Trois coups secs à la porte et tu attends. Droit derrière la paroi de bois, tu le visualises déjà, assis élégamment sur son fauteuil usé par le temps, au milieu de son bureau. Le même où tu l'as surpris lui et elle, il y a, te semble-t-il, une éternité. Tu es tendu, Monday. Les rapports impromptus à ton père sont une tradition aussi vieille que toi, mais ce que tu as à lui annoncer aujourd'hui est quelque peu inédit.

Au son de sa voix, tu pousses la porte. Tu te présentes bien, vêtu des vêtements qu'il affectionne te voir porter. Poupée en plus de marionnette, parce qu'il n'y a que comme ça qu'il semble aimer, Baron. Ton regard balaye la pièce avant de le regarder lui, tu cherches à évaluer son humeur. S'il est sous de bons auspices peut-être comprendra-t-il ? T'y crois pas une seule seconde.

— Père.

Tu le salues en te penchant légèrement en avant, attends sagement qu'il te fasse signe d'avancer avant d'oser faire un pas.

— As-tu du temps à m'accorder ? J'aimerais t'informer de quelque chose.

Tu avances, tires une chaise avant de t'y asseoir. Tu croises les jambes, le regardes une seconde sans vraiment savoir quelle formulation le heurtera le moins. Il n'y avait probablement pas de bonne formulation quand il s'agissait de décommander Baron.

— C'est au sujet du dîner de la semaine prochaine. Je ne serais pas là, je pars quelques jours.

Et comme tu anticipes, tu précises.

— Directement après ma garde à l'hôpital, mercredi.

Jamais avant, tu n'avais manqué l'un de ses rendez-vous.

Bien. Il est d'humeur exécrable, merveilleux.

Tu tires en silence ta chaise. Depuis le temps que vies au rythme de son regard, tu as appris à traduire et capter chacun de ses signes d'irritations. Il te juge de ne pas prendre l'initiative de t'asseoir, il te juge d'attendre. Peut-être devrais-tu lui annoncer que tu as mis en enceinte une inconnue pour le chambouler. Tu as la sensation qu'importe ce que tu pourrais lui dire, la réaction sera pile celle que tu avais imaginé. Tu fermes les yeux, déclares sans attendre ton absence. L'espace d'une seconde, tu crois comprendre Tuesday et le soulagement que c'est de vivre de son désintérêt. Mais Baron, ton père, t'as beaucoup trop bien éduqué. Et comme tu t'y attendais, les remarques acerbes viennent.

Tu croises tes mains, peut-être va-t-il t gifler qui sait ? Tu braques tes yeux dans les siens, le courage insolent que tu regrettes à chaque putain de fois.

— Je vais chercher ma mère.

Tu balances ça, posé, sûr de toi. Vous n'avez jamais reparlé d'Anne-Lise depuis qu'il t'a dit qu'elle était partie. Tu poursuis, le défis tant que tu en as encore le cran. Il t'est si facile d'écraser autrui quand ce n'est pas lui, mais tu sais que ça ne durera que quelques secondes. Lui. Il est Goliath et tu es tout sauf David.

— Voilà plusieurs années que je la cherche. Et aujourd'hui j'ai une piste qui vaut la peine d'être explorée.

Tu essayes de te faire aussi ferme que tu ne l'es devant tes frères et sœurs. Peux-tu te faire père en face de lui ?

— J'en ai pour quelques jours, trois au grand maximum. Si je ne trouve rien, je rentrerai.

Il a l'air sincèrement surpris et, une partie de toi, en tire une certaine fierté. Tu as pris de court Baron Stuart. Mais bien vite, les traits de ton père se visage. Tu crois percevoir un semblant de reproche et d'acidité dans sa voix. Tu as eu des secrets pour lui et Baron n'aime pas les secrets... Du moins pas les vôtres.

— J'appréhendais ta réaction.

Cruel dans ton honnêteté. Toi aussi, tu ne masques pas le semblant de reproche.

— Tu ne parles plus d'elle.

