Se sont tassés les évènements joyeux, et avec ces fêtes de bonheur que j’ai laissé derrière moi j’ai aussi perdu mon énergie. Toute l’excitation de voir le manoir se revêtir de ses plus beaux bouquets, et de ses lumières vives… Finalement sans ces fioritures le bois vieilli est un peu terne, l’absence de vie, morose. Tout est mort, dans ces lieux aussi grands. Si seulement j’avais un époux, et des enfants.

Ce matin j’ai continué de m’occuper de l’étage — il y a tant de pièces à rénover, voilà qui m’occupe assez pour ne pas penser à ces désirs qui me parasitent autant qu’ils ne me tiennent en vie. Quand sonne quatorze heures l’horloge du grand salon, je dépose les outils, range ma baguette sur son socle. Ma tête tourne assez pour me rappeler mes dernières valses, voilà qui me rassure. Raspoutine ne se déplace pas pour rien.

Sur les murmures d’une chanson qui chasse le silence je pars me préparer, jolie Wednesday, toujours le teint frais quand bien même il peut paraître pâle… Un dernier coup d'œil au miroir et le diagnostic me semble sans appel.

Transplanant d’un pays à l’autre je retrouve mon appartement Londonien, plus propre que la demeure que j’ai copiée sur celle de mon enfance. Je sors de mon cartable quelques affaires, prends plaisir à saluer mon chat et mes serpents. Les voilà, mes enfants… Ici c’est tellement plus vivant.

La maison sonne. Mon cœur alors se gorge de bonheur alors que je délaisse la fourrure ébène de Salem. Je viens enfin lui ouvrir, ne lui offrant pas une seconde pour m’admirer non car je tends déjà mes bras pour venir le tenir contre moi. Je le sais. Mes embrassades même non désirées sont si légères, semblables à une brise de vent — comment pourrait on m’échapper ? Si grand, dans mes bras frêles… J’inspire pour profiter de ce contact, mais ce n’est pas le genre de chaleur qui fait palpiter mon cœur. Je le relâche, l’invitant à suivre mes pas. Nous rejoignons le salon.

« Asenov, comment vas-tu ? Je suis si contente de t’avoir à la maison. Désolée de ne pas m’être déplacée. Mais... C’est toi ou rien… C’est toi ou rien. Je reviens, installe toi. »

Je lui présente le sofa avant de m’absenter un instant, nous apportant deux tasses de café. C'est toi ou rien. C'est toi : les autres ne m'inspirent pas confiance. C'est Asenov je ne sais pas pourquoi mais c'est lui le médecin qu'il me faut. Plus tard : je comprendrai. Le destin ne se trompe jamais.

« Heureusement tu aimes mes caprices, comme j’aime tes mains. Mon tendre tu es sûr que tu n’as rien à me dire ? »

Les tasses sur la table basse, nos deux âmes côte à côte. Je me penche sur sa personne, une main sur sa joue. Ses rides veulent marquer son histoire, mais pas le temps… Je le vois dans chaque grain de sa peau ; tu gardes en cage bien des tourments, Raspoutine. Pas vrai ?

« Tu ne peux rien me cacher… Mais je peux choisir de te laisser avoir des secrets. »

D’une attitude maternelle qui me vaut toutes les délégations du monde, j’ai je sais, trop d’aisance à m’approcher des sauvages. Mais sans craintes des morsures j’ai surtout l’envie trop gourmande d’offrir ce que l’on m’a trop peu offert,

amour et protection.

Éclat de rire précieux, les yeux débordants d’étoile. Quelque soit la parole d’Asenov il y a toujours dissimulé dans un mot ou deux comme un truc qui sait piquer mon cœur ; entre douleur et bonheur.

Corrigée pour mon manque de familiarité, je reprends une posture droite qui nous distance. Je croise mes jambes, saisis ma tasse de café sans m’en abreuver.

« Raspoutine, Asenov… Tu sais ni l’un ni l’autre ne veulent dire grand chose… Je sais de quoi je parle. » Milieu de semaine, un jour auquel on pense à peine. Je sirote une gorgée, sourit alors qu’il pointe sans attendre ce détail extraordinaire qui sans s’en doutait ni lie tous les deux. Pour moi il n'existe qu'un Asenov, qu'un Raspoutine ; et les autres ne seraient que des illusions.

