« Croyance, mon ange. Que t’est-il encore arrivé ? » Sous la pluie fine qui fait fondre mai je m’avance, apportant mon parapluie pour le protéger trop tardivement. Ses épaules affaissées, ses yeux noyés de peine, sa peau qui accueille quelques ruisseaux d’eau descendus des nuages, et tout le désespoir déposé sur lui telle de la poussière d’étoile. Si la vie s’amuse à me faire aimer ce que je ne peux pas avoir, je suis sûre que Croyance est le fruit de son jeu. Mais comment lui en vouloir ?

Faisant entrer mon garçon perdu, je dépose mon cartable, m’empresse d’apporter pour son dos battu par les gouttes, une serviette puis un plaid. « Assis toi, je m’en occupe. » Frictionnant avec douceur le tissu sur ses cheveux d’ange, je laisse transparaître malgré l’inquiétude la chaleur d’un sourire qui se veut réconfortant. « Tu as mangé ? » La serviette déposée sur ses épaules, je recoiffe les quelques mèches qui laissent encore perler l’eau sur ses joues. « Dis moi ce qui te ferait envie. »

Qu’importe le plat, qu’importe la volonté. Croyance pourrait me demander le silence, l’abandon, le réconfort, la haine. J’édulcolore le monde à volonté, je transforme les claques en caresses, les insultes en mots d’amour… Alors jamais il n’aura plus à craindre les Hommes et leurs débordements. Jamais, plus jamais il ne pensera recevoir toute la misère du monde. Quand je te touche Croyance je le jure : je dépose la paix et l’amour,

oui, je dépose ce que l’on te refuse, et si ça pique au début, c’est que tes plaies doucement se pansent.

Son ton est glacial. Comme un pleur silencieux figé dans un cristal givré. Alors je le crois, quand il me dit qu’on lui a dérobé le soleil… Parce que de sa peau blafarde et de ses cheveux blancs c’est bien vrai que seul un sourire saurait réchauffer son âme ; et pourtant Croyance ne souriait pas.

Dans ses yeux mélancoliques où d’ordinaire se noie la tristesse, aujourd’hui j’y décèle plus de profondeur encore… On aurait presque peur de plonger dans son reflet.

A l’écoute de son cœur qui saigne des mots ardents, je ne pars pas ; le repas attendra. Il me parle d’un homme capable du meilleur comme du pire, sûrement du même depuis toujours. Je saisis ses mains crispées, essayant de glisser mes doigts fins entre ses phalanges… Trouver la paume pour la caresser, apaiser. Sans lire dans les lignes de celle ci, de toute façon ce n’était pas si dur de deviner,
que jamais sa vie ne serait sans embûche.


« Tu parles d’Alexander…? » ce diable qui le tourmente, dont le prénom effleure mes oreilles à chaque fois que l’on évoque un malheur. J’aimerai le serrer contre moi, assez fort pour que la douleur ne disparaisse, suffisamment longtemps pour qu’il s’y endorme… Jusqu’à ce que mon amour n’apaise ses tortures. Mais même dans une cage aussi douce j’ai bien conscience que ses jambes ne finiraient que par courir pour le retrouver.

Croyance est l’incarnation même de la fatalité.

« Tu évoques la haine mais tu es incapable de la séparer de ta passion… Ce que tu subis, j’en rêve. Mais tu le portes telle une malédiction… Et j’aimerai te guérir de ce maux mais rien ni personne ne sait comment soigner l’amour. »

Mes yeux peinés pour lui ne cherchent qu’à lui montrer que dans le destin même chaotique subsiste un éclat de lumière — mais cet Alexander n’est pas la bonne source.

« Si tu ne peux t’empêcher de graviter autour de lui, tu dois trouver une autre étoile. Une âme différente, elle est peut-être déjà près de toi… » Mon corps alors se laisse tomber, je laisse alors ma joue se reposer sur le dossier du canapé sans le quitter du regard. « Tu sais que Kepler 16 b est une planète possédant deux soleils ? » Je souris, ma voix dansant dans les aiguës se veut aussi réconfortante que celle d'une mère. « Je me demande quand tu oseras enfin t’ouvrir à un autre astre. »

Serre, Croyance, serre ces douces mains que toujours je t’offrirai. Tu pourras y planter tes griffes, y trouver ma chaleur, sentir ma peau comme une présence ou simplement t’y appuyer pour ne plus jamais tomber… Serre, Croyance. Je ne lâcherai jamais.

J’écoute, attentive, un peu tracassée de bien comprendre ses tristes mots mais d’être maladroite avec les miens. S’il a toujours su décrire ses émotions avec la précision d’un cœur qui asphyxie, moi quelquefois je ne suis qu’une étoile simplement trop lointaine. Il suffirait peut-être de dire oublie-le, mais je sais.

