En ce jour spécial, père vous a accompagné. Tu bombes le torse, Jasper, arpentes près de lui le chemin de traverse tel un conquérant. Toi qui n’as jamais connu que son regard, que la joie de son contentement, tu te sens fier ta liste de fournitures à la main. Tu as attendu ce jour si longtemps. Il n’a jamais arrêté, père, de te parler de Poudlard, de te parler de ce que serait ta vie là-bas, de ce que tu accomplirais, de combien tout le monde serait fier. Rentrer à Poudlard, c’est entrer dans la cour des grands. T’es pressé de faire tes preuves, Jasper, bon petit soldat que tu es. Pressé de lui montrer de quoi tu es capable, que toi aussi, tu peux prendre soin et embellir votre jardin. Quand tu arrives à la porte de Fleury et Bott tu te stoppes, te tourne, presque solennel avant de déclarer.

— Je vais aller chercher mes livres seul.

Il sourit, amusé. Tu te sens comme un grand, la vérité c’est que t’es encore rien qu’un môme qui se prend beaucoup trop au sérieux, qui prend ce monde beaucoup trop au sérieux. Tu n’as aucune fenêtre sur le monde, sur la vie. Pour toi, c’est une conquête que t’entame, mais t’as aucune idée du genre de trône que tu vises.

Quand t’entres dans la librairie tu lèves la tête. Les étagères à perte de vue et soudain tu réalises combien t’es petit, combien les livres sont nombreux et à des hauteurs inaccessibles. Tu te sens d’un coup démuni, hésites à aller chercher père, finalement, mais t’imagine déjà son regard déçu.

Argus, chaque mot compte, alors quand tu dis quelque chose assure toi de pouvoir l’assumer.

T’en frissonne d’avance. Non, hors de question. Tu secoues la tête, te fais violence et le nez vers le plafond t’avance. Tu t’enfonces dans les rayons, passe ton regard de la liste de livres aux étagères les plus hautes, parce que les livres de Poudlard sont tellement importants qu’ils doivent être en haut, non ? Tu recules de quelques pas, le regard toujours vissé partout sauf là où il devrait être, quand soudain tu butes maladroitement contre le dos de quelqu’un. Tu te retournes, confus, devant toi t'aperçois un garçon. Avec des cheveux d’or, pas blond, or, ça te fascine une seconde, ils sont aussi dorés que les tiens sont ébène.

— P… Pardon. Je t’ai pas fait mal j’espère ?

Il est à peu près de la même taille que toi, probablement du même âge que toi. Soudain tu réalises, tu t’excites, un sourire idiot aux lèvres.

— Dis, dis, tu vas à Poudlard toi aussi ?

T’as jamais rencontré de personne extérieure à la maison. Soudain ta fenêtre sur le monde s’ouvre.

Pourquoi t’es si grand ? La question te surprend, tu clignes des yeux, tu ne sais pas comment la prendre, est-ce un compliment ou un reproche ? Il n’a pas l’air d’être véhément ceci dit, tu le trouves vachement sympathique. Son sourire est communicatif, tu souris pas beaucoup à la maison, père veut te voir sérieux, alors ça te surprend aussi de voir tes risettes se creuser aussi facilement.

— Non, non, j’entre en première année ! Ça veut dire qu’on sera camarade !

Tu lances ça, fier, comme-ci c’était une information incroyable. Ça l’est peut-être, tout te semble incroyable aujourd’hui. Mais très vite, ton sourire s'affaisse. Qui dit glace dit sortir. Qui dit sortir dit croiser père et qui dit croiser père dit…

— Mais je…

Il ne voudra jamais. Vous êtes là pour la liste, ta liste, pas pour des glaces, encore moins avec des gens que tu ne connais pas. Tu baisses la tête, un peu penaud. T’as jamais désobéi à ton père, jamais. Mais le garçon aux cheveux d’or te regarde comme-ci il attendait une réponse. Tu rougis un peu, c’est important les camarades, non ? Et t’as pas envie qu’on te traite de mauviette.

