À court de solutions et d’idées, je ne pensais pas que ça arriverait un jour ; mais nous y voilà. J’avais pour habitude de me débrouiller seule, et cela depuis des décennies. Impensable de me reposer sur mon frère et pour ce qui était de compter sur l’aide d’un ami… si seulement.

Faisant face à une impasse, il me semblait alors que la seule porte que je devais ouvrir était celle d’un professionnel. Quelqu’un capable de faire le tri dans mon esprit sans y mettre le désordre. L’individu en question n’était pas une inconnue, loin de là ; de là à dire que nous étions proches… c’était tiré par les cheveux.

Les familles de sang-pur comme les nôtres étaient amenées à se connaitre, ses membres s’acoquinaient entre eux depuis leur naissance, espérant parfois qu’au-delà des liens qui se créaient, les alliances naissaient également. À coup de mariage, de rejetons.

Ce n’était que la partie émergée de l’iceberg, ce qui était immergé en revanche… il était bon de le laisser sous silence. Mais qu’importe le nom que tu portais ; cela ne faisait aucune différence pour moi. Je n’avais dans l’idée que de compter sur le silence inhérent à ta profession.

Cocasse alors que je fis mon arrivée en dehors des heures normales de fréquentation ; je ne faisais jamais les choses comme les autres, quel ennui ça serait d’être si prévisible. Certes, j’arrivai sans prévenir de ma visite au préalable, ce qui n’empêcha pas ton charmant accueil.

Mon prénom au bout de tes lèvres, un maigre sourire s’esquissant sur les miennes alors que je te répondis par politesse :

─ Bonsoir, Rose. J’ai connu mieux. Et toi ?

De quoi donner le ton. Toutefois tu te montras avenante, jusqu’à proposer de quoi boire. Je ne sus dire pourquoi mon regard s’anima aussi soudainement ; la réponse fut immédiate :

─ La même chose que toi, mademoiselle Fawley.

Un léger signe de tête, un gloussement amusé qui se voulut discret, mais que tu ne manquas pas de remarquer. Et sans préambule tu me demandais ce qui m’amenait. Que c’était rafraichissant pour une personne de ta profession d’être aussi… directe. L’une des raisons qui m’avaient poussé vers toi. Paradoxalement, même si nous n’étions l’une pour l’autre que des accointances j’avais le sentiment que m’ouvrir à toi ne me serait pas pernicieux. Néanmoins, par pure précaution :

─ Je suis venue ici pour le découvrir à vrai dire. Que tu puisses m’aider ou pas, ça reste à voir. Mais avant que nous n’allions plus loin, il y a quelque chose que je veux clarifier d’emblée. Ça nous évitera à toutes les deux une perte de temps considérable.

Le verre en main, une première gorgée du breuvage pour te laisser le temps de prendre conscience que nous étions loin d’une simple visite de courtoisie.

─ J’ai besoin d’une professionnelle aguerrie, qui ne manquera pas à ses obligations de confidence. J’ai conscience qu’il y a certaines choses que tu ne peux garder pour toi, surtout si le patient en vient à devenir un danger pour autrui, je te rassure, il ne s’agit pas de cela. Je veux être certaine de pouvoir compter sur une discrétion absolue de ta part. De mon côté, tu pourras compter sur moi pour être franche et directe. Est-ce que nous sommes bien sur la même longueur d’onde… Rose Fawley ?

Les saphirs fixés sur toi, le visage fermé, pas de doute, nous rentrions dans le vif du sujet.  

Les vicissitudes de la vie. Plus elle était longue et plus elle en était fournie. La mienne oscillant parfois entre comédie et tragédie. Parfois tout s’enchainait à un rythme effréné ; parfois si lentement que j’en venais à cogiter. Et j’avais horreur de me mettre la rate au court-bouillon.

Surtout pour des sottises qu’une femme de mon âge ne devrait avoir aucune difficulté à gérer. Seulement voilà ; nous y étions. Je m’en venais quérir ton aide, ne sachant pas à quoi m’attendre ; l’espoir d’y voir plus clair, qui devenait une denrée de plus en plus rare.

Un verre de vin onéreux et de qualité, comme si tu cherchais à m’amadouer. Le pire étant que ça marchait. J’acceptai, te remerciant poliment ; profitant de l’arôme que je reniflais discrètement, me permettant un commentaire pour amuser la galerie :

─ C’est qu’on est bien reçu quand l’on vient te voir. Si tu accueilles chaque patient ainsi, tu dois dormir sur l’or. Le rire aux lèvres, avant que le breuvage ne vînt les humidifier. Le goût flattant mon palais. Il n’y avait pas de doute, tu savais ce que tu faisais.

Quelques tirades de ma part afin que chacune en vînt à savoir à quoi s’attendre. Ne pas y aller par quatre chemins, pour l’une comme pour l’autre les bénéfices étaient clairs. Il n’y avait point de quoi se méprendre, tout était limpide.

Tu avais raison sur ce point, Rose ; si le doute était permis, nous n’aurions pas cette conversation. Néanmoins, le fait de clarifier avait presque le même impact qu’un serment prêté. D’autre part, quelle meilleure façon de te jauger ?

─ Bien. Pardonne-moi d’être aussi brut de décoffrage, mais le doute ne m’est pas permis dans ce cas précis. Comprends-moi bien, il n’est pas question d’un aveu de faiblesse, pas plus qu’il n’est de dévoiler tous mes secrets ; j’ai besoin d’un avis, besoin d’idées fraiches… et il me faut quelqu’un avec un esprit vif, qui saura tenir la conversation sans me lasser ou m’exaspérer. Quelqu’un comme toi.

