Perdue le temps d’une seconde à suivre le trajet périlleux d’une simple goutte de pluie sur une vitre de la cuisine, je ne laisse même plus le bruit des casseroles et des couverts happer mon attention. Dois-je l’évoquer ? Ce trouble qui me hante si peu qu’il me gorge de joie. Ce détail si particulier que je voudrais garder secret pour en profiter seule, intimement, dans les bras de mon amour… Et pourtant nous serions si beaux réunis sur un portrait.

Seule la voix de mon père parvient à brouiller la silhouette d’Ephraïm que j’imaginais. Comme prise sur le fait, je reprends mon travail pour que tout soit parfait — que tout lui soit parfait.

« Tant qu’il vient ce n’est pas si grave. » J’ajoute, comme pour moi-même, car je sais qu’il ne partage pas cette pensée. Le tracas qui m’incommode toutefois je le délaisse bien vite, car l’arrivée d’un frère si capricieux ne peut dépendre de ma volonté.

Venue la veille pour profiter d’un instant calme, je me suis aujourd’hui préparée pour être digne de notre étoile la plus scintillante de ce soir — robe de soie aux épaules dénudées, d’un rouge carmin, assez longue pour souligner l'élégance et à la fois pour ne pas se noyer dans l'événementiel, je m’installe à table ce jour ci et comme tous les autres quand père nous l’autorise.

« Merci, mais on s’est tous surpassés, tu sais ? Je ne pourrais citer le travail de chacun sans que le repas ne refroidisse alors laisse moi juste remercier toute la fratrie pour toi. » Un regard chaleureux pour chaque membre de la famille et je m’assure qu’en une phrase ils récupèrent la reconnaissance que j’aurai souhaité pour eux.

Si j’avais voulu rendre le repas chaleureux en servant les assiettes moi-même je n’avais pourtant pas la volonté de cracher sur notre magie ; ainsi d’un coup de baguette je m’assure que chacun trouve entre ses couverts, son entrée. Silencieuse alors (pourquoi interrompre notre père?), je me penche toutefois à Saturday, curieuse de ne reconnaître ce nom qui flotte dans l’air comme une menace. « Qui est Ciara …? » Voilà qui m’apprendra à trop me préoccuper de moi-même pour prendre le temps de m’inquiéter de la vie privée de chacun. Mais quand père interroge ma sœur après moi, je me redresse, mine de n’avoir absolument jamais été indiscrète.

Un sourire peiné à Tuesday toutefois m’arrache une tristesse au cœur. Pourquoi ce retard ? Dieu que j’aimerai pouvoir réparer ce lien que je n’ai pas brisé. Mais spectatrice je suis de leur colère silencieuse, et inutile je demeure de leur conflit.

Mes yeux sont ronds, ma voix coupée, mon souffle en suspens. C’est donc ainsi que l’on annonce à la famille des fiançailles ? A peine cette information m’accapare tout mon intérêt que des événements plus graves s'enchaînent ; et j’assiste à la fin d’un fantasme qui, je le savais pertinemment, ne pouvait exister.

Le calme n’avait plus erré entre les murs de la demeure depuis bien des années, et mon arrogance ne pourrait le forcer à s'accommoder à nous le temps d’un repas. Voilà un frère en retard costumé comme pour un carnaval, bénissant de sa bêtise le repas que je m’étais efforcée de préparer — fallait il sincèrement évoquer Rachel ? J’inspire, m’apprête à supplier Tuesday de se taire quand un fracas m’impose un sursaut. La colère se mue en peine, et l’envie d’imposer le silence qui n’avait jamais été mon droit ne devient plus qu’une action oubliée. Tout s'enchaîne si vite qu’une simple syllabe de ma part ne saurait trouver sa place dans les joutes verbales qui fusent entre les garçons. Il n’y a que Sunday pour déposer un voile de tendresse sur la peur qui frémit en moi, et j’ai bien conscience que toute sa douceur ne saurait protéger mon cœur d’éclater sous la pression que ce simple repas provoquait entre nous tous. Thursday qui tente à sa manière de désamorcer le conflit, et je me fonds dans ma chaise, une oreille attentive sur ce que Saturday pouvait bien nous raconter pour étouffer la rage qui plane sur nos têtes. Un semblant de sourire finalement vient casser la peine sur mon visage ; car j’apprécie tellement leur volonté à faire de cet instant un souvenir agréable… Quand ce sont finalement les paroles de notre père qui viennent écarter mes plaies pour laisser brûler la rancœur.