— Mon père attend à l'entrée. S’il me voit il ne me laissera pas. Il est… Sévère.

Tu fixes tes pieds, désolé. Des fois, t’aimerais dire à père que t’aimerai jouer comme les autres enfants, mais tu ne supporte plus d’entendre que tu n’es pas comme les autres enfants, parce que t’es l'héritier, Jasper. Tu dois tout faire bien, Jasper.

— Je suis désolé, j’aurais bien aimé manger une glace avec toi… T’es vraiment sympa en plus…

Une évidence pour toi après cette minute.

Tu lances un regard anxieux vers la porte d'entrée. Il est là, aussi droit qu'un piquet. De loin, il te fait presque penser à la figure inquiétante du Sphinx, posé là, les yeux brillants d'intelligence, prêt à vous déchiqueter en cas de fausses réponses. Tu baisses la tête, un peu gêné, réprimes une grimace.

— Oui, il aime pas trop rigoler.

Tu serres ta main dans la sienne. Soudain ça te frustre. Ton père est un obstacle infranchissable, pourtant il te semble que chez beaucoup de famille ce n'est pas comme ça que sont les papas. Presque un soulagement quand ton nouvel ami te tire, t'entraîne dans les rayons jusqu'à ce que la silhouette de Phileas disparaît derrière les larges bibliothèques de bois. Plan B, qu'il dit. Comme-ci ton père n'était qu'un simple contre temps dans un plan qui, de toutes les façons, sera réalisé. Et ça te fascine, Jasper, de voir ce petit gars, aussi frêle que toi, balayer d'un revers de la main tes entraves. Tu te laisses faire, abruti, le regarde pousser le coffre, monter dessus, ouvrir la fenêtre et sauter. Tu réalises que tu ne connais pas son nom. T'as pas le temps de lui demander qu'il a déjà sauté. Tu te retrouves seul l'espace de quelques secondes. Tu pourrais rebrousser chemin. Tu pourrais faire comme toutes les autres fois. Mais il y a cette fenêtre devant toi. Et c'est la première fois, la première fois Jasper, qu'on t'ouvre une échappatoire. Et tu ne connais toujours pas son nom.

Tu sautes maladroitement par la fenêtre, atterris malhabile dans la ruelle. T'as presque rien fait, mais t'as les joues rouges, le souffle court. Tu te plantes devant lui, tu crois que t'as peur, Jasper, alors tu ne comprends pas pourquoi tu souris.

— Tu m'as pas dit comment tu t'appelais !

Derrière vous, peut-être que ton père, s'impatiente, peut-être même est-il entré pour savoir ce que tu faisais. Oui, tu as définitivement peur, Jasper. Alors pourquoi ton sourire s'élargit d'autant plus ? Dans l'ombre de la rue tu lui prends la main le tire derrière toi. T'observes rapidement si tu vois quelqu'un que tu connais dans la foule avant de lancer par-dessus son épaule.

— Moi c'est Argus mais appelle moi Jasper. Je préfère Jasper.

Ça aussi, c'était la première fois que tu le disais.

Juste Clovis. Tu souris, le répètes doucement juste pour toi, juste pour ancrer ça en peu plus dans le réel. T'as pas l'habitude, Jasper. T'as été toute ta vie durant un trésor (un pantin) lourdement gardé. Il y avait eu Iphi, ça avait tout changé. Mais il y avait quelque chose d'incroyablement plaisant, d'incroyablement doux d'avoir ce prénom juste pour toi. Quelque chose que papa et maman ne savaient pas. Quelque chose qu'ils n'iraient pas savoir.