Tu fronces les sourcils. Il l'avait remplacé, elle, par Rachel. Rachel cette femme immonde, ce rapace venu s'approprier un royaume qui n'était pas le sien. Tu serres discrètement le poing sur l'accoudoir. Si elle l'a su, c'est à cause de toi, mais elle n'aurait rien eu à découvrir si, au départ, il n'y avait pas eu de faute. Et la faute, c'est lui. Rachel disparue, Friday absent, remonte la colère que la peur et pudeur te font endormir au quotidien. La menace te fait te tendre sur ton siège. Mais ce qui te fait te lever, c'est la façon dont il traite tes recherches.

— Pardon ?

Tu te retrouves debout, le regard trop scandalisé pour trembler. Pourtant Baron gronde, ce n'augure jamais rien de bon.

— Quêtes puériles... Il n'y aurait pas eu de quêtes puériles à mener si tu n'avais pas embrassé cette catin sous son propre toit !

Son toit. À elle. Ta mère. Sa f e m m e.

— Elle est partie sans nous, du jour au lendemain. Je veux comprendre pourquoi, qu'y a-t-il de mal à cela ?!

Tu dépasses les bornes. Tu ne t'arrêtes pourtant pas. Puéril. Puéril. Dans sa bouche, ce mot n'est que damnation.

— Et qu'y-a-t-il de plus important à s'occuper ici, je te prie ? Sunday ? Friday ? Trois jours sans moi, est-ce trop dur pour toi, papa ?

À le voir se lever et contourner le bureau, tu te tend instantanément, voir la gifle venir ne la rend pas moins douloureuse et efficace. Ta tête décolle sur le côté alors que le CLAC sonore résonne dans toute la pièce. La chaleur qui vient dévorer ta joue sous les assauts des piques furieux. Et ta fierté, totalement piétiner. Il souligne ton âge, la barre de trente ans approchant et ça ne t'en réduit que plus à ce statut d'enfant qu'il te reproche pourtant. Bientôt trente ans et giflé par son propre parent. Tu serres le poing avant de venir poser ta paume sur ta joue, tu grimaces, ta joue est douloureuse. Heureusement, tu sais masquer les coups.

Tu te retrouves acculé contre la chaise, l'envie de lui rendre la pareille, seulement tu en es bien incapable. Les mots font mal et tout ce que tu peux répliquer c'est ta colère dans ton regard.

— Maman n'était pas-

Mais tu te coupes. Qu'est-ce que tu en sais, finalement. Il y a ce que le garçon s'évertue à se souvenir et la réalité. Dans ton souvenir, Anne-Lise était belle et douce. Son parfum sucré toujours dans le creux de son cou. Dans ton souvenir elle vous souriait, vous aimait, tous les quatre. Dans les faits, Anne-Lise n'est plus là. Son parfum sucré a depuis longtemps désertés les couloirs du manoir et elle n'avait rien laissé derrière elle, ni mot, si souvenir, ni rien. Elle était partie sans même plier bagage. Elle avait fui. Elle vous avait fui vous, tous les quatre.

— Quel mal y-a-t-il à vouloir comprendre ?

Tu te butes, souffle rauque et hargneux. Il y a la réalité et ce que tu es prêt à comprendre et a accepter. Est-ce qu'elle t'en veux de l'avoir confronté à la trahison de son mari ? Est-ce pour ça qu'elle est partie ? Tu secoues la tête. N'oublie pas celui qui est resté. Tu relèves les yeux, la figure austère de ton père bien face à toi. Tu hais cet homme, c'est une certitude. Tu as pour lui rancœur et rancune. Mais tu as du respect pour lui, de la reconnaissance aussi. De l'amour, oserais-tu supposer. Les mères se sont succédées mais lui avec ses plans d'hurluberlus et son injustice, lui était resté. Tu le fixes un instant. Ton poing serré contre ta hanche. Puis, tu cèdes. Il a raison. Lui, était resté.

— Pardonne-moi, je me suis oublié.

Tu desserres le poing.

— Je n'avais pas volonté à te manquer de respect.