« C’est toujours un peu déstabilisant, de te voir, tu te doutes ? Tu mets toujours le doigt sur le secret qui hurle en moi. Personne ne l’entend, mais toi, tu sais l’écouter… »

J’inspire, mord ma lèvre inférieure, laissant mon regard d’ordinaire ô si fier se perdre dans cette pièce comme si ici rien ne m’appartenait vraiment. A chaque fois que l’idée chatouille ma conscience, il y a cette sensation peu sympathique qui s’amuse à me faire croire que, quoi qu’il advienne : rien n’est acquis.

« J’ai des projets. Quoi que la vie me réserve, quoi que l’avenir me donne, il y a en moi cette envie dévoratrice et dominante… J’ai envie, d’amour, tu sais. D’aimer quelqu’un. Corps et âme. Mais je n’ai jamais été sûre qu’on me l’autorise. En revanche seule ou à deux je me suis toujours vue avec un enfant. » Une pause ponctuée d’un semblant de rire gêné ; comme si le dire à voix haute c’était cafter à la vie qu’elle avait quelque chose dont me priver. « Mais… J’ai le sentiment que… » J’y arrive pas. Les mots se sont écoulés si aisément grâce à sa compagnie si douce, je n'ai pas remarqué que ma conscience doucement venait à réaliser que ce désir n'est qu'une chimère... Alors je n'ai pas envie de mettre des mots sur cette bile qui me tiraille. Cette sensation abstraite qui n’a aucune raison d’exister, cet avenir même pas écrit. Et si je ne parviens pas à donner un souffle à ma voix, mon visage répond alors pour moi : non. De droite à gauche, d’un mouvement lent, tandis que mon épaule droite se hausse. Un mot de plus sur ces maux et les larmes chasseraient les étoiles. Toutefois un sourire un peu brisé me protège de cette noyade de tristesse, alors, simplement on peut lire la déception au creux de mes lèvres. « A l’instant t, je m’inquiète juste pour mon anémie. L’obstétrique… Ca peut attendre. Je veux être en parfaite santé avant de te demander le cadeau le plus merveilleux du monde. Mais j’ai besoin que ce soit toi, Raspoutine. C’est comme ça. »

C’est ce que le destin m’a dicté.

Dans ce cocon créé de toute pièce, entre ces murs que je crois impossibles à briser, parmi les décorations qui insufflent douceur et bonheur, sur ce canapé douillet où j’imagine accueillir mon corps de femme enceinte… J’ai falsifié consciencieusement tout ce quotidien qui me borde dans l’unique et capricieux désir d’avoir la vie dont j’ai toujours rêvé.

Retaper ma maison pour la peaufiner selon mon rêve, me parer de chapeau pour sublimer ma nature, séduire et séduire sans jamais s’arrêter pour toujours s’entendre être aimée… Jusqu’à laisser la nuit couvrir ces journées superficielles pour me rappeler l’évidence que je ne peux maquiller dans l’ombre :

ma solitude.

C’est pour cela que je parle à outrance, me livrant à cet homme tenu par les cordes de la médecine. Et le voilà qui me délivre à son tour le secret le moins bien gardé de notre univers. Aimer ça ne se provoque pas. Aimer ça survient, ça surprend. Je souris, heureuse que l’on sache que manipuler ne façonne pas le réel. Lui aussi a bien conscience que l’on peut bien tout faire selon nos envies ; finalement le cœur ne peut se duper plus que de raison.

J’appose une main sur l’une des siennes, délivrant un rire candide ; c’est si plaisant de l’entendre rebondir sur quelque chose de plus léger que mes peurs.

« Et pourtant tu sais même désespérée j’ai juré de ne jamais m’essayer à ça ! »

Non, je préfère attendre que les étoiles se décident pour moi, malgré ma passion pour la magie. Le destin a meilleur goût ; j’en suis convaincue.

« Merci mille fois Raspoutine. » je romps le contact, m’abreuve d’un peu de café. Il m’a suffit de l’écouter prononcer quelques mots pour que j’en oublie les larmes qui me menaçaient de faire s’effondrer mon bonheur. C’est une vérité belle et bien merveilleuse, que de s’entourer pour chasser le chagrin. « Et que te dis ton cœur, tes yeux ? Tu me vois bien portante avec ma fille, ou, mon fils ? »

Mais n’est jamais loin le doute et le réconfort.

