Le pas décidé vers notre maison, notre antre. Pourtant d’ordinaire j’y allais à reculons. Je n’aimais pas cette maison, ce qu’elle m’évoquait. Pourtant, il n’y avait pas que de mauvais souvenirs, mais… tous appartenaient à une époque révolue que je souhaitais mettre derrière moi.

Ma patience avait des limites. Toi, mon cher neveu, j’avais parfois l’impression que tu prenais un malin plaisir à les tester. C’était peut-être présomptueux de ma part de penser que j’occupais tes pensées. Tu n’avais sans doute que faire de moi, toi qui l’avais si bien dit : tu n’avais pas besoin de moi.

Marion elle, était persuadé du contraire. Convaincue que tu aurais besoin de moi. Peut-être. Mais jamais tu n’en feras la demande. Jamais tu ne viendras vers moi spontanément. Alors face à cette situation, une seule solution s’imposait : prendre les devants.

Après dix jours d’absence, il le fallait.
M’assurer que tu n’étais pas retombé dans tes… travers.

Ce fut après avoir annoncé ma présence que je fis mon chemin vers le salon. Te laissant tout le loisir d’entendre le claquement de mes talons sur le sol. Puis mes saphirs vinrent se poser sur toi et déjà, la colère commençait à bouillir.

Tu me saluas, je ne répondis rien.
Et sans que je ne puisse l’expliquer, à la seconde où ton regard croisa le mien, le feu s’éteint et je sentis soudainement mon palpitant faire un bond dans ma poitrine. Tu me présentais tes excuses, moi je n’avais aucune intention de les accepter. Du moins pas tout de suite.

Ce fut ces mots : « Je n’étais pas d’humeur », qui me firent réagir.
Ces mots que je répétais en appuyant chaque syllabe comme si je n’arrivais pas à croire ce que j’entendais.

─ « Je n’étais pas d’humeur » … long et las soupir, je vins m’installer en face de toi, te scrutant longuement de mes iris azurés. J’avais perdu l’envie de te passer un savon à l’instant même où je compris ; quelque chose n’allait pas. Pourtant, je ne montrais aucune réelle pitié dans mon sarcasme : j’espère bien que tu reviendras. C’est toi qui es venu me trouver pour travailler avec moi.

Je ne faisais qu’énoncer les faits, mais le ton employé n’avait rien d’amical ou de conciliant. Pourtant, se fit bien ma main qui vint trouver ta chevelure pour déplacer une mèche qui s’était malencontreusement placée devant tes yeux, mon pouce qui vint caresser délicatement ta joue alors qu’un sourire énigmatique se forma sur mon visage. Un autre sarcasme :

─ Tu as bonne mine… petit rire goguenard avant de reprendre : mes excuses, je n’ai pas pu résister. Longue inspiration, puis je passai aux choses sérieuses : des excuses, mais pas d’explications ? J’imagine que c’est le moment où je vais en demander et que tu vas m’envoyer paître ? Épargnons-nous cette perte de temps. Pourrais-tu au moins consentir à me dire comment tu te sens, et si tu as besoin de quelque chose ?

Ah, mais non… quelle sotte. Tu n’avais pas besoin de moi Sage.
Et voilà où nous en étions.
Satisfait ?

HRP : Pour info, la tenue et la coiffure sont les mêmes que le gif sur la rep.

« Pas si mauvaise supérieure que cela » ; quelle surprise, quelque chose qui ressemblait presque à un compliment. J’appréciais l’effort. Pas de quoi sauter au plafond, mais un signe évident d’un progrès, aussi infime fut-il. C'était déjà quelque chose à quoi je pouvais m'accrocher.

Comme je pouvais m’y attendre, j’avais le chic pour te contrarier. J’observai tes iris venir chercher le plafond, signe évident que tu n’avais pas apprécié mon sarcasme. Hors de question de m’excuser pour cela. Ce n’était pas la tante qui parla à ce moment, mais la supérieure. Et lorsqu’on abandonnait son poste, il fallait une bonne raison.