Tu as toujours l'envie de partir, de trouver réponse à tes questions. Si seulement tu pouvais lui parler, comprendre. Peut-être pourrait-elle te libérer de ta culpabilité. Ou alors T'enfoncerait-elle encore plus et là, Monday, tu serais foutu. Dans tous les cas, tu n'as d'autres choix que de donner raison à ton père, une nouvelle fois. Tu t'assois de nouveau à ta chaise. Reprends la posture de l'aîné souhaité.

— Je serais présent au dîner. Tu voulais en profiter pour parler de l'avenir de Sunday, n'est-ce pas ?

Résigné, mais seulement pour aujourd'hui.

Tu profites qu'il t'ignore pour baisser les yeux. Tu as envie d'y croire, qu'il serait touché de se brouiller avec toi. La bataille est perdue, pourtant autant la guerre n'est pas finie. Il est resté, mais tu te connais assez pour savoir que par pur égoïsme tu en viendras à la chercher, à suivre la piste. Anne-Lise est un songe et un démon qui te hante chaque nuit. Wednesday à su rebondir mais pour le calvaire qu'a été Rachel, pour tout le mal de Thursday et Tuesday, tu te dois de savoir. Tu veux avoir les réponses, même si c'est pour les garder pour toi.

Et tu sais exactement quoi dire pour relancer la conversation. Tu connais ton père et ses attentes. Tu as une pensée douce pour Sunday, bien vite remplacé par un agacement que tu ne parviens pas à contenir. Quel idiot.

— Oui, il m'a fait part de son projet.

Projet, un bien grand mot. Tu as plus la sensation que ton frère improvise et se plonge dans le déni. Tu relèves les yeux vers lui.

— Pour lui, l'idée est même déjà bien arrêtée. Il arrête ses études. Je crois qu'il est persuadé qu'il ne remettra pas les pieds à Poudlard.

Sunday est tendre, adorable, mais aussi buté qu'un âne. Tu te demandes de qui il tient ce défaut. De Patty, parfaite ? Ou de Baron. Oh, tu ne vas pas te risquer à émettre la supposition, ne serait-ce qu'en pensée. Tu te racles la gorge, te tiens droit sur ton siège. Vos discussions autour de la famille sont semblables à un entretient entre deux partenaires commerciaux. Vous gérez la troupe comme on gère une entreprise. Peut-être est-ce là ce que vous êtes réellement. Tu laisses ton regard dériver sur la pièce. Tu pourrais lui dire que la chose est quelque peu banale à l'âge de Sunday, mais tu doutes que ton père l'entende. Heureusement, tu sais parler sa langue.

— Sunday est jeune et, contrairement à nous, il a été assez gâté. Cette lubie n'est que le témoignage de son immaturité. Nous l'avons trop couvé.

Tu fermes les yeux, hoches la tête à ton propre rapport, solennel. Ton petit frère à intérêt à se reprendre, puisque le jour où votre père qui prendra les choses en main Sunday n'aura que ses yeux pour pleurer. Tu reprends calmement, comme-ci tu avais la situation en main.

— Il voit le monde adulte comme des vacances prolongées. Il n'a aucune vision réaliste de l'effort. Je pense que le mieux est de le dégoûter purement et simplement de ce qui l'attend s'il ne prend pas la peine de poursuivre ses études et de prendre son avenir en main.

Tu esquisses un sourire à ton père, dresses ta paume pour énumérer avec tes doigts.

— Levé à six heures chaque matin, des tâches quotidiennes à remplir, car il est hors de question qu'il reste là à se tourner les pouces, absence d'argent de poche ou d'accès au moindre mornilles sans avoir rempli son devoir. Qu'en penses-tu ?

— Ce n'est pas ce que j'ai dit.

Tu ne te justifieras pas davantage, conscient que ton père tournerait tout ce que tu pourrais dire à son avantage. Il a le don des mots, tu en as assez fait les frais pour savoir quand rester avare en mot et quand en donner. Avec Baron, il fallait savoir doser.