Tu grimaces un peu quand il tend sa pièce, que tu comprends qu'il t'invite. Père t'as toujours dit de ne pas avoir de dette, de tout faire pour les régler si tu en avais. Mais soudain, ton regard s'illumine. Ça veut dire que tu vas devoir lui payer quelque chose toi, aussi. Ça veut dire que tu auras un prétexte pour l'inviter quelque part ? Il est vrai que tu allais le voir à Poudlard. Tu t’adoucis, face aux nombreux parfums tu hésites. Chez toi ce n'est que mets raffinés, choses compliquées. Peut-être pour ça que tu te laisses tenter par le plus simple.

— Chocolat !

T’accueilles ta glace dans un sourire, un merci pour le glacier, alors qu'avant de la lâcher tu braques ton regard argent sur Clovis.

— La prochaine fois c'est moi qui invite !

Parce qu'il y aura une prochaine fois, n'est-ce pas ? Tu n'oses pas poser la question, ma tu guettes son expression. Peut-être te trouve-t-il trop mou ? Trop quelconque ? C'est qu'il a l'air tellement solaire, ça tranche tant ta vie a été jusque-là austère. Tu lèches ta glace, grimace sous le froid. Autour de vous ça grouille de monde. T'as pas conscience que c'est peut-être bien la première fois que le spectre de ton père ne plane pas au-dessus de toi.

— T'es venu tout seul, en fait ?

C'est que tu n'as vu personne autour de lui.
C'est que tu trouves ça franchement cool. Ce garçon te subjugue.

Son cri te surprend.
Et tu te surprends plus encore à rire.

C'est cristallin sur tes lèvres, d'instinct tu viens poser une main dans son dos. Tu te moques pas, non. Tu t'amuses. Il y a quelque chose de solaire chez lui, quelque chose de contagieux. Tu te sens bien, la sensation que ce n'est pas nouveau, que ce garçon aux cheveux blonds, tu le connais depuis toujours. Il te met à l'aise, tu ne saurais pas dire comment, dans tous les cas c'est grisant.

— Hahaha doucement !

C'est là qu'elle résonne, la voix. Tu tournes la tête, la femme qui vous toise tu la trouve tout aussi intimidante que ta mère. T'as toujours la main contre le dos de Clovis, t’entend des mot comme campagne, journaliste. Tu tournes un regard confus à ton compagnon, il ne voulait pas qu'elle débarque, c'est ce que tu crois comprendre à l'expression de son visage. Le regard qu'elle te lance te glace, tu retires ta main, honteux, l'impression d'avoir été pris en flagrant délit, l'impression d'être moins que rien aussi. Ça vexe ta fierté plus que tu ne le réalise. On t'avait jamais regardé comme ça, comme un petit. Soudain t'as envie de prendre Clovis par la main et de vous enfuir. Il a dit que tu étais son ami.

— Ça va aller ?

Tu lui glisses, inquiet. T'as pas envie qu'il se fasse punir, il n'a rien fait de mal, pas tout seul du moins. Mais tu comprends que faire des vagues ne serait pas dans son intérêt. Pas là. Pas maintenant. Alors quand il te demande de repasser par la fenêtre tu hoches la tête, solennel. T’engloutis ta glace et exécutes, ignore les quelques regards amusés et part à la recherche de Clovis. Tu vois parmi les clients sa tignasse blonde, tu viens attraper sa manche, regardes discrètement autour de toi avant de le prendre à part.

— Tiens !

Tu lui glisses ton galion dans la main. Ça va être au tour de ton père d'hurler mais qu'importe.

— T'as qu'à dire que c'est le tien, j'ai pas envie que tu te fasses gronder.

Tu le regardes déterminé, tente de faire comme ton père, de faire taire les contestations d'un seul regard. La dame n'a pas l'air de venir, mais du coin de l’œil tu vois ton père à l'entrée. Tu te recules un peu, essayes de rester dans son angle mort, manquerais plus qu'il vienne lui aussi.

— C'était ta mère ?

