▌T'as perdu mais tu te vexes pas, c'était couru d'avance. Tu hausses les épaules, amusé. Laisse tomber la crème pour les mains; des gants en peau de dragon, c'est ça que tu vas lui offrir pour Noël (c'est à moitié sérieux). Comme ça Dorothy aura des mains nickels et bien protégées durant les matchs, et peut-être même que ça donnera lieu à des surnoms de la part de ses supporters, comme Mother of Dragons ou un truc badass comme ça.

Tu prends un shot et tu bois, acceptant sobrement ton destin. Tu comptes te rattraper sur le prochain défi, c'est sans compter la fourberie de Neal. Il ne pose pas une question facile. Du tac au tac tu serais tenté de répondre que tu n'as pas de type, mais il a précisé qu'il fallait entrer dans les détails pour gagner. Et c'est pas que tu doutes de ta capacité à tenir les shots, mais tu aimerais bien pouvoir leur proposer le prochain défi. Alors tu réfléchis.

Pendant ce temps, Dorothy donne sa réponse, te déconcentrant légèrement. Tu ne peux pas t'empêcher d'écouter et ce faisant, tu réalises que tu n'es pas forcé de parler de critères physiques. Parce que physiquement, il faut le dire, t'as pas de préférence. Alors bien sûr si la fille est plus petite que toi, ça t'arrange, t'as l'air moins ridicule, mais... ça s'arrête là. Ça t'amuse que ton amie parle de lunettes et de blouses blanches et tu lâches un rire, entre deux gorgées de bières.

Lunettes oui, mais pas de blouses blanches. Ça me rappellerait trop le travail. Je pourrais pas sortir avec quelqu'un au travail, ce serait trop bizarre... Vous pourriez, vous? Je sais pas, imaginez le drama si ça se passe mal. Et encore, moi ça va parce que je suis pas famous, mais entre joueurs de Quidditch... je vois déjà les unes de Sorcière Hebdo en rafale là!

Tu parles sérieusement et sans arrière-pensée, mais tu parles trop, certainement. Tu prends une nouvelle gorgée de bière. Allez courage. Toi aussi tu peux le faire. Le défi, c'est d'être précis dans ta réponse, et encore plus spécifique que Dorothy.

Moi j'ai pas de préférence physique. Bon, comme dit Dorothy, pas plus petit que soi, sauf si c'est une fille, mais c'est pas difficile. Le reste je m'en fous.

Ça t'a toujours semblé très personnel, ce genre de sujets. Mais avoir quelques shots derrière soi aide à formuler les pensées à haute voix.

Au niveau du caractère, mmh... quelqu'un qui me ressemble pas. Je supporterais pas d'être avec quelqu'un comme moi, on se ferait chier à force.

Tu ne peux pas t'empêcher de lever les yeux au ciel avec un sourire sarcastique. T'es très lucide sur ce point.

Netflix & littéralement chill, ça va un moment, mais... je sais pas comment dire? Il me faut quelqu'un qui me stimule. Tant sur le plan intellectuel que physiquement. Quelqu'un qui me motive à faire des trucs qui me sortent de ma zone de confort, avec qui on peut tester des trucs et se challenger mutuellement...

Donc non définitivement pas le type blouse blanche, sauf si la personne est adepte de sports extrêmes peut-être? Just kidding, tu ferais jamais quoi que ce soit qui mette sciemment ta vie en danger. Tu sais que c'est vague, comme définition, mais tu conclus:

Ça a pas besoin d'être des trucs incroyables. Juste quelqu'un avec qui on s'ennuie pas... c'est ça, mon type.

Tu prends une gorgée de bière avant de te tourner vers Dorothy, satisfait de ta réponse au challenge:

Et pour une fois, j'ai parlé plus que toi, alors c'est toi qui bois!

Tu tapotes sur la table, impatient de lancer ton idée. Tu as eu tout le temps, entre deux défis, de repérer quelque chose de très intéressant près du bar.

Alors alors... à mon tour... cap ou pas cap...

Tu désignes la scène derrière vous, actuellement vide.

D'utiliser sa notoriété de rockstar pour demander une chanson au karaoké?