Parfaite petite fille pourquoi faut-il toujours faire pousser des roses sur ma tête si c’est pour piquer le reste de la famille avec les ronces de ses critiques ? La gloire que j’ai toujours cherché, je l’ai voulu pour être égale, légitime, peut-être même la plus dévouée. Mais pas la plus méritante.

Où sont passés les dîners familiaux rythmés sur des jeux de défis, pour que chacun puisse se défendre ? Depuis quand nos réunions devaient elles sonner mon unique gloire et l'échec des autres ?

« Pardon ? » Un brin agacé, le ton est sec, quand je fusille du regard notre très cher père. Je déglutis, laisse quelques secondes de silence de ma part apaiser la tension qui fait bouillir mon sang alors que je l’écoute chanter mes louanges. Je veux m’occuper de Friday. Comment le faire sans désobéir ? Puis-je risquer ma place de favorite ? Ne me sert elle pas bien souvent à mieux les défendre ?

Une esquisse de sourire en coin et je me lève, « Oui c’est vrai, j’en connais des tas des secrets sur les magistrats ! » lui offrant ma parole alors que je vais tirer le bras de Friday tout en l'amenant à sa chaise. « Fais un effort pour moi ? » je lui chuchote, avant de reprendre pour toujours étaler ma merveilleuse personne. « Enfin, je connais des tas de secrets, père. Des tas. » J’appuie ces deux derniers mots en soutenant son regard. Comprend mon pouvoir, papa — je veux juste que nous passions un bon dîner. Est-ce si difficile pour tout le monde de faire un effort ? « Heureusement je sais tenir ma langue. Thursday m’aide beaucoup au travail, ceci dit : c’est un juge très exemplaire. L’un des meilleurs. » Sur le chemin pour rejoindre ma place, je m’arrête derrière la chaise du patriarche, me penchant pour déposer un baiser sur sa joue. Je repars ensuite et glisse une caresse sur les épaules de Saturday et Sunday. « Et je suis sûre que nous avons tous de drôles d’anecdotes à raconter. Monday ! Pourquoi ne commences-tu pas ? » Enfin à ma place je m’assois, sortant ma baguette de ma poche pour la déposer sur la table, à côté de la fourchette. « Pour l’anniversaire de papa. » pour nous divertir du chaos.

Alors je commence mon repas. Fatiguée de ces bruits, fatiguée de ces maux qui nous parasite depuis toujours. Il est rare, je conçois, que la lassitude l'emporte face à ma détermination. Mais quand tous les dîners de famille se font plus désastreux que le précédent, c'est assez dur de faire l'impasse sur le mal qui nous ronge pour célébrer le peu qu'il nous reste.

Un frère s'en va, une soeur le suit. Ils pourraient tous s'entretuer, le vide ne saurait céder sa place a la stupeur. Je n'écoute même pas la conversation qui tente difficilement de se faire un chemin dans le chaos qui nous accompagne. Mais le repas est bon, le vin aussi. Il faut au moins souligner ce détail, puis ce que c'est le seul qui ne dépend pas de nous.

C'est dommage. Nous étions si beaux. Mais les apparences ne suffisent plus, quand on est grand.

Un léger soupire, inaudible presque, et les épaules se redressent quand je reprends une grande bouffée d'air. Mes yeux contemplent l'assiette, parfois curieuse de voir comment évolue celles des autres. Apparemment père à faim, et sa colère aussi. Mais on ne se surprend plus des émotions acerbe du paternel.

L'envie malsaine pourtant intense me cri, fond toi dans ses bras, quémande une étreinte, qu'il te tienne contre lui comme quand tu étais enfant... Qu'il te couvre d'ignorance, de naïveté, et de sa sévère bienveillance... Mais le temps a filé, emportant avec lui ces caprices d'antan. Je me contente d'un regard pour lui, d'un sourire aussi peiné que tendre. Mon père, mon amour de père. Si vous n'étiez pas le mien, vous n'auriez rien

Ainsi voilà. Bercé par le bruit des vagues qui portent la voix de la fratrie, je gave mon ventre à défaut de gaver mon coeur. Un seul détail est nécessaire pour me faire garder le dos droit, et Baron le sait. Ça a été lui, c'est encore lui, et ce sera toujours lui le maître de notre nom.