Tu fronces très légèrement les sourcils, aucun de tes frères n'est idiot, spécialement Tuesday. Toujours à couteau tirer quand il marque le peu d’intérêt qu'il a pour son second fils, ton jumeau, le meilleur d'entre vous. Mais là encore, tu ne dis rien. Tu ne peux rien dire, pas avec lui. Quant à Sunday, c'est un peu prêt la même enseigne. Mais peut-être est-il encore préférable pour ton plus jeune frère de passer pour un abruti. N'empêche, cette histoire d'arrêt d'étude t'inquiète. Tu te sens concerné par son avenir, où compte-t-il gagner sa vie et comment ? Tu ne veux pas le voir regretter ce choix. Il va falloir que tu lui en parles. Enfin, si ton père ne le fait pas avant. Cela t'étonnerait qu'il laisse passer l'affront. Bon sang, que lui a-t-il passé par la tête ?

Tu grimaces quand les attaques changent de cible, toi (évidemment). Tu essayes de te composer un masque calme et serin. Tes traits sont pourtant déjà tendus.

— Cela ne fait que deux ans que je suis en poste, il est un peu tôt pour que l'administration me promeuve encore.

Tu tentes un haussement d'épaule, un rictus acide, désabusé.

— La prochaine étape c'est le conseil administratif, mais tu sais comment les choses fonctionnent. Ces vieux croûtons s’accrochent encore plus à leurs sièges qu'à leurs vies.

Mais tu te veux rassurant, alors tu poursuis, comme-ci le plan était en route et parfaitement calculé. Il faut qu'il soit satisfait. Il ne le sera pas.

— Mais les choses avancent, mon service a un taux de satisfaction très élevé et ma réputation ne cesse de croître. La famille en bénéficiera.

Une totale roue libre, une totale improvisation.

— Par ailleurs ta thèse magie et organisme est une vraie source d'inspiration pour nos propres travaux. Entre cela et le reste, des opportunités se présenteront, c'est certains.

Chaque entrevue avec ton père te donne la désagréable impression de repasser tes examens. Lui assit, plein d'attente impossibles à satisfaire, toi, de l'autre côté du bureau, avec que des mots creux. À presque trente ans, il coûte à ta fierté de te sentir au tremblement prêt comme le petit garçon de six ans à qui on a expliqué qu'il était l'aîné, le futur, l'exemple, celui qui ne doit sous aucun prétexte décevoir. Tu resserres ta cravate d'un geste dur et méticuleux.

— Pour mes frères et sœurs.

Répété sur le ton du sacré. Toutes vos existences tournées dans le seul but de rendre votre clan plus brillant encore. Pourtant et malgré tout l'amour que tu leur portes, tu rêves parfois qu'ils disparaissent, tous autant qu'ils sont, pour avoir enfin le luxe de connaître la paix. Non. Tu ne peux pas te le permettre. Tu regardes ton père, il sait que tu ne peux pas. Tu dois prendre tes responsabilités. Tu l'aîné, tu te dois d'être meilleur et princier. Anne-Lise est partie parce que tu as parlé. Alors quoi d'autre pour payer tes crimes que de leur offrir le monde ?

L'espace d'une seconde tu penses que la flatterie a fonctionné. Tu oses esquisser l'ombre d'un sourire (toujours avec cette pointe narquoise qui est ta marque de fabrique) avant de hocher la tête. Puis soudain, tu te tends.

Est-ce que tu me prends de haut ?
Tu es sincèrement déconcerté.

— N-non, bien sûr que non père.

D'où est-ce que ça sort ?
Tu ne comprends pas la tournure de votre conversation. Sous ses mots, tu te sens aussi stupide qu'un petit garçon fanfaron. Tu le regardes, les yeux trahissant l'incompréhension. Tu te sens pris en faute sans comprendre pourquoi et cette facilité qu'il a à te faire culpabiliser et te soumettre te foudroie. Tu n'es plus cet homme de presque trente ans qui a gravi les échelons avec efficacité et mérite. Tu n'es rien de plus que ce gosse de six ans et demi à qui on a expliqué ce que devait être sa vie. Tu sers le poing, l'injustice et la rage te prend. Tu as vingt-neuf ans.

— Bien sûr.

Tu le détestes, tu l’exècres, lui et sa morale castratrice. Mais il n'y a plus Patty chez qui se ressourcer, plus de mère chez qui se faire bercer. Il y a juste toi. Toi. N'es-tu pas un homme à ses yeux ? Lentement, tu pèses tes mots, les délivres la crispation te tord les tripes.