Oui tu es extrêmement fier de toi. T'es très content d'avoir repéré la machine avant eux, surtout. Comme ça, t'es safe. C'est pas que tu n'aimes pas le karaoké, c'est juste que t'as pas eu assez de shots pour t'y frotter. Mais Dorothy et Neal, ils ont l'habitude d'être sur le devant de la scène. Ils devraient pouvoir gérer. Tu t'installes en arrière sur ta chaise, les bras croisés tel un coach de The Voice:

Choisissez bien. Je vous jugerai pas sur la performance vocale, mais sur l'interprétation générale et le choix de la chanson. Me déshonorez pas si vous voulez être dans ma team.

▌Sans te vanter, c'était l'idée du siècle. Un karaoké! Quel génie d'y avoir pensé! Ça ne t'aurait sûrement pas traversé l'esprit s'il n'y avait pas eu les défis, ce jeu un peu gamin qui te rappelle les soirées étudiantes, mais que ça fait du bien! C'est facile alors de se remettre dans le bain, d'enchaîner les shots comme si on avait l'habitude de sortir tous les week-ends... comme si tenir l'alcool était un skill inné (Merlin sait que tu manques d'entraînement maintenant). C'est facile de se revoir à 16, 17 ans, curieux, téméraire, assez gonflé pour lancer un karaoké auquel tu ne participeras même pas. Tu leur fais coucou depuis ton siège, tu réponds oui, oui! quand on t'invite en beuglant mais la vérité c'est que tu ne bougeras pas, t'es trop bien là, avec ta bière dans une main, le spectacle de Dorothy et Neal qui s'égosillent joyeusement devant toi, le rire qui soulève tes côtes, l'alcool qui rend tout plus léger, moins important... Tu ne manques pas de lever ton pineapple, hilare. D'abord pour immortaliser les deux compères, ensuite pour allumer le flash en balançant tes bras au-dessus de ta tête comme si tu assistais à un concert exceptionnel. T'es bon public, Gus. Tu lances des encore!, tu siffles la performance dès que tu n'es pas trop occupé à éclater de rire et quand ils reviennent vers toi tu les fingergun à coups de:

Je vous veux TOUS LES DEUX dans mon équipe!

Chez toi l'alcool fait figure d'accélérant, oui comme dans les incendies. Dans ce cas précis c'est Neal qui est automatiquement devenu ton ami, il lui a suffi d'un duo avec Dorothy pour que tu comprennes qu'il était dans le même délire que vous et maintenant tu le défendrais à la vie à la mort (#Poufsouffle). T'as déjà oublié ce désagréable sentiment de jalousie. T'es un blaireau, Gus, un vrai de vrai. Si on te remplit d'alcool, tu te remplis d'amour. T'as envie de faire des déclarations enflammées à base de vous êtes les meilleures personnes du monde, je veux rien savoir de si j'avais du champagne et une limousine je vous emmènerai à las vegas pour qu'on se marie et bien sûr de c'est ma tournééééée! T'es donc tout à fait partant quand Dorothy t'envoie vous ravitailler en shots.

CHEFFE, OUI CHEFFE!

T'as possiblement crié un peu fort, et fait un salut militaire, avant de te lever trop vite en direction du bar. Oh, c'est que ça tangue, là! Doucement, Gus... T'as beau être le plus sobre des trois, t'es pas loin de rentrer en taxi toi aussi. Une fois arrivé au bar, tu t'accoudes et tu te retournes brièvement pour poser sur tes deux amis un regard plein d'affection embué par l'alcool, vérifier que Neal est toujours en état d'appeler son chauffeur et que Dorothy s'amuse toujours autant... T'as un peu perdu la notion du temps entre deux chansons, mais ça ne te semble plus très important. Ta politique, c'est de ne jamais aller au-delà du stade où tu ne connais plus ton nom ni ton adresse, sans quoi tu sais que le transplanage est compromis... mais on en est encore loin et t'as pas envie d'être raisonnable. Tu vas demander trois verres d'eau avec les shots pour faire taire ta conscience.

Tu es si responsable.

Mmh... bonsoir?

La fille que Dorothy a repéré, c'est toi qui l'aborde en fait, parce qu'elle vient de passer devant toi pour commander. Ce que tu lui signales, avec un peu trop d'enthousiasme (l'alcool):

J'étais là avant, ahaha!
Oups, mais j'ai un passe-droit?
Ah non, j'crois pas haha...

C'est dit avec humour et t'es presque sûr qu'elle se vexera pas, mais tu ne comptes pas la laisser passer. T'es à deux doigts de te coucher sur le comptoir pour affirmer ta dominance. Elle croit que tu vas la laisser passer parce que c'est une fille, peut-être? Faut pas déconner. C'est pas parce qu'on est belle qu'on doit tout s'autoriser!

