Que le contexte fût différent ou pas, l’une comme l’autre, nous n’avions pas eu la chance de connaître l’amour d’une mère. J’avais perdu la mienne alors qu’elle m’avait donné naissance ; quant à la tienne… il valait peut-être mieux ne pas y penser.

Je n’objectai pas à ta réponse, je n’y vis aucun intérêt. Tu avais ta façon de voir les choses, j’avais la mienne. Mon but n’était pas de te formater. D’autant plus que tu soulevais le point le plus important d’entre tous : ta volonté de chérir ta propre descendance, tout en la protégeant de l’emprise néfaste de mon frère et son épouse. Je ne pouvais qu’acquiescer d’un faible mouvement de tête ; inutile de m’étendre sur le sujet.

Pire encore, ce n’était pas dans mon intérêt de le faire. Pas encore.
« Et ils sont nombreux que je ne supporte pas » ; rictus goguenard, discret, mais sans doute immanquable pour toi, peu de choses semblaient t’échapper.

─ Tu sais pourtant faire bonne figure même quand tu es agacée. Je te ramenai alors à notre danse au bal alors que j’étais venu vers toi dans l’anonymat le plus total. Malgré la fatigue et la contrariété, tu avais presque été irréprochable. J’avais saisi la meilleure opportunité pour passer au travers des infimes fêlures de ton armure ; voilà où nous en étions maintenant.

À partager un autre repas, dans une ambiance chaleureuse alors que tout était bien différent quelques semaines auparavant. Cela me rappelait, à juste titre, que rien n’était figé dans le temps. Rien n’était gravé dans le marbre. Nous étions tous, à des degrés différents capables de changer, d’évoluer.

De cela, notre famille en avait cruellement besoin. Le monde ne nous attendait pas, il avançait sans nous. Nous avions le choix entre stagner ou suivre la cadence. Il ne nous manquait plus qu’un sage équilibre entre innovation et tradition. Le respect du passé, l’enthousiasme vers notre avenir. Difficile d’envisager tout cela avec la disparition de mon neveu… mais il fallait rester forts, tenir le cap. Il reviendra à nous, j’en étais certaine. Je n’avais pas d’autre choix que d’y croire. Il le fallait. Pour moi, pour Sage, pour tout le monde.

Et puis tu m’extirpas soudainement de ma réflexion, répondant à mon interrogation sur notre dégustation tout en me parlant de la relation que j’entretenais avec Ema… de mon exemple que tu voulais suivre. Je répondis, ma voix s’adoucissant à mesure que mes pensées se tournèrent vers elle et notre lien :

─ Merci pour elle, pour moi. Nous sommes fières de faire plaisir à nos invités avec une gastronomie à la hauteur de nos ambitions. Pour ce qui est de ta demande… le mieux serait de demander directement à l’intéressée. Je pense qu’Ema sera plus à même de te répondre que moi. Mais je me dois d’être limpide sur un point Darya. Mes saphirs qui vinrent rencontrer l’ambre de tes iris : je ne briserai jamais la confiance qu’elle a placée en moi ; de même que je ne permettrai à personne d’endommager ce lien que nous avons. Le genre de relation que tu recherches prendra du temps, beaucoup de temps. Si Ema place sa confiance en toi pour te présenter quelqu’un… tu auras la responsabilité de l’honorer. Mais en y réfléchissant bien, peut-être que chercher du côté de la famille de ma mère ne serait pas une mauvaise idée. Très bien, j’y songerai et nous verrons cela ensemble.

Concluais-je ainsi avec calme. Une dernière bouchée pour terminer mon assiette alors que je fus fin prête à attaquer le dessert. Une pensée me vint alors à l’esprit je m’exclamai alors d’une voix perçant le silence avec fracas :

─ Ema ! Viens manger le dessert avec nous. Elle apparut dans la seconde, un regard dubitatif m’étant adressé. Je poursuivis avec malice : inutile de camoufler ta ferveur, nous savons toutes les deux que tu raffoles de ça autant que moi. L’intéressée tenta tant bien que mal de réprimer un rire amusé. Sans grand succès. J’en profitai pour glisser, toujours aussi facétieuse : d’autant plus que nous avons quelque chose à te demander. N’est-ce pas, Darya ?