— J’espère alors que mes travaux inédits et mes accomplissements personnels seront trouvés grâce à tes yeux.

Un homme. Un homme. Un homme. Un homme.
Tu as envie de vomir que tu n'es plus un gosse.

Bien !

Forcé de te lever, tu suis le mouvement. Une partie de toi se trouve soulagée de te dire que vous arrivez vers la fin de votre entrevue. Quand ton père se met en marche, c'est bon signe. Ton regard dérive sur les papiers abandonnés sur le bureau. Tu retiens le commentaire acerbe qui glisse sur ta langue, tu retiens la réflexion sur sa productivité somme toute inexistante. À la place, tu hoches calmement la tête, attends qu'il sorte du bureau pour fermer la porte derrière toi.

— Évitons d'en arriver là.

Tu ignores pourquoi, mais la légèreté de son ton te glace le sang.

— J'irai lui parler. Je suppose qu'il est encore cloîtré dans sa chambre ?

Et il fait bien. Pour ça, tu ne peux pas retirer à Sunday son sens de la survie hors de commun. Soudain, tu te tends. Tu regardes ton père, te forces à rester digne sans pour autant être capable de masquer le léger dégoût que trahi la plissure de ta bouche.

— Des enfants.

Incroyable de se faire traiter deux gosses et se faire presser d'être père dans la même demie-heure.

— J'ignorais que tu avais à cœur de devenir grand-père. Aussi tôt, j’entends.

Damnation. La quête conjugale est bien la seule que tu n'as pas encore entamée. Tu fronces les sourcils.

— Je n'ai pas eu vraiment l'occasion de m'y intéresser. Entre le travail à Saint-Mangouste et ici...

Après tout, t'en avais pas déjà 5, des gosses à gérer ? Tu te racles la gorge en portant ton poing à ta bouche. Merde, une petite amie. L'idée te terrifie. Tu comprends qu'il ne cherche pas tant à te voir caser que te voir perpétuer votre nom au travers d'une descendance. Père. Toi. Tu ne peux t'empêcher de le regarder lui. Père. Et tu te demandes s'il aura pour tes enfants autant d'exigence et de chaos que pour les siens.

— Je suppose qu'il y a des critères à respecter pour la future mère de mes enfants ?

Allez, qu'il les disent. De toutes les façons, il choisira ta femme comme il a choisi tes habits.

Thursday n'es pas aussi jeune que ça et Tuesday serait probablement un bien meilleur père et mari que toi mais, ça, tu ne peux que le taire. Des enfants. T'as envie de hurler. Pourrait-t-on revenir à la condescendance de tout à l'heure ? À la baffe magistrale d'il y a quinze minutes ? Tu ne sais quoi répondre. Mais quand tu père change tout d'un coup de sujet pour t'annoncer la suppression de Friday de son testament tu t'arrêtes.

— Oh.

Ils en étaient donc là. Tu te racles de nouveau la gorge, hausses les épaules.

— Ça en fera plus pour nous, je suppose.

De toute façon, ce n'est pas comme-ci ton frère s'investissait pour votre clan. La seule chose qui te chagrine c'est d'imaginer la propre déception de Patty. S'il avait été encore là, elle s'y serait opposée et t'aurais demandé de le défendre. Parce qu'il était ton frère, parce qu'on devait prendre soin de toute sa famille. Tu reprends la marche, vous arrivez face aux portraits. Ton regard glisse sur celui de Patty. Tu fermes les yeux. Elle n'est plus là pour te rendre bon. Ce que les absents ignorent, ne peuvent pas leurs faire de tort.

— De l'esprit mais pas assez pour se montrer indocile, donc. Et de la beauté, évidemment.

Il ne faudrait pas que les saints petits-enfants de Baron Stuart soient sots et laids. Cette nouvelle mission t’assomme. Travestir émotions et envies en son nom était une chose. Mais des enfants. DES ENFANTS ! Mais tu ne gagneras pas cette guerre, comme toutes les autres. Alors tu ravales ta colère, abdiques.