« J’ai hâte de te montrer comme le destin saura te contredire. Ou bien rendre hommage à tes prémonitions ! Je t’aime tellement, quoi qu’il en soit… Je suis heureuse que tu acceptes de m’accompagner dans cette aventure. C’est effrayant de se lancer à l’aveugle. Mais je sais que tu seras mes yeux. »

Le rappel à la méfiance, les paroles abreuvant le doute. Dans ses mots j’y entend comme une prédiction que mon coeur se refuse à accepter. C’est tout à fait moi, après tout : vouloir contredire le liseur d’avenir en lui prouvant que le mien avait déjà été tout tracé, et qu’aucun émoi de ma part n’était lié au hasard, ni même, peut-être bien, à ma volonté propre.

Par sa parole il invoqua dans mon esprit le visage d’un homme, d’un seul, et sans m’en rendre compte dans un micro mouvement ma tête lui fait non. Si l’avenir me donne Ephraïm c’est qu’il m’était destiné. Si je ne pense qu’à lui dans les bras de Mads, si je n’espère que le voir quand sonne l’interphone, si je ne rêvais que de lui dans le lit d’un autre homme,

Ce n’était pas pour me torturer après toutes ces années.

« Tu es si sérieux. » Un chuchotement timide, pour ne pas que nous continuions dans cette lancée. Heureusement le voilà passé à un jeu, et j’en soupire presque de soulagement.

Bien attentive je termine mon café, pose mes avant-bras sur mes cuisses en scrutant ses mains puis ses yeux.

« Tu me penses folle quand je te dis que le destin a façonné mon chemin depuis des millions d’années mais tu veux faire confiance à des jetons ? » Ironie palpable pourtant je le jure, tout ça ce n’est que de l’humour entre nous. Ses convictions valent autant que les miennes. Mais seules les miennes fonctionnent pour moi. « Mais pourquoi pas. Comment faut-il demander, alors ? C’est toi qui le fait ? C’est ma voix qui donne le ton ? » je toussote une seconde. « Je veux savoir si je vais me marier cette année. » Car si c’est oui

je sais avec qui,
je sais pourquoi,
je sais comment,

mais j’ignore
tout ce que, dans le noir, les étoiles
n’ont jamais pu éclairer.

aurions nous un enfant ?

Tombent les dires qu’une entité lui révèlent, mais dont je ne reconnais l’existence. Raspoutine sans la moindre prétention me fait croire qu’il peut lire entre les lignes de mon avenir, pourtant je suis persuadée être la seule à détenir le livre de ma vie.

Alors pourquoi malgré ça, j’ai besoin de creuser son interprétation, au détriment de mes convictions ? Les yeux rivés sur les boutons, il est rare que mon regard se détache de ses mains pour trouver ses yeux. Ils sont profonds et sérieux ; ils me font, à cet instant particulier, peur. peur de me noyer dans les méandres d’inactions, de possibilités éphémères, d’utopies dysmorphiques.

C’est la crainte toute bête que ma version ne concorde pas avec la sienne.

J'interprète alors les piles et les faces selon les règles de son hasard, attend l’interprétation de sa voix. Une bonne nouvelle qui résonne dans la pièce, et ma main caresse mon abdomen.

Puis il me demande : quand. J’ose un regard, alors qu’il me met en garde. Et, précipitée, je saisis ses mains avant qu’il ne joue encore avec ses boutons. « Non. » J’ai déjà la réponse que j’attendais. La confirmation que son avenir veut bien du mien. Je vais me marier ; il existe bien une âme ici capable de m’aimer assez pour me léguer sa vie.

J’inspire tout le bonheur du monde, souris pour lui offrir à ma façon. « Je ne pensais pas que ce serait aussi effrayant… J’ai toujours remis en doute ta clairvoyance et maintenant que je m’y confronte, je la crains. C’est que je l’accepte, n’est-ce pas ? Ta drôle de clairvoyance. Des questions capables de torturer mille cœurs et pourtant c’est à toi qu’on accepte de livrer des réponses…  » Mes paupières s’abaissent, accompagnent mon regard sur ses mains. « J’ai beau préféré mon destin, j'ai peur que tu interfères. » Un sourire, tendre : celui de l’enfant coupable dont les doigts sont brûlés. « Je suis désolée Raspoutine, je crois que malgré toute ma volonté ; je n’ai pas le courage. » Il y a dans le creux de mon estomac déjà trop de peurs qui me rongent, comment pourrais-je te faire face si tu t’immisces dans ma bile ?

J’abandonne mon emprise, me saisit de ma tasse. Légère, entre mes paumes je la découvre ; vide. Les signes finalement ne trompent pas.

« Parle moi de toi ! C’est assez de mes caprices. Tu es assez tendre pour toujours t’y plier mais je sais aussi que tu les acceptes pour te défiler. A ton tour Asenov. Montre moi une fissure. »