Il y avait le silence. Comme toujours. Seul le bruit des talons se faisait entendre, comme toujours. Même une langue bien pendue comme la mienne savait se tenir en ce lieu. Un respect qu’il était de bon goût d’avoir dans un endroit pareil.

D’autre part, il n’y avait qu’aux morts de notre famille que je souhaitais parler. Les vivants… ça dépendait. Le conseil ne nous avait pas fait que du bien ; malgré le fait d’avoir vu tout le monde s’exprimer sur chacun des sujets, surtout les plus houleux.

Mais l’heure de cogiter était passée. Maintenant nous agissions. Sous la houlette de notre patriarche, de retour pour de bon. Du moins ça en avait tout l’air ; combien de temps cela allait durer… les paris étaient ouverts.

Toi qui étais là.
Muet comme une tombe si l’on m’excusait le jeu de mots.

Comme si tu savais que tu ne pouvais échapper au fait de me parler, tu pris l’initiative d’ouvrir le bal, me donnant la réplique.

─ Tu trouves ? Une légère inspiration. Pour moi ça colle parfaitement à la tête d’enterrement que tu tires en permanence. Le cynisme au bout des lèvres ; sans attendre ta riposte, j’enchainai dans la seconde : et ça colle aussi à mon côté dramatique que tu aimes tant.

Un sourire pour désamorcer, un clin d’œil pour provoquer, puis un baiser sur ton front. J’avais beau avoir été particulièrement désagréable pendant le conseil, je n’en oubliais pas non plus qu’en dépit de tout, je ne nourrissais envers toi aucune animosité. Et ce, peu importe combien de fois tu me tapais sur le système.

La réciproque étant tout aussi vraie. Nous avions fait notre possible pour éviter de nous attarder avec l’un ou l’autre lorsque nous nous croisions au ministère, si bien que je n’avais aucune idée de ton état.

Je te laissai donc t’exprimer ; sans surprise, ce fut concis. Un regard sur la tombe de mon père, sur ce manque que tu ne savais pas appréhender.

─ Il m’a laissé des souvenirs aussi doux qu’amers… je ne sais pas quoi en penser non plus. Je crois que le plus douloureux c’est l’absence du manque envers ma mère. Difficile de regretter ce qu’on n’a jamais connu. J’aurais tellement aimé… tellement aimé l’avoir eu un petit peu, rien que pour moi.

Chaque fois que je venais ici, c’était toujours la même rengaine. Je me blâmai pour sa mort bien que je n’en fusse pas responsable. Quelque chose que je n’avais jamais su contrôler.

─ Il ne reste plus grand monde pour se remémorer d’elle. Canopus peut-être. Mais il n’en parle jamais. Il a fallu que je voyage en France, que je rencontre sa famille pour en apprendre un peu plus. Je ne veux pas qu’on l’oublie.

Et pourtant. Un jour, tous ceux l’ayant connu disparaitront et avec eux les souvenirs d’elle. La frustration de ne l’avoir connu que par le prisme des autres était encore si douloureuse que je sentais ma poitrine se serrer rien que d’y penser.

─ Tout se passe bien au travail ? Tu as bien retrouvé tes marques ?

Plutôt que de me raccrocher au passé, je me tournai vers l’avenir. Venir ici n’était rien de plus qu’une façon de ne pas les oublier. Peu importe ce que je pouvais penser d’eux… il fallait se remémorer. C’était ma responsabilité sachant que Canopus ne s’acquitterait pas de cette tâche.

Chaque fois que je venais, j’avais toujours une pensée pour ma mère. Le temps consacré ici, je rêvassais. Je m’imaginais un monde où elle était là ; où nous étions complices, où elle m’aurait aidé à éduquer mes propres enfants.

Je m’imaginais me confier à elle, grandir et murir à ses côtés. Cette fantaisie était parfois plus réelle que la réalité. Du moins j’aurais aimé.

Aujourd’hui, pour tenir, je me disais que les enfants avaient besoin de moi ; peu importe leur âge. Les jumeaux d’Orion, Darya, Izar… et ma propre fille. Je me disais que sans moi, tout pourrait être bien pire. À raison ou tort, seul l’avenir nous le dira.

─ Tant mieux. Tu fais du bon travail, je tiens à ce que tu le saches.

Avare de compliments, généreuse en remarques… autant dire que celui-ci valait de l’or. Vint alors l’inattendu : des excuses. Moi qui pensais devoir m’y coller avant toi, quelle surprise.

Au-delà du pardon, il y eut la justification. Je n’en demandai pas tant, mais je fus servie. Je fus plus médusé par l’initiative que tes explications pour être totalement honnête. Mais je les acceptai sans faire de commentaire. Oh si, un petit pour la route :

─ En ce sens nous faisons la paire toi et moi. Tu as également un talent prodigieux pour me rendre marteau. C’est de famille dirons-nous. Un gloussement amusé, puis un soupir alors que je vins croiser ton bras avec le mien. Les saphirs tournés vers toi et un nouveau brin d’humour : bien qu’il faille admettre que le coup de me répudier c’était particulièrement crapuleux, surtout lors d’un conseil vantant les mérites d’une démocratie.