— C'est une merveilleuse idée.

Tu encaisses la tape dans son dos, ricanes en parfait écho de son rire, un sourire crispé et tendu plaqué sur le visage.

— C'est que cette femme fera partie des nôtres, je souhaite qu'elle te plaise, que tu l'approuves.

Peut-être la sautera-t-il comme il a sauté Rachel. Tu te notes à toi-même que tu ne veux pas d'une femme blonde.

— Ahem, père, je suppose que tu souhaites me voir marier avant une certaine date ?

Tu croises les doigts pour quelques années. Tu penses n'avoir un sursis que de quelques mois.

— Je suppose que tu as également déjà une petite idée de mes potentiels matchs ?

Pas une blonde. Tout sauf une blonde.

Le conseil qu'il te donne ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd. En silence, quand il dit chiante, tu penses Rachel. Non, tu ne veux pas d'une forte de tête. Tu ne veux pas d'une partenaire à la langue trop pendue. Tu ne veux pas d'une bavarde, en fait. L'idéal serait d'avoir quelqu'un de juste et simple. Oui, exactement comme Patty. Tu te tiens le dos droit, un bras dans le dos dans une posture fier. Tu fixes le portrait de ta belle-mère quelques secondes avant de soupirer.

— Je ne veux pas d'une pipelette, j'ai déjà beaucoup trop à entendre au quotidien. L'idéal serait une femme qui sache tenir sa langue, j'aurai déjà beaucoup à faire entre la famille et mes enfants.

Tu claques ta langue contre ton palais alors que tu penses à un détail.

— Mais il faudrait qu'elle soit débrouillarde, je ne peux pas me permettre de devoir gérer les affaires de la maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Tu parles de cette future épouse comme d'un sac de fruit qu'on achète sur le marché. Dans le fond, c'est ce que ce mariage t'inspire. Tu n'as aucun désir de voir qui que ce soit pendu à ton bras. Ce n'est pas le moment, il y a beaucoup à faire. Et quand bien même le saint amour te tomberait dessus, tu ne veux pas que ce soit pour le presser aux noms d'enfants que tu ne désires pas encore. Néanmoins, honneur et devoir sont les maîtres mots de ton existence. Tu n'as pas le choix. Autant faire le deuil de ta liberté maintenant et te préparer à composer avec un nouvel handicap. Alors tu lui laisses tout le loisir de préparer la prochaine étape de ta vie. Pourtant au fond de toi, tu bouillonnes.

La date tombe et avec elle l'urgence. Tu fronces légèrement les sourcils, soudain plus tendu.

— Cela ne nous laisse que quelques mois.

Dans ton dos, tu plantes tes ongles dans la paume de ta main. Tu contiens l'acide qui te prend à la gorge, l'angoisse qui monte. Tu n'es pas prêt. Dans quelques mois, marié, futur père. Tu n'es pas prêt. Tu n'es absolument pas prêt.

— Ne serait-il pas plus judicieux de prendre un peu plus de temps, ne serait-ce que pour les préparatifs ? Ce sera le premier mariage de notre fratrie, il faudrait voir les choses en grand.

Le grandiloquent, ça l'amènera peut-être à te donner plus de sursis. Tu doutes. Vient le nom de la biche qu'il compte te jeter en peinture incessamment sous peu. Tu retiens une nouvelle fois la colère et le mépris. Depuis combien de temps ourdissait-il tes fiançailles ? Tu l'imagines, prospecter les jeunes-filles de bonne famille, comme on prospecte une maison à vendre. Tu grimaces.

— Ciara ? Elle a 27 ans, il me semble... Mouais, c'est acceptable.

Elle n'est pas trop vieille, pas trop jeune non plus. Tu tournes ton regard vers ton père. Sa dernière remarque t'arrache un arrière-goût nauséeux dans la gorge. Pas tant pour les attaques faites envers la pauvre Ciara que pour ce que ton père sous-entend de votre potentielle future relation.

— Sera-t-elle disposée à faire ce qu'on attend d'elle sans discuter ?

Parce que c'est tout ce que tu demandes.