... et y'a moyen que tu aies dit ça à voix haute, parce qu'elle fait une drôle de tête maintenant. Impossible de savoir si tu as lâché un compliment ou une remarque passive-agressive, t'es un peu trop alcoolisé pour contrôler les mots qui sortent de ta bouche, encore moins la façon dont ils le font... Tu essayes de te rattraper, parce que c'est pas parce que c'est une fille qu'elle peut pas te retourner comme John Cena:

En... enfin c'que j'voulais dire, c-c'est...

Tu ne sauras jamais ce que tu voulais dire. Dorothy s'interpose, pendant deux secondes tu crois qu'elle va te sauver...

Elle a une drôle de technique.

Remarque, si t'avais été en train de te noyer...

Ce sont les seules pensées cohérentes qui te viennent.

T'es soufflé.

Notre quoi?

Tu ne recules pas mais tu clignes des yeux, interloqué.  Y'a moyen que t'aies eu une absence parce qu'elle n'a pas du tout l'air de réaliser ce qui vient de se passer. Ouais, c'est ça, t'as eu un blanc en fait. Ta main claque sur le comptoir quand tu comprends ce qu'elle voulait te demander et tu lâches un petit rire nerveux (ça ressemble à un gloussement):

Ah, le plateau! Mais non! Mais non, Dorothy, t'es sérieuse? T'as pas besoin de shots. J'ai pas besoin de shots! Neal n'a pas besoin de... Est-ce qu'on sait si Neal va rentrer en carrosse? Trois verres d'eau s'il vous plaît!

Tu as enfin l'attention du barman et c'est avec empressement que tu passes ta commande. Un plateau de shots, mais bien sûr. Dorothy a clairement dépassé les limites de ce qu'elle pouvait supporter ce soir. Tu ne l'avais jamais vu aussi bourrée... Tu pinces les lèvres, gêné. Parce que c'est la seule explication, pas vrai? La seule explication logique. Une pensée rationnelle à laquelle se raccrocher pour oublier le goût du shot grenadine-tequila sur tes lèvres

(c'est bon)

sauf que t'avais pas bu de tequila. Tu lui mets deux grands verres d'eau dans les mains et tu passes un bras autour de ses épaules pour la ramener gentiment vers la table.

Neal, j'crois qu'on va rentrer... mais buvez de l'eau avant. J'veux pas avoir votre coma éthylique sur la conscience. T'appelles ton carrosse?

Tu jettes de petits regards inquiets à Dorothy, persuadé qu'à tout moment elle peut tomber dans les pommes, t'entraîner dans un slow langoureux en chantant hit me baby one more time ou sauter sur la table pour danser la macarena. À ce stade, tout est possible.

▌Tu es rassuré que Neal prenne le verre d'eau et transmette son téléphone à Dorothy. Il a l'air complètement à la ramasse. Tu te rassieds en prenant toi-même le soin de t'hydrater (important, ça) et il te lâche des menaces cheloues à base de pas rendre Dorothy malheureuse et de te manger VIVANT. Même en faisant un effort pour comprendre, t'es incapable de croire qu'il te dit ça sérieusement. C'est quoi le délire? Ils avaient prévu ça depuis le début? Mais bon les gens bourrés tu sais, faut pas argumenter avec, suivant qui ils peuvent se vexer très facilement. Tu sirotes donc ton verre d'eau en fixant la table, pour ne pas croiser le regard de Neal et éclater de rire avec lui:

Ouiii si tu le dis...

Tu rassembles toi aussi tes affaires. Il te faut un petit moment pour fourrer le gros livre que Dorothy t'a offert dans ta bourse en peau de moke; d'habitude ça marche... Tu mets quelques secondes à comprendre que tu devrais lancer un sort de rétrécissement pour faciliter les choses et tu jures entre tes dents:

Aah lanet olsun... reducto!

C'est compliqué d'être bourré. Quand tu relèves le nez Neal est prêt à y aller, il vous fait des bisous et t'as pas le temps de voir qui est venu le chercher, trop occupé à lever les yeux au ciel.

Mais oui, mais oui... sois sage aussi!

Dorothy a l'air pressée d'y aller alors tu te lèves en rangeant tes affaires dans les poches de ton manteau, que tu enfiles dans un geste tellement ample qu'il en devient théâtral.