Difficile de faire plus direct ; j’avais dans l’idée de ne pas te ménager et la certitude que tu n’oserais pas le demander, encore moins en avoir besoin.

─ Depuis ma plus tendre enfance, je souffre de mon ambition compulsive. Le besoin immuable de faire mes preuves, de m’élever au-dessus de tous. J’ai fait souffrir tout le monde autour de moi pour atteindre mes objectifs… et je n’aime pas non plus partager. Seulement… je m’aperçois que plus le temps passe et plus la souffrance que j’inflige me peine ; je ne sais pas si je suis en mesure de changer, malgré tous les efforts que je fais. Je cherche un moyen… de concilier mes ambitions et celles des autres, sans tout imposer.

Un moyen de protéger ma famille… de moi-même.
 

Il était parfois difficile de balayer mes doutes sur une personne. Rare de voir un événement pareil se produire en l’espace d’une conversation ; il n’en fut que plus surprenant de te voir accomplir cette prouesse aussi rapidement. Vive d’esprit, sincère, et surtout : directe.

Des qualités que j’appréciais particulièrement lorsque le temps venait à me manquer… ou que je ne souhaitais tout simplement pas le prendre. C’était absurde de dire qu’il nous échappait. Il fallait s’en saisir plutôt que de prier qu’il vint à nous. Raison pour laquelle nous ne nous perdions pas en futilités.

Un moyen Louise, mais quel moyen ?
La surprise dans mon regard, quelque peu décontenancée par cette interrogation soudaine.

Je venais chercher chez toi une solution miracle comme si je m’adressai au génie d’Aladin. Cocasse quand on savait que j’avais tendance à tout vouloir résoudre toute seule. Néanmoins tu marquais un point, ma chère Rose.

Rien que ma présence ici, rien que le fait que j’en vins à me torturer les méninges était un signe. Pas que je perdais mon mordant, mais plutôt que heurter ceux que j’aimais commençait à me peiner plus que je ne l’eusse envisagé.

Comme si d’un coup, la lionne qui ne gardait sa proie que pour elle-même se mit à partager. Ah… les félins et leur imprévisibilité. On s’étonnait encore de notre emblème alors qu’il nous allait si bien ?

─ Une ennemie… quelques secondes de réflexion, un trait d’humour : ça dépend pour qui je suppose ? Le sourire carnassier comme celui d’une prédatrice. Les familles de notre sang sont disparates, mais elles ont un point commun entre toutes à mon sens : la volonté de s’élever au-dessus des autres.

L’objectif était le même, la manière était différente. Notre statut était une chose, notre réputation en était une autre.

─ Mais souvent au détriment de notre bonheur. Il faut souffrir pour paraître plus beau que les autres, oubliant ce qui est le plus important dans la vie : être heureux.

Je sonnais naïve, mais je n’en étais pas moins certaine de mes propos. Un soupir alors que je vins boire une autre gorgée ; frustrée.

─ Inconsciemment… je pense qu’atteindre mes ambitions me rend épanouie et qu’il en sera de même pour eux.

Et j’avais peur. Peur de leur faire du mal, peur d’être rejeté, peur de les perdre. N’importe qui pouvait se rendre à l’évidence ;  je menais un combat perdu d’avance.

─ Je ne veux pas être leur ennemie… mais je fais tout pour l’être. C’est sans doute ce qui me frustre le plus.
 

Aimer sans se renier soi-même… c’était tout le problème avec moi. S’il y avait bien un sentiment qui amenait son lot de folies, c’était celui-ci. D’aucuns diraient qu’il nous changeait… que ce changement était inéluctable à moins de ne pas aimer réellement.

L’inexorable… ce à quoi je crus pendant longtemps. Ce à quoi j’aspirais, pensant que mon sang, mon nom, mon statut, me destinaient à la grandeur. Très vite je compris que quiconque désirant s’élever, devait souffrir ; parfois jusqu’à abandonner les autres, plus particulièrement ceux qu’on aimait.

La question se posait alors : l’amour était-il sincère si nous n’étions pas prêts à tous les sacrifices en son nom ? J’avais fait le choix de prioriser ma vie, mes ambitions, moi-même ; cela en disait probablement long sur qui j’étais.

Qui avait eu l’idée d’un sentiment qui heurtait autant que son contraire ? Ce fou méritait la prison.

─ Ce n’est pas que je ne veux pas me confier… c’est que je ne sais pas à qui me confier. Quand je songe à ma vie, je me dis que tous ceux que j’aimais sont morts ou m’ont abandonné et que la seule coupable dans l’histoire, c’est moi.

Un résumé simpliste, erroné, mais auquel je croyais dur comme fer. Quant à mes neveux et ma nièce, ainsi que les rares amis que j’avais ; je les jugeais – à tort – incapables d’encaisser ce que je retenais en moi. Car me montrer vulnérable, comme tu le disais, Rose… c’était impensable, pas auprès d’eux.

Pourtant ça devait arriver. C’était peut-être même déjà le cas.

─ Je laisse mes ambitions déteindre sur eux, j’ai tendance à vouloir imposer mon avis plutôt que leur laisser le choix. L’ironie est belle quand je me vante de prôner l’idée de laisser à chacun la liberté de prendre leurs propres décisions. Mais dès lors qu’elles vont à l’encontre des miennes…

Alors tout devenait sujet à conflit. Moi qui me battais pour la simple idée de faire mes propres choix, j’avais tendance à oublier cette notion dès qu’elle concernait les autres. Ironie.

─ Je ne supporte plus la vision archaïque des familles comme les nôtres. Je souhaite quelque chose de différent, de meilleur… je le souhaite pour eux ; je ne veux pas les voir souffrir comme moi j’ai souffert. Renoncer aux mêmes choses que moi.