savoir doser tout simplement.

— L’avantage quand on dirige un département mon garçon, c’est qu’on a plus de libertés qu’un employé lambda. Mais il ne faut pas non plus oublier ses responsabilités. L’équilibre entre les deux est complexe à trouver… aujourd’hui c’est aussi simple pour moi que de lancer un sort de lévitation.

Petit clin d’œil amusé pendant que je te laissais digérer mes paroles. Curieuse de savoir où la conversation allait nous mener ; espérant que ce n’était que la première d’une longue liste.   

Une hésitation, un « peut être » glissé du bout des lèvres presque comme ci cela t’avait échappé. Je supposai ainsi que cela n’était sans doute pas dans tes projets immédiats de reprendre ce genre d’activité. Ne voulant pas m’immiscer davantage, je n’insistai pas.

Mais bien évidemment, je gardai l’idée de t’interroger davantage une autre fois. Lorsque la confiance entre nous sera installée… si toutefois cela arriva un jour. J’avais bon espoir ; mais il ne fallait jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

La conversation suivait son fil, avec une fluidité impeccable ; à des années-lumière de ce que j’aurais pu imaginer venant de l’enfant de Canopus. La surprise n’en était que plus appréciable. Et cela me chagrinait de voir que plus nous parlions, plus le temps passait et plus nous approchions de la fin de ce moment que je passais avec toi.

Comme si déjà j’anticipais qu’il n’y en aurait pas d’autres ; alors qu’au fond, je n’en avais aucune idée. Vu comment cela se passait, je pouvais nourrir de bons espoirs de te revoir vite. Et j’imaginais que cela ne serait pas non plus pour te déplaire.

Au-delà de boire mes paroles, tu semblais envier la façon dont je voyais la vie, la façon dont que j’avais de ne pas rester coincé dans le passé malgré les épreuves que j’avais affrontées. Elles ne se comparaient pas aux tiennes, mais nous savions tous les deux que cette famille avait vécu de sombres époques… et que tout était encore complexe aujourd’hui.

Ainsi tu estimas qu’il fallait prendre exemple sur moi, ce à quoi je rétorquais avec enthousiasme :
─ J’aimerais que tu en sois capable Izar. Je pense que tu gagnerais plus à essayer d’avancer que de ruminer. Ce qui est fait est fait, tu ne pourras de toute façon pas revenir dessus. Le fait d’avancer sans se retourner ne veut pas dire qu’on n’apprend pas de ses erreurs après tout.

Mais j’imaginai que cela n’aidait pas non plus lorsqu’on te rabâchait sans cesse tes échecs comme ton géniteur en était certainement capable. Lui qui n’avait pas hésité à faire étalage de sa déception lorsque sa première enfant s’avéra être une fille. Le genre d’immondice que je ne pouvais lui pardonner. C’était tout bonnement au-dessus de mes forces.

Quand vint la question de mes regrets, puis la suivante, je pris une petite inspiration avant de répondre presque comme si je voulais ralentir le temps :

─ Des regrets et des remords, bien sûr que si. Mais je les utilise comme quelque chose qui me complète plutôt que comme quelque chose qui me fait défaut. Il faut savoir accepter que la vie ne soit pas parfaite. La vie n’a pas besoin d’être parfaite, elle a besoin d’être vécue. Sur ces sages paroles et après un doux regard que je t’adressai, je poursuivis : le meilleur endroit ? Tout dépend de ta conception du mot. Est-ce que le meilleur c’est le plus beau ? Celui où l’on s’y sent le mieux ? Celui où j’ai le mieux mangé ? Un rire amusé, te taquiner était à chaque fois plus amusant que la fois précédente : Si je devais te donner une réponse qui satisferait ces trois critères… je te dirais le sud de la France sans aucun doute. Le cadre, la brise maritime, les fruits de mer à déguster devant la mer… j’en ai des frissons rien que d’y penser ! Si tu veux quelques adresses, je pourrai t’en donner. Si tu me le demandes gentiment, je te prêterai même les clés de ma maison de vacances.

Et j’étais prête à parier que tu ne t’attendais pas à cette proposition mon petit neveu. Avais-je tort ?