Les jours avaient passé, depuis notre petite réunion de famille. J’avais retrouvé un neveu pour en égarer un autre ; à croire que le sort s’acharnait sur notre lignée. Mais à la différence de ton absence, Sage, celle de ton frère était réellement inquiétante.


Car personne ne savait où il était. Et depuis deux jours, je revins bredouille d’informations, ce qui eut le don de me frustrer davantage. Je n’avais pas seulement perdu un membre de ma famille, mais aussi un employé… ce qui était d’autant plus dommageable.

Ce qui était le plus inquiétant, c’était le manque d’indice, pas une piste, rien. Même dans le monde magique, les gens ne se volatilisaient pas comme ça, sans laisser de trace. J’avais beau réfléchir, ressasser, essayer de me remémorer si j’avais constaté un comportement différent de celui qu’il avait l’habitude de montrer… mais non ; rien.

Incapable de contenir ma frustration, j’expirai la fumée de ma cigarette dans des soupirs qui s’intensifièrent au fur et à mesure que la fouille dans les méandres de mes souvenirs s’avérait vaine. J’en vins à la conclusion qu’il me fallait voir les choses sous un autre angle. Mais d’abord, me concentrer sur mon travail.

Je n’eus pas d’autre choix alors qu’on frappa à ma porte. J’aurais aimé voir ton frère, mais il ne me fallut que quelques secondes pour constater que c’était toi, Sage. Toi qui vins te présenter à moi, des papiers dans les mains. Toi qui te proposas pour prendre la place vacante qu’avait laissée ton frère. Comme un air de déjà-vu sauf que les rôles s’étaient inversés.

Mais pourquoi étais-tu là mon cher neveu ? Travailler pour moi, vraiment ? Ou alors tu venais pour un motif différent… comme mener ta propre enquête sur la disparition de ton jumeau ? Au fond… quelle importance. Ma réponse allait être la même :

─ Voyez-vous cela... un soupir, s’échappa la fumée une fois encore de mes lèvres avant de s’évaporer dans l’air quelques secondes plus tard. Vint ensuite le moment où comme je le pensais, tu demandas des nouvelles de ton frère. Malheureusement, il n’y avait rien à dire ; et même si cela allait te déplaire, je gardai le silence. Muette comme une tombe.

Tu attendais une réponse ; seule la fumée de ma cigarette s’échappa de mes lèvres alors que je me levai pour atteindre une commode derrière moi. Sur celle-ci trônait une cafetière remplie ainsi qu’un set de tasses. D’ordinaire il suffisait d’un sortilège pour me servir, mais parfois j’aimais faire les choses de mes propres mains. Quant aux documents que tu m’avais amenés, ceux-ci lévitèrent en quittant tes mains ; de l’impulsion d’un geste de la mienne, ils s’approchèrent de moi.

Cependant, ils ne terminèrent pas leur course entre mes doigts. Non. Ils disparurent en fumée, comme celle de ma cigarette. Je revins ensuite près de toi, une tasse de café dans chaque main. Une pour toi, l’autre pour moi. Ce ne fut qu’une fois assise de nouveau qu’enfin je daignai répondre ; dans une tonalité froide aux reflets chaleureux, bien qu’ils étaient difficiles à capter :

─ Je dirige ce département depuis plus de quinze ans. C’est une évidence que je sais qui travaille et qui a travaillé ici. Surtout lorsqu’il s’agit de ma propre famille, jeune homme. Patience, mon cher neveu. Viendra le jour où tu auras le plaisir d’entendre ton prénom au bout de mes lèvres. Dès que je saurai quelque chose sur ton frère, tu en seras le premier informé. Je te le promets. Même si c’est difficile pour toi, je te demande d’être patient.

Une gorgée, puis une seconde ; je sentais l’atmosphère se tendre. Il faut dire que je n’avais rien fait pour te mettre à l’aise jusqu’à présent. Et bien que tu ne le méritais sans doute pas vu ton comportement ces dernières années… je tentai toutefois d’adoucir cette tension qui régnait entre nous :

─ Tu as meilleure mine qu’il y a deux jours… c’est quand même le comble de prendre plusieurs années de vacances pour revenir avec une tête comme la tienne. Un sourire goguenard du coin de mes lèvres alors que je repris une gorgée, poursuivant : tu as faim ?

Pensais-tu que ça allait être aussi facile mon cher ? Je me demandai ce que tu t’imaginais en débarquant dans mon antre comme une fleur après ce que tu avais fait. Toi et moi n’en avions pas tout à fait terminé avec notre conversation lors de notre petite réunion de famille.