Mais ce numéro dura à peine quelques secondes, je cherchais surtout à comprendre. Vint alors un semblant d’explication, l’évocation d’un nom, d’une disparition. Et puis une question, celle qui semblait te brûler les lèvres, si bien qu’il fallut la poser. Une question à laquelle je n’avais pas la réponse… d’où mon silence.

Nous avions tous, à des degrés différents, été touché par la perte d’êtres chers. Tu ne faisais pas exception, Sage. Je comprenais de plus en plus la relation que tu entretenais avec ceux que tu aimais et ça me rappelait fortement quelqu’un.

Oui. Lui.
Ton père, mon frère.
Orion.

Le sentiment de vide après sa mort et celui de son épouse ne faisait que s’accroître. Orion était celui qui maintenait l’équilibre entre nous tous. Celui sur qui devions nous reposer quand les choses n’allaient pas. Mais Orion n’était plus là. Et il t’avait laissé un fardeau qui s’avérait peut-être trop lourd pour tes épaules.

Et lorsque tu me demandas de parler de lui, j’eus cette impression que tu me tendais enfin la main, que tu cherchais enfin mon aide, même si ce n’était que pour le faire revivre quelques instants, par le biais de mes souvenirs.

Après une longue inspiration, comme si je cherchais à reprendre mon souffle, j’allais puiser dans ma mémoire, malgré la douleur. Et chaque mot que je prononçai eut l’effet d’un coup de poignard en plein cœur :

─ Orion était… un soupir, la voix tremblante, mais la volonté de poursuivre : c’était un bel homme pour commencer. Un rire nerveux, voué à détendre l’atmosphère, si seulement… c’est de famille. Il n’était pas très bavard, ça aussi c’est de famille ; je suis l’exception qui confirme la règle. À bien des égards, il était tout simplement le meilleur d’entre nous. Il avait la sagesse d’écouter et la fermeté de prendre ses décisions et s’y tenir. Il avait toujours ce… ce sourire… ce rictus collé au visage quand il m’écoutait parler, quand il voyait que je m’énervais après Canopus, ou quiconque ayant eu le malheur de médire sur moi, sur notre famille.

Une fois encore. Je sentais ma voix trembler.
Mon palpitant s’accélérant, tambourinant contre ma poitrine.
Je n’arrivais toujours pas y croire, même après tout ce temps.
Je n’arrivais toujours pas à faire mon deuil.
Mais cela ne m’empêcha pas pour autant de continuer.
Parce que cette fois ça ne dépendait pas que de moi.
Mais de toi aussi, Sage.

─ Orion… a été là pendant l’une des périodes les plus difficiles de ma vie. Et dans ma tête je me disais toujours que tant qu’il sera là, tout irait bien. Tant qu’il sera là, je n’aurais rien à craindre. L’amour entre nous a toujours été tacite, toujours exprimé à demi-mot, jamais clairement énoncé. Et je… je sentis quelques larmes perler le long de mes joues, mais je ne fis même pas attention, continuant sur ma lancée : je regrette de ne jamais lui avoir dit à quel point je l’aimais. Dans cette famille, nous n’énonçons jamais les choses clairement. Et cela doit cesser.

D’un geste, je vins me redresser pour m’approcher de toi, déposer un baiser sur le sommet de ton crâne. Je me rappelai alors du plus important. Ce que tu devais absolument entendre :

─ Orion aimait son Ho-ran, il aimait notre famille, il vous aimait toi et ton frère. Et moi aussi, même si par moment… tu me tapes sur le système, jeune homme.

Des mots qui venaient du cœur.
Pas de doute.

Une réplique, un retour de flamme, la réciproque des sentiments que nous éprouvons pour l’un comme pour l’autre ; tout était encore ambigu, tout n’était que prémices… mais à cet instant je m’en fichais éperdument. Enfin… je perçai l’armure.


Une brèche de la taille d’une épine, certainement pas le coup d’estoc de l’épée victorieuse, mais avec tous les événements précédents, je devrais savourer cela comme la plus grande des victoires non ? Je n’y arrivais pas. Pour une raison simple : mes mots n’avaient pas vocation à faire baisser ta garde. Obtenir ta confiance était à cet instant le cadet de mes soucis.