Mon regard comme une promesse tacite de ne plus te prendre au dépourvu ainsi de la soirée… à voir combien de temps celle-ci pouvait tenir.

J’avais noté cette propension à offrir cette attitude de façade pour tempérer tes colères et tes joies. Lorsqu’on discutait avec toi, tu semblais toujours d’humeur égale, comme si rien ne pouvait t’atteindre. Pour obtenir quelque chose de spontané, il fallait t’y pousser.

J’avais observé ce phénomène à plusieurs reprises, l’occurrence la plus frappante ayant été celle du bal. Pour obtenir quelque chose de toi, il fallait te pousser dans tes retranchements. J’avais même parfois l’impression qu’il fallait encore aller bien plus loin. Tu avais vraisemblablement appris à te contrôler, pensant sans doute que chaque situation devait être maitrisée.

Mais ma chère nièce, il y avait une différence abyssale entre le fait de ne pas détenir l’emprise totale d’une situation et de la subir. La nuance entre domination et soumission était si fine qu’elle paraissait parfois invisible. Il m’a fallu des années avant de comprendre que battre en retraite, faire un pas de côté n’étaient en rien similaire à l’abandon.

Et ça un jour, tu le feras aussi bien que moi. J’en étais certaine.
En parlant de spontanéité… te voilà prise au piège.

Tu ne t’attendis pas à cela pas vrai ? Qu’Ema vint nous rejoindre, qu’elle profita du dessert avec nous. Je dus admettre que te voir bouche bée, même l’espace de quelques secondes… ce fut pour moi un délice, si bien que je ne pus me retenir de glousser, comme une poule ; j’en eus presque honte.

Je vis le regard malicieux d’Ema sur moi, toujours dans mes combines ; toujours prête à me rendre service. Sans oublier que déguster le dessert avec nous ne pouvait que lui faire plaisir, elle qui raffolait des pâtisseries de l’hexagone au moins autant que moi.

Lorsque tu l’interrogeas, elle m’offrit d’abord un regard, puis quelques signes de ses mains, s'étonnant de la situation :

─ Elle me vouvoie… je répondis en m’exprimant de la même façon, sans dire un mot.
─ Comme moi lors de notre première rencontre, ça me rend nostalgique tout cela. Nous vîmes alors l’elfe pouffer de rire comme une gamine pour finalement conclure avant de te répondre :
─ Je suis dévouée à Louise, j’essaye de l’aider du mieux que je peux. Je suis reconnaissante envers elle pour m’avoir aidée lorsque j’en avais le plus besoin. Alors pour lui faire plaisir, oui, nous cuisinons ensemble. La gastronomie française est la meilleure au monde et c’est une fierté pour moi que d’instruire une sorcière de son statut, même sur un sujet comme celui-ci.
─ Ema est un véritable cordon-bleu. Et je dois admettre que j’ai pris un malin plaisir à la soutirer de ses maitres tortionnaires. Une leçon qu’ils n’oublieront pas de sitôt.
─ Je te confirme… ils n’ont pas oublié. Moi non plus je n’ai pas oublié Louise. Je n’ai pas non plus oublié que plutôt que te démener pour cet enfant, tu devrais plutôt le faire pour ta…
─ Ema ! Silence, petite peste. Ce n’est pas le moment.

Un soupir, puis une tension qui s’installa alors qu’elle me fixa d’un regard inquisiteur, pour finalement t’adresser un regard plein de malice.

─ Profitons de ce dessert, en silence. Ce que nous fîmes, alors que je jetai un regard noir à l’elfe pour son indiscrétion. Décidément… celle-ci aimait m’en faire voir de toutes les couleurs. Mes saphirs qui virent se poser sur toi, Darya, puis sur ton compagnon. Il se fait tard mon enfant, tu devrais rentrer. Merci d’être venue, nous nous reverrons bientôt.