J'arrive!

Les semelles de tes vieilles baskets collent un peu au sol tandis que tu te dépêches de rattraper ton amie à l'extérieur du bar. L'air frais te fait du bien. Elle fixe son téléphone, tu te demandes si elle cherche le chemin pour rentrer à pied. Elle semble encore en état de poser un pied devant l'autre, mais on ne va pas tenter le diable; ce sera plus simple de transplaner. Tu secoues vaguement la tête:

Qu'est-ce qui t'as pris au bar?

T'es pratiquement sûr qu'elle a juste trop bu, mais avec du recul tu sais que ça va tourner en rond dans ta tête tant que tu n'auras pas eu une réponse claire. Et l'hypothèse la plus probable franchit tes lèvres:

T'as fait un pari avec Neal c'est ça?

Ça collerait avec ce qu'il t'a dit ensuite, sur le fait qu'elle n'osait pas se lancer. Sans compter qu'il a tout filmé. Si ça ne ressemble pas à un prank, ça... Et t'en serais peut-être outré si tu étais plus sobre, mais pour le moment ta tête est trop légère. Tu te sens perplexe, légèrement amusé même, l'alcool a le pouvoir de rendre tout plus léger. Pas étonnant que tu ne comprennes pas tout de suite ce qu'elle dit après. Tu la fixes quelques instants en silence, le visage de la perplexité. Non seulement t'es bourré, mais ça ne colle pas à ton hypothèse, ça ne correspond pas au script que tu as dans la tête en fait. De la même façon que tu ne pouvais pas envier Neal parce qu'il avait l'air plus cool que toi (et c'était bête, tu t'en rends compte maintenant), la jalousie de Dorothy semble elle aussi déplacée. T'as envie de lui opposer des faits, comme 'elle ne me tournait pas autour, elle essayait de voler ma place au bar', mais tu sais bien que ce n'est pas cette fille la vraie raison du problème. Tu fronces les sourcils.

Et puis j'en avais envie.

T'es bourré mais t'es pas assez con pour comprendre ce que ça veut dire. Tu détournes le regard, gêné.

Mmh... ok.

Elle est bizarrement calme, cette réponse, comparée aux questions qui menacent de te submerger d'un instant à l'autre. Intérieurement, t'es fébrile. T'as l'impression que ton cœur bat un peu plus vite. Impossible de savoir si tu paniques, ou autre chose. Le script, les habitudes, le chemin rassurant tout tracé qui volent en éclats ont généralement cet effet-là sur toi. Ce soir, pourtant, ça ne t'inquiète pas autant que ça devrait. T'es juste trop bourré pour paniquer. T'as même pas envie d'insister. Tu préférerais balayer la question d'un haussement d'épaules, mais t'es assez lucide pour réaliser que ce serait une erreur. Et en l'absence d'un cerveau en état de formuler une réponse claire, logique et adéquate, tu dis la première chose sincère qui te vient à l'esprit.

Préviens-moi avant, la prochaine fois.

Tu retiens un sourire. Faut pas te faire des frayeurs comme ça. Ça implique beaucoup trop de choses que t'as peur d'assumer.

Je te ramène à Bristol, d'accord?

Tes mains sont moites alors tu les mets dans tes poches, mais tu lui tends ton coude pour que Dorothy s'accroche à toi si elle veut rentrer comme ça. Aller directement à la case coloc tous les deux est tentant (moins fatiguant) mais tu as l'impression que si vous partez chacun de votre côté, tu pourras encore te réveiller demain et faire semblant que rien n'est arrivé. T'es juste assez lucide pour savoir que tu n'as pas assez bu pour oublier.

▌C'est raté pour rentrer comme si rien ne s'était passé. Dorothy a un geste de recul, des mouvements amples, agacés, le ton monte. Tu la fixes, les bras ballants. T'écoutes. T'écoutes, mais surtout, tu essayes de comprendre. Pourquoi elle prend pas la perche que tu lui tends? Pourquoi elle accepte pas de rentrer gentiment? Non... en fait, pourquoi elle te laisse pas fuir? C'est pas assez clair que t'essayes de fuir? Tu l'écoutes et plus ça va, plus t'as envie de supplier non, laisse-moi partir.