Tu t’abstiens de tout commentaire supplémentaire, même si t'as encore son regard en travers de la gorge. Maladroitement tu presses sa main, essayes de te composer un sourire rassurant sur le visage. Mère ou pas, père ou pas, t'aimes pas la moue qu'il a sur le visage. Tu glisses, en espérant que ça le fasse sourire.

— Faut pas t'en faire, demain on sera dans le Poudlard Express et personne nous dira plus rien !

Tu fais la moue, quand bien même les coffres débordent, c'est pour un vulgaire gallion qu'il s'est fait enguirlandé et tu t'en sens responsable quelque part. Mais tu n'insistes pas, le laisses replacer dans ta poche ta monnaie. Ça ne t'empêche pas de froncer les sourcils et dire avec un aplomb que tu n'aurais pas soupçonné chez toi.

— D'accord je la garde, mais je la ressortirai pour te payer un truc et cette fois t'aura pas le droit de dire non.

T'essayes de te faire imposant, pas nécessairement parce que tu complexes, déterminé l'espace de quelques secondes, parce que ce garçon t'inspire. Si t'envies pas le peu de ce qu'il te dit, t'as du mal à décrocher les yeux de son sourire, de l'insolence qu'il dégage, de cette façon qu'il a, impertinente, de balayer les adultes d'un vers de la main. Pour tes yeux d'enfant tu trouves ça d'une force incroyable. Pourtant, quelque part au fond, tu te dis qu'il doit bien être seul, Clovis. Toi, t'espères que tu manqueras à Iphi, père et mère. Toi, tu penses que peut-être que Clovis à besoin de voir qu'il manque.

Tu l'observes du coin de l'œil, viens te poser en face de lui dos au rayon. Sa réflexion te fait rire. Oui, gryffondor, c'est la maison, des flamboyants avait dit maman. Tu te dis que ça irait bien à Clovis. Flamboyant, comme lui. Tu te viens te gratter la joue, un peu confus. Toi, si tu devais choisir, ce serait chez les verts que tu voudrais être

— Moi j'aime bien Serpentard.

T'oses, t'es pas bien sûr que ça va lui plaire, quelque part ta peur de voir son rejet. C'est ton premier ami, t'aimerai le rester plus de quarante-cinq minutes. Néanmoins, tu ne te vois pas mentir. Père le dit souvent : le mensonge est perversion.

— C'est pas super comme réputation, d'accord. Mais je ne sais pas, je les admire un peu. Être capable de toujours avancer, être assez fort pour ne jamais s'arrêter, finir par réussir même si tout est contre toi. Je ne serais pas contre être là-bas. Gryffondor, Serpentard c'est même un peu pareil, non ?

Tu lui adresses un sourire d'excuse, comme-ci tu venais de dire une grosse bêtise. Mais tu y crois, toi, au fait que c'est si nul que ça d'être à serpentard. T'espères qu'il voudra toujours être ton copain si tu vas chez les verts et que lui pas. Tu vas même pour le lui dire quand à côté de vous l'ombre de ton père apparaît. Tu sursautes face à son regard sévère. Il te dévisage, son regard passe de toi à Clovis. À la vue de sa tignasse blonde, ses yeux s'agrandissent légèrement, un sourire poli apparaît sur son visage. Ton père, tu le trouves plus dangereux encore quand il sourit comme ça.

— Jeune maître, j'espère que mon fils ne vous importune pas ?

Tu le regardes, légèrement vexé.

— Je le dérange pas. C'est Clovis, père, c'est mon ami !

Tu regrettes instantanément d'avoir porté la voix. Le regard qu'il te lance te fait te tendre, reculer d'un pas. Tu parles comme un enfant, or tu sais que ton père déteste quand tu fais l'enfant.

— Ami, donc... Il te délaisse des yeux une nouvelle fois, tu te retrouves à baisser la tête. Il est fâché. Son sourire n'a pas faibli quand il revient sur Clovis. Vous venez acheter vos livres également ? Ah ! Vous rentrez aussi à Poudlard, n'est-ce pas ? Comme mon fils. Mais je ne vois pas votre père... J'espère que vous n'êtes pas perdu ?