Tu t’attendis sans doute à une leçon de ma part. Tu savais probablement ce que je voulus te dire. Tant pis, il te fallut l’entendre quand même :

─ Soit vigilant Sage. Tu ne peux pas mettre en place une démocratie et te comporter comme un despote dès que tu entends quelque chose qui te déplait. C’est le principe même de ce que tu mets en place d’écouter toutes les idées et les envisager, même celles qui te rebutent.

Ma main venant soudainement se joindre à la tienne, attirant ton attention, mes saphirs pour fixer tes obsidiennes, puis la seconde vague :

─ En agissant ainsi, tu sais que ta démocratie n’est rien d’autre qu’une dictature démagogique. Et je ne pense pas que c’est ce que tu désires.

Sinon tu n’aurais pas mis en place ce conseil, tu n’aurais pas proposé tant de notions novatrices pour des sorciers de notre statut. Tu ne mettrais pas en place ce que je prônais en silence depuis des années. Le regard de nouveau tourné vers les tombes, j’en vins alors à me demander s’il n’était pas grand temps de vider mon sac comme toi. Notre famille pour témoin de nos échanges.

─ Je peux te faire une confidence, Sage ? Il y a certaines choses qui vont te déplaire. Mais tu es prêt à les entendre. Je te taquine souvent avec ça, mais tu es assez mûr maintenant.

La vérité dévoilée face aux étoiles éteintes. Certes la lumière n’émanait plus d’elles ; elles ne pouvaient plus nous guider. Mais elles étaient encore là, quelque part. Elles n’avaient pas disparu, elles avaient donné leur éclat à d’autres… pour les voir briller d’une intensité insoupçonnée.

L’impétuosité et l’insolence des jumeaux. Le sourire discret sur mes lèvres, me rendant compte que c’était deux traits de caractère que j’avais moi aussi démontré à de nombreuses reprises. Le monde avait tendance à penser que nous les Black étions froids… presque glacials.

La vérité était plus complexe. À mon sens, nous étions un cœur bouillant, tempérés par une tête froide. Mais à tout moment nous pouvions exploser. Le conseil en fut la preuve. J’acceptais tes excuses sans pour autant le mentionner. Je te jugeai assez intelligent pour le comprendre.

Te prêtant une oreille attentive, je m’amusais de nos similarités. Fascinant d’observer qu’une famille était un puits de ressemblances et de disparités. Une main pour caresser quelques mèches de tes cheveux berçant ton front :

─ Ce qui se passe ici. Dis-je alors que ma main vint ensuite trouver sa place sur ta poitrine, au niveau de ton palpitant. Et ici, sont toujours corrélés. Ils sont indissociables et ça serait mentir de prétendre le contraire. Nous prenons nos décisions en les écoutant tous les deux.

Canopus en était l’exemple parfait. Ce débat le concernant n’était pas rationnel, mais émotionnel… et ce ne fut pas surprenant. Pas après tout ce que nous avions vécu avec lui. Moi en tant que sœur, toi en tant que cousin, Darya et Izar en tant que progéniture.

─ Parfois l’un prend le pas sur l’autre… parfois nous n’avons aucun contrôle sur eux et des épisodes comme celui du conseil se produisent. Je ne peux pas être fâchée contre toi alors qu’il m’est arrivé d’agir exactement comme toi. Mais si tu ne trouves pas vite un équilibre… tu finiras par imploser.

Je savais à quel point ta tâche était ardue ; toi aussi. Inutile d’épiloguer. Nous en arrivions à ma confidence. Et bien que savais que je marchais sur des œufs avec toi, mes mots n’en furent pas moins aussi clairs que bruts.

─ La première fois que tu es revenu de Krymméno, j’ai eu envie de t’écraser comme un insecte. J’étais folle de rage contre toi. Plus d’une fois, j’ai songé à simplement prendre le contrôle, estimant que ta place devrait être la mienne. Un soupir. Je n’envisageai pas que qui que ce soit l’occupe alors que je l’avais mérité.

Puis je repensais à cette explosion dont Marion avait été témoin. Elle seule put me calmer, elle seule en avait le pouvoir. Depuis la mort d’Orion et d’Altaïr, il n’y avait qu’une seule personne que j’écoutais en dehors de moi-même : Marion.

─ Et puis… je me suis rendu compte qu’au fond, je ne t’en voulais pas. S’il fallait blâmer quelque chose, c’était le système lui-même. Basé sur l’héritage plutôt que le mérite. J’ai compris que tu n’avais rien à voir avec ça, que tu subissais ce système de la même façon que moi. Parfois j’ai l’impression que le pouvoir dont tu as hérité… tu n’en pas vraiment voulu même si tu y avais été préparé.  