C’est toujours plus facile à dire qu’à faire.

« Si violent, c’est pour ça que j’aime aimer… »

Parole échappée dans un soupir, je me suis perdue une seconde dans ses yeux tristes. Toute la douleur… Toute ta douleur. J’aimerai égoïstement la ressentir. Mais je crois que j’ai pris l’habitude… De perdre.

Je plie les jambes, les ramène sur le canapé, contre moi. Ici c’est notre cocon, face à lui j’ai l’impression que dans le monde ce soir il n’y a plus que nous.

J'inspire profondément, m’apprête à peut être fissurer son coeur, sinon à réparer ses espoirs.

« Merci mon ange.
Tu n’es pas un oiseau, tu sais ? Tu es un monde. Tu es une diversité d'émotions, où règne l’amour. Alexander ne peut pas arracher tes ailes… Il y a en toi des corbeaux, des hirondelles, des cygnes… Il y a aussi des loups. Et des fleurs. Un ciel gorgé d’étoiles, bien plus sombres que les nôtres… Les nuits y sont d’ailleurs sûrement plus longues que les jours. Tu aimeras, Croyance. Différemment. Quelqu’un qui voudra découvrir ton monde. »

Mon sourire rempli de chaleur je l’offre au jeune garçon qui grelotte dans les terreurs de sa solitude amoureuse.

« Il faut juste que tu prennes conscience qu’il n’y a pas qu’une colombe en cage, en toi. Aimer, c’est merveilleux, j’en suis convaincue. Mais ne laisse pas ça étouffer le reste de tes émotions. Cri. Hurle. Pleure. Tape. Explose Croyance. »

Laisse vivre l’arc-en-ciel. Je sais qu’il y a bien des couleurs que tu n’oses pas répandre. Je serre cette petite main abîmée par la vie dans mes deux paumes, priant en silence pour la liberté.

Et dieu que c’est confortable, d’être à tes côtés, pour panser tes plaies. Je les vois s’infecter d’un amour assassin et tu ne parviens même pas à ressentir la douleur comme un danger, comment pourrais-tu donc t’en protéger ?

Quand je crois apercevoir un sourire j’ose y répondre avec la même intensité, entre l’invisible et la mélancolie qui nous tire vers l’absence d’émotion. Que devrions-nous en dire ?

Si des je t’aime pouvaient guérir nos tourments. Le sien, ce soir, m’aurait ôté la peur, le doute, et l’angoisse.

Alors que je n’aurai jamais pu l’apaiser, moi, d’un quelconque amour. Quand il me décrit son triste sort, avant que les larmes ne le noient ; j’en ai le souffle coupé. J’ignore quels sont les mots qui apaisent, ceux qui sèchent des peines si abondantes. Je ne saurais trouver de pansement assez grand pour couvrir cette brèche immense qui le rend si vulnérable, pauvre enfant.

Je suis moi-même incapable de le protéger.

« Croyance, Croyance, Croyance… »

Mon corps happé par l’appel du don, je glisse vers lui pour le couver dans mes bras, tenant sa tête sur mon épaule. Quelques caresses qui ne sauront calmer aucune douleur et je le serre à nouveau, poussée par l’envie inexplicable d’étouffer son chagrin.

« Maudit d’amour c’est une belle malédiction mon ange… » Ca donne au cœur une raison de battre, ça donne à l’esprit un joli visage à penser. Ca torture les veines ça bouche les artères, ça rend fou la tête mais, alors, malgré toutes ces douleurs, on sent son coeur battre. « Je crois qu’il y a des gens que l’on aime toute une vie sans jamais se lasser. Alors malgré ça, on en aime d’autres, différemment. On s’entiche d’une âme, on croit qu’après un au revoir la douleur est si immense qu’elle nous tue et puis soudainement on se pense capable d’aimer ailleurs, à nouveau. Et c’est le cas, mon ange, c’est le cas : tu aimeras à nouveau. Ce sera différent, moins passionnel, plus ennuyant. Ca ressemblera à un bouquet de fleurs, oublié dans son vase pour quelques jours… » Alors les larmes me viennent à moi aussi, parce qu’en parlant pour lui je m’entends finalement parler pour moi. « Tu te rendras compte que le premier amour sera toujours plus merveilleux que les suivants, qu’aucune paume ne réchauffera ta peau comme la sienne, qu’aucun regard ne t’apaisera autant que le sien, qu’aucun baiser ne te fera fondre comme les siens… » Dénuée de pudeur je m’accroche à son dos, crispée de peur qu’à nouveau tout m’échappe. « Tu réalises que tu n’as été créé que pour lui plaire. » Et qu’aucun autre homme sur cette terre ne saurait me rendre plus amoureuse. « Aah… » Dans un soupire exténué, je le relâche, essuie les rivières qui s’écoulent sur mes joues. Dieu que nous sommes blessés Croyance, blessés d’aimer. Mes mains sur ses joues, je cherche par mes yeux larmoyants à trouver un peu de réconfort dans son âme, priant pour qu’il y trouve un peu de ça chez moi aussi. « Je suis désolée mon ange. Je réalise enfin la profondeur de ce que tu me dis. Mais nous sommes vivants… » Mes pouces chassent alors ses larmes à lui aussi, et je m’efforce à sourire. « Tu es comme un nouveau né qui s'époumone à nouveau. Alors il faut chérir cet amour dont la flamme survivra au temps, pour qu’elle puisse donner valeur aux autres que tu aimeras. Tu comprends ? » Ma lèvre mordue, je signe oui de la tête, pour que le courage nous revienne. « J’ai si hâte de rencontrer ton prochain amour. Si hâte que tu délaisses ce brasier que tu as pour cet Alexander pour donner un peu de chaleur à cette autre âme, qui te fera voir une nouvelle flamme. »