T'admires l'aplomb avec lequel Clovis mène la conversation. Un seul regard de ton père et tu baisses déjà les yeux, trop habitué que tu es à te soumettre, à te jauger via son regard, à légitimer tes propres envies selon sa vision. Quelque part, tu penses Clovis fou. Si c'était toi qui avais osé répondre avec autant d'insolence tu n'oses même pas imaginer ce qu'il aurait fait. Tu ne lui as jamais vraiment donné l'occasion de te le montrer. Le truc bien avec la peur, c'est qu'elle empêche d'oser essayer.

Pourtant, ton père le regarde avec sourire mielleux. Pas une once d'agacement, ni même de lassitude. Tu te sens mal à l'aise, Phileas Fawley est pourtant l'homme le plus strict que tu connaisses. Tu fronces les sourcils, essayes de comprendre. C'est pas normal et les sous-entendus son trop grand pour que tu puisses les ignorer. Tu passes de Clovis à ton père. Clovis n'est pas n'importe qui. Parce que ton père ne se déplace pas pour n'importe quoi. Le rire léger (si inhabituel) de ton père vient te le confirmer.

— Vous êtes très observateur. En effet. Je suis Phileas Titus Fawley, patriarche de la noble famille Fawley et conseiller économique pour la campagne de votre père. Argus, tu m'étonnes, tu sais pourtant qui sont les Lestrange, n'est-ce pas ?

Tu regardes incrédules l'espace d'une seconde ton père. Puis dans ton esprit surgissent les mots campagne, journaliste. Lestrange. Clovis est le fils du candidat au poste de ministre. Tu te tasses, marmonnes dans ta barbe.

— Je sais, mais ça change rien.

Cette conversation t'agace. Quelque part c'est vexant de savoir que ton père connaissait Clovis avant toi. Ça te vexe encore plus qu'il sous-entende que son nom avait une quelconque importance. T'aimes pas non plus l'idée que Clovis puisse se faire des idées, penser que tu l'as approché de façon intéressée. T'avais aimé le fait de n'être juste que Jasper le grand aux cheveux noirs et que lui ne soit que Clovis le plus petit aux beaux cheveux blonds. Les adultes viennent toujours tout compliquer. Si c'est ça grandir alors non merci. Tu lâches.

— Est-ce qu'on peut aller acheter nos livres ?

Visiblement, ton audace le surprend, il te regarde, impossible de dire s'il apprécie ou non. Qui sait, du haut de tes onze ans beaucoup de choses étaient encore flou, mais tu comprenais que, pour les intérêts de la famille, ton père pouvait se faire étonnamment flexible.

— ... Naturellement. Vous me rejoindrez à l'entrée ? J'aimerais vous raccompagner jusqu'à votre père, je n'ai pas encore eu l'occasion de le saluer. Tu nous accompagneras, Argus.

Tu hoches la tête, agrippes doucement la manche de Clovis.

— Naturellement.

En parfaite imitation avant de tourner les talons. L'idée que ton père s’immisce et décide de ça aussi, ça t’irrite.

Tu serres le tissu entre tes doigts. Dans ton dos tu le sens encore le regard de ton père, tu sais qu'il vous regarde, tu sais que dans sa tête doit passer mille mots. Tu lui a tout donné, tout laissé, de tes vêtements à tes propres jouets, de tes goûts à la moindre de tes interactions. Mais tu ne veux pas lui donner ça. Tu te découvres possessif soudain. Tu découvres l'envie d'avoir ton jardin à toi, quelque chose, n'importe quoi, sur lequel ni lui, ni personne n'aurait de prise.

Tu fulmines en silence, les sourcils froncés, tendus. C'est la voix de Clovis qui te ramène, tu lâches sa manche, passe une main contre ton cou.