Car nous parlions là de ton père, de mon frère. Nous parlions là de l’homme en qui j’avais la plus haute estime, même après des années six-pieds sous terre. Je n’avais jamais oublié et mes sentiments pour Orion n’avaient jamais changé. Et jamais ils ne changeront.

Et à l’instant même où tu évoquas une supposée faiblesse ou lâcheté de sa part, j’eus l’impression qu’un volcan venait tout juste d’exploser. Révoltée, ulcérée d’entendre ça de la bouche de son propre enfant.

Mais curieusement, je gardai ma lucidité. Je compris que ces mots n’étaient pas les tiens. Je n’arrivais pas à y croire. Parce que ce champ lexical… il appartenait à quelqu’un d’autre. Je l’avais entendu tellement de fois que je le connaissais par cœur. Et là encore je n’arrivais pas à y croire, mais si cela s’avérait être ce que je pensais ; rien ne saurait le mettre à l’abri de ce qui pourrait arriver.

Avant tout cela, je faisais face à ta détresse, Sage. Face à tes doutes, tes incompréhensions. T’entendre remettre tout en question, jusqu’au portrait que je dessinais de ton père… je compris qu’en ayant perdu l’étoile qui guidait ton chemin, il t’en fallait une autre pour le retrouver.

C’était ma responsabilité.
J’affrontai donc ton regard, mon cher enfant.

Ne reculant pas devant toi, n’hésitant pas une seule seconde à défendre les douces paroles que j’eus pour Orion :

─ Sage… écoute… un long soupir, j’essayai de remettre de l’ordre dans mon esprit, alors que la colère bouillait dans tout mon corps, la contenant du mieux que je le pouvais : tu demandes à quelqu’un qui l’a toujours mis sur un piédestal, d’être objective ; c’est impossible. Je ne peux te dire que comment je le voyais, comment il était pour moi. Orion était le meilleur d’entre nous et je le pense du plus profond de mon âme. Non, il n’était pas lâche ni faible. Ses silences n’étaient pas des aveux de faiblesse ou de lâcheté. Je vins soudainement chercher ta main, caressant le dos de celle-ci du bout de mes doigts, reprenant dans la foulée : et même si c’était le cas… quelle importance ? Depuis quand la valeur d’une personne se mesure selon sa force ou son courage ? D’où vient cette hérésie, de quelle bouche ?

Je ne savais qu’une chose : elle ne venait pas de la tienne. Et j’avais bien une petite idée sur la question, mais je refusais tout simplement d’y croire. Je redoutais tes prochaines paroles, j’avais envie de les fuir comme la peste. Mais toi, Sage ; bien que tu ne me le demanderas probablement jamais, tu auras besoin de moi, comme maintenant.

Tu m’avais repoussé, encore et encore jusqu’à ce que j’en finisse par croire que c’était peine perdue. Mais non. Lorsque quelqu’un dans le besoin te repoussait, il fallait trouver la force d’insister davantage. Je vous avais abandonné une fois. Pas question de recommencer.

─ Ton père n’était pas parfait. Ses silences laissaient souvent une liberté totale à l’interprétation. Il était réservé, il avait son petit jardin secret dans lequel j’ai toujours voulu entrer. Il avait parfois tendance à jouer un peu avec les règles et les plier à sa volonté, ce petit coquin… de nouveau un rire nerveux, incontrôlé : mais il avait ma confiance et j’aime à croire que j’avais la sienne.

Une longue inspiration, suivie d’un soupir du même acabit, de quoi me laisser le temps de me calmer, de reprendre ma contenance. Tu avais des questions, très bien. Moi je n’en avais qu’une seule :

─ Je répondrai à toutes tes questions, mon garçon. Mais avant cela, j’aimerais que tu répondes à la mienne : qui a eu l’audace de médire sur Orion ? Qui répand des mensonges pareils sur lui ?

J’espérai me tromper, mais… l’espoir était mince.