Tu te muras dans le silence, te réfugias dedans. Par pudeur, par manque de confiance en moi ou parce que tu n’aimais pas entendre ce que je te disais. Qui sait… peut-être même les trois à la fois.



Et quand tu vins à me demander le parcours de ton frère ainsi que de prendre sa place, je ne pus m’empêcher de hausser les sourcils, encore moins de glousser. Si tu ne voyais pas ce qui me faisait rire, tu n’y étais pour rien. Mais cette politesse dont tu tentais de faire preuve ne m’amadouait pas d’un iota. Pire encore, je ne voyais en elle aucune sincérité. Pour moi ce n’était que du dédain. Comme si j’avais extirpé de force ces mots de ta bouche.

Peut-être que j’avais tort ; c’était possible. La faute n’était totalement pas tienne ni mienne. Nous la partagions. Cette méfiance mutuelle n’avait rien d’anormal, elle était le fruit de mes erreurs et de ton comportement. Je n’avais pas oublié cette promesse tacite que j’avais faite à ton père mon garçon. Je n’avais pas réussi à la tenir et aujourd’hui encore je le regrettais. N’espérant qu’une chose : qu’il n’était pas trop tard pour corriger le tir.

C’est donc dans un calme effarant que je repris la parole :
─ « S’il vous plaît » … une fois encore, impossible de me retenir de rire. Comme tu es poli. J’imagine que ça doit t‘être difficile n’est-ce pas ? Que la décision me revienne. Une longue inspiration, un soupir du même acabit, puis : il a été affecté à la Gemme en effet ; mais pas seulement. À une époque il était affecté au voile. Un beau jour il m’avait même demandé d’être affecté aux prophéties. Il m’est rare de lui refuser quelque chose ; compétent comme il est.

Toi en revanche, c’était une autre histoire. Avais-je vraiment des doutes concernant tes capacités ? Non. Je connaissais ton parcours, raison pour laquelle tes documents m’étaient superflus. Mes seules véritables interrogations… je voulais t’entendre y répondre. De vive voix, pas d’un vulgaire morceau de papier d’où les mots n’avaient que si peu de poids.

─ Très bien. Tu pourras prendre la place de ton frère le temps qu’il nous revienne. Nous déciderons ensemble de ton avenir dès son retour que j’espère dans les plus brefs délais. Pas si vite jeune homme, nous n’en avions pas terminé. Tu ne pensais tout de même pas t’en tirer à si bon compte pas vrai ? Cependant. Nous allons d’abord avoir une conversation toi et moi. Tout se mérite, jeune homme. Petit rappel de notre réunion.

Mais avant cela, je pris le temps d’une nouvelle gorgée pour réfléchir. Ce que je voulais savoir… ce qu’il était susceptible de partager ; lui tirer les vers du nez n’allait pas être mince affaire. Mais cela m’aidait fortement qu’il avait besoin de mon accord pour être ici. Il n’y avait rien de mieux qu’un levier pour faire pression lorsqu’on voulait obtenir quelque chose de quelqu’un. Tu finiras par me pardonner jeune homme.

─ Je me rends compte que j’ai été bien trop hâtive dans mon jugement. Les faits ne changeront pas, mais j’ai besoin de comprendre. Pourquoi tu as fui tes responsabilités ? Tu disais il y a deux jours que nous sommes incapables de nous comprendre, de nous écouter… je te donne la chance d’avoir une conversation à cœur ouvert avec moi. Si tu satisfais mon petit caprice, en signe de parité je répondrai à la moindre de tes interrogations.

Devant l’insistance de mon regard, j’espérais qu’enfin tu t’ouvrirais un peu à moi. Me donner un signe que je pouvais te rendre la pareille. À mon sens, c’était déjà un bon début, non ?

Ça aurait pu continuer ainsi, ce dialogue de sourds. Tu n’avais pas envie d’être là, si bien que ça devenait presque un supplice de prétendre le contraire. Je me demandais bien ce que tu pouvais penser mon cher neveu.


Et lorsque tu vins à me répondre, je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire du coin de mes lèvres. Tu n’en savais pas la teneur, mais cela n’avait aucune importance. C’était amusant de t’entendre dire que tu dirigeais la famille alors que c’était un statut qui t’était tombé dessus comme la pluie du ciel. Tu n’avais rien fait pour le mériter et tu pensais sans doute que le respect devait t’être donné, rien que pour le rôle que tu jouais.