— J'aime pas ce qu'il a fait. Lâches-tu en fixant le sol. Il fait toujours ça.

Ça ne te gênait pas avant. Peut-être parce qu'enfermer au domaine tu ne te rendais pas compte de ce dont on te privait. Donner était normal. Abandonner était normal. C'était tout ce qu'on attendait de toi et tu n'avais jamais remis ça en question. La famille avant tout. La famille c'était ton père qui la gérait. Alors c'était ton père qui décidait. Mais soudain ça te frustre, sans comprendre pourquoi. Soudain ça te semble injuste et ça te révolte sans que tu ne puisses l'exprimer correctement. Tu as envie de le rendre fier, ton père. Mais tu commences à ne plus vouloir que ce soit au détriment de toi, de ce que tu es.

Il glisse amer, Clovis. Parle de ton sang pur. Tu relèves les yeux vers lui, oses demander, un peu brute.

— Et ça te gêne ?

T'es suspendu à ses lèvres. Tu crois que ce serait peut-être la première fois que tu en voudrais sincèrement à ton père si Clovis te rejetai. Serpentard il pouvait l'accepter, le tolérer. Mais ton père, ton sang, ton héritage, le pourrait-il ? Les adultes viennent toujours tout cacher. Tu masses ta nuque, nerveux.

— Tu sais, je savais pas qui tu étais. J'ai pas sauté par la fenêtre parce que t'as une famille un peu comme la mienne. Je voulais juste vraiment manger cette glace avec toi.

Un peu maladroit tu sors ta liste histoire d'avoir quelque chose dans la main.

— Je m'en fiche de ta famille, t'es juste Clovis. Est-ce que je peux continuer à être juste Jasper du coup ?

Est-ce que je peux continuer d'être ton copain ?

Tu secoues la tête, il n'est pas bête. Peut-être un peu trop spontané pour son propre bien mais bête, ça, non, tu ne crois pas. Tu l'observes, esquisses un sourire touché quand, maladroitement, il te dit que t'es pas ton père, que t'es toi et que c'est bien comme ça. Tu te surprends à rougir, ces mots te soulagent plus qu'ils ne le devraient.

Tu ne réponds pas. Pas envie de mettre plus de mot qu'il ne le faut, de verbaliser tout, c'est pas nécessaire, pas pour toi du moins. Il y a des choses qui se voient, d'autres qui se disent. Ça, ça se voit. La risette au coin des lèvres quand tu vas chercher tes livres un à un. Des manuels aussi gros que toi parfois. Tu vas à la caisse tant tes pièces, avant de porter à bout de bras tes livres non sans maladresse. T’aperçois la tignasse blonde de Clovis, plus loin ton père. L'idée te traverse que tu pourrais peut-être négocier une glace, mais tu vois au regard de ton père son envie brûlante d'aller consolider ses liens. Tu fais un signe de tête à Clovis, murmures pour lui.

— Demain.

Parce qu'on ne pourra pas y échapper à cette rencontre qui lasse et angoisse déjà. Mais demain ce ne sera plus pareil, aujourd'hui c'est la dernière fois pour au moins plusieurs mois. Demain, on sera libre. Tu crois te souvenir que ton oncle t'a parlé d'une dame qui distribue dans le Poudlard Express des bonbons.

— Bien, je vois que vos achats sont fait. Monsieur Lestrange est un peu plus loin, venez.

Quand ton père tourne le dos, t'ose regarder Clovis, faire un truc fou. Tu fais une grimace dégoûtée, la même que t'as fait la première fois que t'es tombé sur un dragée surprise goût vomis. Puis t'avances, porte tes livres, ton père n'a pas proposé de les prendre. Ça ne t'étonne pas, après tout on est responsable de ses affaires et chez toi il convient de faire les choses par soit même. Vous évoluez dans la foule, tu commences à voir les flash des appareils photos plus loin. Soudain, t’aperçois la même dame blonde que tout à l'heure, plein de têtes blondes, partout. Et un homme. Si tu pensais ton père impressionnant, celui-là était autrement plus intimidant. Ton père l'apostrophe poliment, se décale légèrement pour qu'ils puissent tous vous voir, Clovis et toi.