Et nous étions tous devant le fait accompli maintenant. On attendait de moi d’aider cette famille sans la diriger. Le comprendre était une chose, l’accepter en était une autre. De nouveau la tête tournée vers toi, de nouveau mon regard plongé dans le tien :

─ Je ne te ferai pas de cadeaux, Sage. Je ne pourrais pas jouer le rôle de tes parents et ce n’est pas ce que tu attends de moi. D’autres te caresseront dans le sens du poil, moi non. Je ne te dirai pas ce que tu veux entendre, mais ce dont tu as besoin. Ça te déplaira et j’encaisserai ta colère.

La mienne m’était bien plus douloureuse et effrayante que celles des autres. Elle en était plus destructrice également.

─ Tu veux réaliser de grandes choses, novatrices et édifiantes… je te fais confiance et je te suivrais. Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas mon père. Je ne veux pas te contrôler, mais m’assurer que tu resteras sur la voie que tu as choisie. Une main sur ta joue, un pouce qui vint la flatter de caresses : mais tu sais pourquoi je dois me montrer intransigeante ? Tu l’as compris, oui ou non ?    

Dissocier le cœur de la raison ; tu avais beau dire, la tâche était bien plus ardue qu’on se l’imaginait. Le conseil en fut l’exemple parfait, personne ne put se vanter d’être rationnel à cet instant. On avait beau dire, affirmer qu’on en était capable, ça en devenait presque une chimère.

Tu te voyais sans doute comme l’exception ; la dure réalité de ton rôle en était ainsi, faire croire à tout le monde que tu séparais la raison de tes émotions. De mon côté je demandais à voir, loin d’être convaincue.

Dans un silence de marbre, je t’écoutais te confier. À la faveur de tes paroles, je sentis une étrange chaleur me parcourir, comme si le fait d’avoir enfin un contexte à tes agissements me confortait. Comme une mère qui écoutait son enfant, sans l’interrompre ni le juger ; essayer de le comprendre et d’accepter plutôt que de blâmer.

Un rôle que je n’avais jamais su remplir ; envers quiconque. Mais tu n’attendais pas cela de moi ; tu ne comptais même probablement pas sur moi, peu importe le contexte… pourtant tu devais composer avec ma présence qui se voulait parfois écrasante.

Mais le temps où chacun voulait piétiner l’autre s’éloignait. Je ne voulais plus le voir revenir, pas plus que je voulais de nouveaux conflits avec toi. Loin d’être naïve, je savais que tout ne serait pas tout rose ; j’étais cependant résolue à t’aider, ainsi que le reste de notre famille.

Ce rôle-là, plus personne d’autre n’était là pour le remplir.
Un rire discret à ta remarque destiné à mon père.
Un sourire, un haussement d’épaules.

On se fichait bien de ce qu’il pouvait en penser. Le passé était révolu. Nous étions l’avenir. La direction de cette famille nous appartenait. Je te vis alors t’éloigner, me  laissant seule à seule avec eux.

Quelques mots pour ton père dans un premier temps, glissé dans un murmure que seuls les morts pouvaient entendre :

─ Tu me manques… grand frère. Tu n’as pas idée à quel point. Je ne sais pas si j’arriverai à aider tes enfants, j’ai l’impression que tout m’échappe parfois. Tu me connais, tu dois te douter d’à quel point j’en suis frustrée.

Courroucée de ne pas avoir le contrôle ; la colère se mêlant à la peur, la raison s’en allant avec elles. Pourtant il y avait bien une chose de certaine :

─ Tu te souviens… un jour je t’avais dit que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour aimer ces enfants. Les tiens, ceux de notre imbécile de frère. Un soupir.  Plus d’une fois, j’ai pensé que même en me forçant je n’y arriverai pas.

Aujourd’hui la vérité éclatait mes craintes en morceaux. Ce fut avec le sourire que je repris :

─ Je pense que je peux l’affirmer sans aucun doute : je n’ai plus besoin de me forcer.

Un regard sur la tombe de mes parents et quelques mots prononcés en français, sans personne pour les écouter. Puis je m’en allais rejoindre notre patriarche, te retrouver avant de quitter l’endroit, notre famille pour témoin de cette promesse que je te fis :

─ Orion me haïrait si je vous rendais misérable, toi, Rowan, Izar et Darya. Je ne peux pas promettre l’impossible. Je ne pouvais remplir un rôle qui ne m’avait jamais appartenu. Mais je pouvais faire tout ce qui était en mon pouvoir pour le reste : mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous soyez heureux et épanouis.

Le sourire discret, mais sincère tandis que mon index vient tapoter délicatement ta poitrine en guise de taquinerie.

─ Chacun de vous. Sans. Aucune. Exception.