T'as pas envie d'avoir cette discussion. Peut-être qu'il faudrait l'avoir un jour, mais maintenant? on peut dire que le timing n'est pas idéal. Il est tard, vous êtes bourrés, t'as froid et t'es fatigué. T'as pas envie de parler. Mais Dorothy, elle voulait une réponse. Elle voulait savoir ce que tu pensais de toute ça. L'ironie de la situation te frappe de plein fouet, en même temps que sa colère: c'est maintenant qu'elle se soucie de ce que tu ressens? Vraiment?

Tu as de la peine à penser clairement, tu ne sais pas si tu dois te sentir agressé ou pathétique, le pire c'est sûrement la culpabilité. L'impression d'être responsable sans avoir rien fait. T'as rien fait, t'as rien dit. Et maintenant c'est problématique.

Si tu avais été un peu plus sobre, tu aurais peut-être réalisé que tout était parti de cette discussion sur les toits, de la peur que tu avais exprimée, un sentiment qui était maintenant en contradiction avec ce que Dorothy ressentait, que tu aurais dû être plus clair, aussi, parce que si elle avait peur de te dire la vérité, c'était peut-être de ta faute aussi. Tu aurais pu lui expliquer plus longuement ce qui t'effrayait. Lui dire que la peur que tu ressentais n'avait rien à voir avec les sentiments que tu avais pour elle. Encore aurait-il fallut qu'ils soient évidents. Ceux de Dorothy avaient peut-être évolués plus rapidement, ou alors, depuis plus longtemps. Jamais de la vie tu n'aurais osé faire ce qu'elle avait fait dans le bar ce soir. Parce que tu avais peur. Parce que tu n'aurais pas osé bousculer l'ordre établi. Parce que tu ne t'autorisais même pas à être jaloux, alors partant de là... Partant de là, pas étonnant qu'il y ait un si grand fossé entre elle et toi.

C'est tout ce que tu es capable de voir ce soir. La distance. L'impression étrange de ne plus être devant la Dorothy que tu connais. Celle qui est censée être ton amie et qui chamboule tout d'un geste qui aurait pu être anodin ou accidentel. T'aurais préféré qu'elle te laisse croire que c'était accidentel, mais c'est pas vrai, et la réalité te frappe brutalement alors que tu réalises les mots qu'elle a prononcés, ceux sur lesquels elle revient maladroitement, inutilement. C'était parfaitement clair et tu as parfaitement entendu.

Non.

Tu retires ton bras quand elle passe le sien sous ton coude pour rentrer. C'est facile de te confronter et de fuir ensuite, la fuite, c'est ta spécialité. Sauf que Bristol, c'était une offre limitée, sous conditions. C'était la porte de sortie, le retour vers le déni, sans discussion. Tu t'éloignes, juste assez pour lui faire face. Laisse tomber Brisol, on va l'avoir, cette conversation.

Tu veux savoir ce que je pense?

C'est pas facile d'être éloquent quand on est bourré, encore moins de garder son calme, mais tu fais un effort pour ne pas exploser dans cette ruelle.

Tu m'embrasses devant tout le monde, Neal filme mais passons, et tout ça parce que y'a une meuf qui m'a parlé? Elle m'a même pas touché. Toi, t'as passé la soirée collée à Neal, est-ce que je t'ai roulé une pelle devant tout le monde? Bien sûr que non. Et là, soudainement ça t'intéresse, ce que j'en pense? Tu t'es pas dit que t'aurais dû te poser la question avant de le faire? Mais non, t'es bourrée, à aucun moment tu t'es demandé ce que je ressentirais.

Tu renifles (le froid) et croises les bras, agacé. Pas contre elle, juste contre toi. Le manque de réaction. Le manque d'éloquence, aussi. L'aveuglement. C'est toujours difficile de se confronter à un problème qu'on n'avait pas vu venir.

Et ça devrait m'énerver tu vois, que tu sois en colère à cause de ça, parce que t'as pas le droit de me reprocher des trucs quand j'ai littéralement rien fait, t'as même pas le droit d'être jalouse en fait, mais tu sais quoi? J'arrive même pas à être en colère. Je suis juste paumé Dorothy, je sais pas quoi dire, je sais pas quoi faire, je suis même pas sûr de ce que je ressens. Tu sais à quel point je tiens à notre amitié, mais je crois que tu comprends pas à quel point j'ai peur de tout gâcher. Tu peux pas faire des trucs comme ça et... croire que c'est pas important pour moi.