—Vous avez un fils charmant, monsieur Lestrange. Madame, c'est un plaisir de vous voir. Vous ais-je déjà présenté mon fils ? Argus, viens ici, veux-tu ?

Tu lances un regard à Clovis.
Demain, tu dis.

C'est drôle, t'en viens à te dire que les adultes tu les préfères sévères, intraitables plutôt qu'aussi souriants. Alors que tu prends la peine de les observer, tous les deux, les mains qui se serrent, les sourires sur leur visage. Ils te donnent la sensation d'ogres prêts à tout dévorer. Tu sais ce qu'est un rire sincère, tu sais ce qu'est une joie authentique. Eux, eux ce n'est pas ça. Tu es sans doute trop jeune pour comprendre tout ce qui se cache derrière leurs gestes, mais tu es suffisamment grand pour savoir que c'est dangereux, pour savoir que tu détestes.

Et le regard qui braque sur toi te transperce. Ton père était une chose, mais cet homme était d'une toute autre trempe. Et il y a quelque chose chez lui qui t'effraie, te met mal à l'aise. Ses mots sonnent faux, à côté de la plaque, quand il parle de ton caractère ton regard glisse vers Clovis.

Il en a beaucoup plus que moi, alors pourquoi vous ne le regardez pas comme ça ?
Tu pourrais être fier d'être comparé à ton père, en temps normal tu le serais. Mais de la bouche de cet homme ça sonne étrange, ça sonne comme un écho à cette part d'ombre que tu ne connais pas, que tu ne veux pas connaître, mais que tu surprends parfois du coin de l'œil dans les moments où ton père ne te soupçonne pas. Parce que tu as été si sage, si lisse jusque-là. Ça te fait froncer les sourcils, quand il impose sa main sur ton crâne, tu serres tes livres. Non définitivement, tu n'aimes pas ce type. Derrière toi, ton père jubile.

— Tu me touches, je suis très fier de lui il est vrai. Il fera de grandes choses à Poudlard, n'est-ce pas Argus ? Il n'attend même pas de réponse, poursuit, ravi, d'humeur à plaisanter. N'ai crainte, je vais le former comme il se doit, ton aîné sera bien épauler !

— Je préfère épauler Clovis.

Ça tombe lourdement dans l'air, ça fait s'écraser le rire de ton père contre son palais. Il te regarde, stupéfait. Tu t'entends, stupéfait. T'as le regard braqué sur Magnus et tout dans ta tête te crie de cesser. Parce que cet homme te fait peur, parce qu'il y a quelque chose chez lui qui te terrorise. Il est du même acabit que feu ton grand-père. Rosalia le disait souvent : on peut apprendre à sentir l'âme des gens. Si Clovis était le soleil, lui était un coulis de lave qui lentement, très lentement, brûlait en silence.

— J'ai quelque chose à lui prêter, d'ailleurs, puis-je, monsieur Lestrange ?

Tu crois que tu n'as jamais vu ton père devenir aussi blanc. Il voulait tes sourires, il voulait ta politesse. Mais tu restes braqué sur cet homme si immense. Derrière lui tous ont l'air vidé de leur essence. Voir Clovis au milieu de cet attroupement te glace le sang. Spontanément tu tends tes livres à ton père, sors de ta poche la première chose qui rentre en contact avec tes doigts. Une carte de sorcier célèbre, brillante, le genre de petit trophée qu'apprécient les enfants. Tu la tends à Clovis, ta grimace trahie l'improvisation.

— Tu me la rend demain, hein ?

T'es mort de trouille.