Mais si tu réfléchissais un instant, tu le saurais mon cher. L’autorité que tu pensais détenir sur nous était-elle réelle ? Pouvais-tu vraiment me forcer à faire quoi que ce soit si je n’en avais pas envie ? Mais surtout… à quoi bon ? Je ne me montrais pas plus intelligente que toi à mon grand regret. Ce concours de qui avait la plus grosse entre nous était fatigant. Un jeu auquel je ne voulais plus jouer.

Puis tu te levas pour quitter la pièce. Laissant entre nous une tension supplémentaire. C’était mon rôle de l’apaiser et je n’avais pas été capable de le faire. Ce fut à peine si j’avais essayé d’ailleurs. Tu fis mention de ton frère et de votre « accord » et tu t’imaginais quitter la pièce ainsi. Tu n’avais sans doute plus rien à me dire. Moi oui. Raison pour laquelle la porte resta close, même si tu tentas de l’ouvrir.

Et pour bien te faire comprendre que l’entretien était presque terminé, je fus celle qui te barra la route, me positionnant juste devant. M’appuyant même dessus. Un long soupir las s’échappa de mes lèvres. Cette atmosphère était désagréable, mais je comprenais ton affolement. Après tout… tu n’avais sans doute que ton frère en tête et ne pas savoir où il était, devait être terrible.

Comme ce fut mon cas à une époque.
─ Tu sais… depuis mon plus jeune âge j’ai dû lutter pour obtenir la moindre reconnaissance. Même venant de ma propre famille. Mon père ne m’a jamais dit qu’il m’aimait, mais il aimait à le faire comprendre par le biais de petites attentions. Ça n’avait jamais été suffisant à mon goût. Il y a une personne en revanche avec laquelle je partageais tout : ton père, Orion. Forcée de marquer une pause dans ma tirade alors que les souvenirs vinrent me frapper en plein visage comme une claque. Même plus de quinze après je n’avais toujours pas digéré sa mort. Il me disait souvent qu’être patriarche ne l’intéressait pas. Je crois même que s’il avait pu, il m’aurait délégué ses responsabilités. Orion n’avait d’yeux que pour vous : sa femme et ses enfants.

Petit rire amusé pendant que je me remémorai quelques moments passés avec lui. J’en vins alors à ma conclusion que tu attendais sans doute avec impatience, toi qui ne voulais plus être dans la même pièce que ta tante une seconde de plus :

─ Tu parlais d’accord tacite ? En voilà un pour toi. Je n’ai jamais voulu d’enfants, je ne pensais qu’à ma carrière, mes ambitions. En revanche, même sans lui dire, Orion et moi savions que si quoi que ce soit devait lui arriver, lui et son épouse, je serais là pour vous deux. Sage et Regulus… ses deux plus belles étoiles. Sa mort m’a bouleversé à un point que tu ne pourrais même pas l’envisager, mais je me devais d’assumer cette promesse que je m’étais faite.

Puis je te regardai droit dans les yeux mon cher neveu. Mon cher Sage. Te disant la vérité sur ta tante. Pas reluisante certes… mais elle était tienne. Tu pouvais en faire ce que tu en voulais.

─ Et voilà que mon père arriva comme une fleur dans l’équation, me donnant enfin la reconnaissance que j’avais ardemment désirée. Un poste de pouvoir pour calmer mes ardeurs, pour réaliser mes ambitions. La suite tu la connais. Vous êtes tombés sous son emprise et de mon côté, je me suis réfugié dans ma honte, pensant qu’il était trop tard, que je vous avais abandonné à votre sort. Je ne sais pas si nous arriverons un jour à rattraper tout ce retard accumulé… je l’espère.

Et pendant que je j’ouvrais la porte, j’en profitai pour m’écarter afin te laisser passer, te laissant dans ta réflexion avec ces mots :

─ Ne te méprends pas, je pense toujours que je suis celle qui doit diriger cette famille. Mais pas pour ma gloire personnelle, pas pour obtenir un respect que j’ai déjà gagné. Je dois faire de vous des étoiles scintillantes. Nous retrouverons ton frère, Sage… et je tiendrai ma promesse. Et si vous ne voulez pas de moi ni de mon aide…

Nous verrions cela bien assez tôt. Tu avais déjà fort à faire. Je te laissai donc vaquer à tes occupations, digérer mes dires dans le même temps. Je t’avais confié la vérité, tu pouvais en faire ce que tu voulais. S’il était déjà trop tard à ton goût, l’erreur était mienne. J’étais prête à en assumer les conséquences.