Tu secoues la tête, dépité. Plus ça va et moins tu arrives à t'exprimer clairement. C'est à ton tour d'être incapable de la regarder en face. Tu lui avoues, à demi-mots, presque honteusement:

J'ai trop peur de te perdre. Je sais pas ce que je ferais si... Je sais pas ce que je ferais sans toi.

▌Tu n'attends pas de justification, pas d'excuses, tu aimerais juste exprimer clairement ce que tu ressens, mais les mots ont du mal à sortir. La seule chose claire dans tout ça, c'est que tu as peur de perdre Dorothy. Que ce soit réciproque, c'est presque un soulagement, si seulement vous n'aviez pas l'air aussi dépité. Aussi effrayés. On ne devrait pas avoir peur. L'amitié, l'amour, ça devrait être facile, pas vrai? Ça devrait être agréable, pas nous empêcher de vivre. Mais les sentiments sont compliqués et parfois ils prennent le dessus sur les autres. T'es trop bourré pour t'exprimer clairement, mais assez lucide pour identifier que c'est votre peur qui gâche tout. Qu'on y verrait plus clairement sans elle. Tu la connais bien. Mais tu cherches encore le moyen de la faire disparaître. Elle ressemble un peu au fossé dont parle Dorothy. T'es pas sûr que ce soit elle qui l'ait creusé, mais le fait est qu'elle se trouve de l'autre côté.

Tu secoues la tête quand elle s'excuse, t'as envie de lui dire qu'elle compte autant pour toi, que tu lui aurais pardonné pire que ça, parce qu'on a beau avoir des principes, on devient faible face à ses propres sentiments. C'est peut-être parce qu'elle met des mots dessus que ça ne te frappe que maintenant. Les mots que tu cherchais depuis le début, sans oser les exprimer.

Sur le coup, t'as un peu le souffle coupé. Tu voudrais dire non, la rassurer, lui rappeler que tu ne vas pas l'abandonner quoi qu'il arrive, comme tu l'avais promis. C'est vrai mais sur le moment, ça ne semble pas assez fort pour répondre à ces mots-là. Si, si... Encore maintenant l'hypothèse qu'une telle chose puisse arriver te semble ridicule. Tu peux croire pleins de choses mais bizarrement, si on te dit ces mots-là, une part de toi n'y croit pas. Tu sais que c'est stupide. Tu peux interpréter les mots mais tu ne peux pas leur enlever les sentiments. Ce n'est pas toi qui décide de ça.

Non...

Non c'est pas la fin, parce que tu refuses qu'il y ait une fin. Quoi qui se trouve de l'autre côté du fossé, c'est pas la fin. Ta voix est rauque, hésitante. Tu renifles, la gorge serrée par un trop plein d'émotions.

Tu marques un temps d'arrêt, avant de passer ta manche sur tes yeux pour les essuyer, surpris, agacé par ta propre réaction.

Putain c'est vraiment pas le moment de pleurer.

J'suis désolé. J'suis désolé d'avoir rien remarqué.

C'est autant à elle que tu t'adresses, qu'à toi-même. Comment tu as pu être aveugle au point de ne pas réaliser ce qui se passait, c'est tellement évident maintenant.

C'est que la deuxième fois de ta vie que tu développes des sentiments aussi forts pour quelqu'un, faut te pardonner. T'es presque un débutant aussi... Comment tu fais pour en être surpris à chaque fois? Tu sais pas. Les sentiments avaient pris leur temps la dernière fois aussi, à tel point que tu te demandes si c'est pas accidentel à chaque fois. Est-ce qu'ils étaient là depuis longtemps? Est-ce qu'ils ont évolué tellement lentement que tu n'as rien remarqué?

Tu secoues la tête, décidé. Comment on peut chialer en ayant l'air aussi décidé, tu sais pas. À tous les coups c'est encore un truc de Poufsouffle.

C'est pas un obstacle, si... Si c'est un fossé, je dois juste... trouver le moyen de traverser.

Y'a pas de panneaux lumineux pour indiquer un putain de pont alors tu cherches dans le noir, à tâtons. Tu passes les paumes de tes mains sur tes yeux, agacés.

Merde. J'pleure pas. J'ai trop bu. C'est l'alcool qui s'évacue.

Respire. Tu fais un geste vers Dorothy. Une partie de toi a envie de la serrer dans tes bras pour lui assurer que t'es toujours là. L'autre a toujours peur. T’essuies tes larmes d'une main, attrapes la manche de sa veste de l'autre. Tu sais pas si ça veut dire je suis là ou ne pars pas mais il y a quelque chose d'un peu désespéré dans ce geste-là. T'as besoin de savoir que t'es pas tout seul dans le noir.

