bitter

sweet

Du coin de la table, elle observe.
Les silhouettes qui passent et s'effacent, les lumières qui dansent, éblouissent, les sourires et l'indifférence typiques des passants vaquant à leur quotidien sans se soucier du lendemain. Entre ses doigts, son stylo tourne à un rythme régulier. Sous sa main, un petit amas de papiers. L'encre, d'un noir immaculé, forme des lettres aux formes légèrement arrondies bien qu'un peu dures à discerner - courtoisie de ses études où la vitesse prime sur la lisibilité. Le contraste sur le blanc des feuilles lui inspire une familiarité confortable, après toutes ces années.

Noir, blanc.
Tout ce qu'elle est capable de distinguer.

Bien sûr, entre les deux sont des milliers de nuances de gris qu'ajourd'hui encore elle ne saurait tout à fait nommer - tout comme l'on ne saurait nommer toutes les teintes et déclinaisons d'une couleur.

Persephone navigue dans un monde d'une parfaite monochromie.
Où les lumières sont floues et aveuglantes.
Où l'obscurité lui parvient plus vite, angoissante.

Elle a perdu ses repères - ceux qu'elle lisait dans les livres de sa jeunesse, où une romance commençait par la description d'une chevelure rousse, d'un regard noisette ou océan, d'une légère peau hâlée, ou d'une coloration marquée, ou bien aussi pale que le lait. Si elle en distingue encore les contrastes, elle ne se concentre aujourd'hui plus que sur les traits du visage, sur les sonorités de la voix, sur les odeurs et la sensation de la peau au toucher. Elle ne saurait dire la couleur de vos yeux mais pourra remettre quelle matière de vêtements vous préférez porter, à quel octave votre voix vient se poser.

Pas un jour ne passe sans qu'une légère jalousie, qu'une triste mélancholie, vienne serrer son coeur aux souvenirs de sa jeunesse colorée. L'habitude ne lui a pas oublié les moments précieux qu'elle ne pourra plus vivre comme autrui.

Savourer la verdure légèrement brillante après la pluie.
Les déclinaisons de vêtements dans les magasins.
L'esthétisme des couvertures des livres qu'elle collectionne.
Le léger rose qui monte aux joues sous l'embarras.
Ou celui plus marqué des visages alcoolisés.
Les dégradés infinis du ciel qui se couche et se lève.
Les arc-en-ciels qui se perdent d'une extrémité à l'autre du monde.
Une injustice abjecte qu'elle tait autant qu'elle le peut,
Pour éviter les regards de pitié et les jugements immondes.

Bien évidemment, la révélation est bien souvent inévitable, aussi douée soit-elle pour détourner les questions et les suspicions - un lapsus, une interrogation de trop, une accommodation pour le travail, les mensonges peuvent se faire gros et se payer cher, alors parfois elle obtempère. Admet sa différence sans raconter la misère qui se cache derrière, les cauchemars qui la suivent dès que la nuit tombe.

C'est ironique, n'est-ce-pas.
Qu'elle se souvienne le mieux du jour où c'est arrivé - la lumière qui traversait les planches d'un ébène profond, abîmées, rongées par la moisissure et l'usure. Les cordes qui serraient ses poignets, d'un beige sale, irritaient sa peau encore parsemée de tâches violacées. Elle pourrait décrire ses vêtements, les tâches marrons, séchées, sur le sol. Elle pourrait vous dire avec précision que ses cheveux blonds étaient décoiffés, gras par le manque d'hygiène et la sueur de l'été. Elle vous dirait aussi que ses pupilles étaient dilatées sous l'adrénaline, la vigilance, couvrant le vert qui les entourait. Elle dirait surtout qu'elle a pu y apercevoir ce qu'était la vraie folie, que Mania s'était emprise de lui. Qu'elle n'était qu'une adolescente emportée loin de sa famille, si proche de tous et pourtant cachée du reste du monde - baladée d'abris en planque, de planque en abris, cachée des humains par un sorcier qui avait tout perdu (et dans sa chute, il comptait lui couper les ailes à elle aussi). Il aurait pu lui prendre tant de choses (et pourtant) au final il lui a tant donné - les cauchemars, cette peur insatiable du noir, des ténèbres qui l'ont embrassée, et l'on pourrait dire qu'il lui a pris ses couleurs, aussi - mais il lui a donné (c'est lui qui l'a dit; qui l'a murmuré en caressant sur ses joues les larmes qui roulaient, fixant la peur dans ses yeux d'un air paternel inapproprié) il lui a donné quelque chose dont elle ne se séparera jamais.

Elle pourrait, mais ne dira rien.
Se mutinera dans un sourire mécanique, l'air de dire que tout va bien.
Qu'il n'y a pas de tristesse dans ce monde gris qui est le sien.
Qu'on se fait au fait de vivre avec une constante de nuages,
Que c'est presque un soulagement,
Une récompense, une bénédiction, voire même un accomplissement,
Un soupire pour son coeur mutilé
Du moment qu'elle ne revoit plus l'orage
Qui l'a emportée un été.