« Si hâte que tu me montres comment aimer à nouveau. »

Quand bien même je ne l’abandonnerai jamais.

Plus il le décrit plus je comprends qu’aimer est un pansement qui ne brûle pas même sur l’acide. Et des pansements nous pouvons en déposer sur cent plaies, mais aussi sur cents Hommes.

« Oui, je le crois. »

En aimer un pour sa passion, en aimer un autre pour son confort. Dire je t’aime pour la fougue, pour la patience, pour l’amusement, pour la candeur. Aimer si différemment chaque cœur comme une éloge au renouveau.

Puis il faut parler de moi, passer la pommade sur ses maux en partageant les miens, car même dans le froid de l’amour incompris nos deux âmes trouvent toujours un réconfort à se moquer de leurs torts. Alors je m'exécute, car toujours sincère je ne laisserai crever derrière moi que les mirages, tandis que pousseront à jamais les vestiges de ma vie ; qu’ils en donnent de jolies bouquets sinon de mauvaises herbes.

« Moi… » Et son corps s’abandonne, son esprit se repose, ses yeux preferent le noir de l’imagination à l’air pensif de mes traits fins. J'entrouvre les lèvres, crois pouvoir libérer de ma gorge ce nœud qui me rend si fragile. Mais un peu coincé il me faut d’abord songer une seconde à mes mots, avant de pouvoir les aligner proprement ; « Il y a un homme, que j’aime, je crois, depuis toujours. Il n’appartient à personne d’autre que lui-même, et son cœur ne bat que pour ses passions toujours très sincères. Souvent, j’ai plaisir à croire qu’il s’entiche de ma personne. Que je suis capable de le fasciner. Tout est inlassablement spontané, quand nos regards se croisent. J’ai cru que mon envie pour lui n’était que trop banale, alors, je pense aimer ailleurs. Savoir quel est l’amour que je préfère. Le sobre, le fou, le docile, l’indomptable… Mais, je te l’avoue. Je ne peux m’empêcher qu’il est le seul amour qu’il me faille. Mais je m’aventure vers bien des rencontres, tu sais ? J’aime découvrir, j’aime me comprendre. J’aime le frisson que ma peau trahit quand un homme effleure ma main. Être désirée c’est le plus beau des leurres ; alors tous les je t’aime deviennent meilleurs. C’est quand l’extasie s’envole, épuisée, que je me rends compte après coup qu’elle ne me quitte jamais quand je suis avec Ephraïm. Alors, si c’est ça aimer, je crois que le destin me récompense pour bien des épreuves. »

Une main maternelle pour caresser les cheveux qui cache son front, je récite la poésie de mon coeur comme une déclaration au sourd qui me fuit, me conforte dans cette chaleur qui n’existe que quand il s’agit de cet idiot là, à l’ouïe voilé. A parler d’amour tout en profitant de la candeur de plus jeune, j’envie et je désir, plus que de raison. Je crois qu'au-delà des bras de quelqu’un j’ai besoin d'offrir les miens.

« Mais tout ça est si complexe. Alors que je sais, pour sûre, à quel point j'aimerais mon enfant si la nature m’en offrait un. Je suis une mère en attente, tu sais, Croyance ? Je porte un enfant qui n’existe pas, et ce vide en moi me détruit plus que celui de ne pas avoir de mari. Une mère en deuil cause bien plus de peine qu’une femme seule. As tu déjà pensé à une vie avec des enfants ? »