▌T'es pas censé pleurer, c'est vrai, c'est quel genre de réaction ça? Tu pleures rarement, et c'est vraiment la première fois que ça t'arrive comme ça. Tu pourrais en rire si ça ne te donnait pas l'impression d'être pathétique, renforçant la frustration et l'amertume que tu ressens envers toi-même. L'impression que tu ne penses pas ce que tu dis. Ne te force pas... Tu pourrais presque prendre cette perche qu'elle tend et faire un pas en arrière. Retour à la case déni. Mais t'es pas arrivé si loin pour faire demi-tour au bord du précipice. Tu secoues la tête en essuyant les larmes sur tes joues avec ta manche, les sourcils froncés. Tu sais pas où tu vas, mais tu y vas. C'est moins effrayant si c'est avec Dorothy. N'est-ce pas?

Ta détermination s'effondre presque lorsqu'elle te prend dans ses bras. Presque. Tu ravales tes larmes et tu la serres contre toi. Tu ne sais pas trop ce que ça veut dire, à part que ni elle ni toi n'avez envie de voir l'autre partir, mais à ce stade, comprendre ne te semble plus très important. C'est juste elle et toi. Et parfois, même si c'est impossible, tu aimerais que ce soit toujours comme ça.

Tu étouffes un rire nerveux, t'étrangles presque entre deux derniers sanglots:

Pour info t'es la première à me faire pleurer en me disant ça!

Tu secoues la tête quand elle demande pardon. De la même façon que tu ne peux pas t'excuser d'avoir été aveugle, elle ne peut pas se reprocher ce qu'elle ressent. Toi non plus, n'est-ce pas? Même s'ils sont effrayants. Tu te répètes que c'est Dorothy et qu'avec elle, rien ne devrait être effrayant. Tu poses ton menton sur sa tête, grimaces un début de sourire quand elle te promet d'attendre ta permission la prochaine fois qu'elle voudra t'embrasser (tu te sens pathétique mais ça va aller) et d'être sobre.

OK. Pas Bristol.

Pas ce soir. Ça devrait aller. T'es pas sûr de gérer mais t'as pas le cœur de le lui refuser.

Dorothy redresse la tête et tu t'écartes juste assez pour la regarder, essayer de croiser son regard, tandis que tu réfléchis à ce qu'elle dit. Prends ton courage à deux mains (ou ce qu'il te reste de dignité) pour répondre.

C'est pas que j'en ai pas envie... c'est plus compliqué. J'ai pas arrêté de retourner ça dans ma tête. Depuis le planétarium, en fait.

Ça avait été le déclic, même si sur le moment, tu n'avais pas su dans quelle direction aller. Tu souris, brièvement, presque tristement (tu veux pas recommencer à pleurer):

Ça fait longtemps que je t'aime, tu le sais? Et je vois bien que y'a un truc qui est en train de changer, mais je sais pas comment l'interpréter parce que ça me semble pas si différent d'avant. Et en même temps je peux pas m'empêcher d'avoir peur ou de penser à ce que les autres disent dans notre dos.

Quelque chose dans ce qu'avait dit Dorothy te revient en mémoire. Ça t'avait traversé l'esprit aussi:

C'est pas les autres, pas vrai? Je me suis demandé aussi si on s'était pas fait lobotomiser...

Tu secoues la tête avec un soupir. Tu sais pas trop d'où ça sort, pourtant c'est là. Pas sûr que tes propos soient compréhensibles, cela dit. Même pour toi, c'est nébuleux. Tu lèves le nez. La ruelle est trop étroite pour voir le ciel.

Est-ce qu'on peut rester là encore un moment? Juste le temps de savoir si on s'est fait retourner le cerveau ou pas. Enfin... pas là dans cette ruelle précisément, rester... rester comme ça.

Tu bafouilles, embarrassé. Évidemment, t'es pas en train de dire que tu veux rester dans le froid (et l'alcool). T'as juste besoin de temps pour trouver tes repères dans le noir et le pont sur lequel tu veux traverser. Tu sais que t'es un peu lent à la détente, l'alcool ne facilite pas les choses, mais tu espères que pour un petit moment au moins, Dorothy accepteras de t'attendre de l'autre côté.