Encore maintenant, je me demandais pourquoi m’étais-je embourbé dans une telle galère. L’inconvénient de faire les choses sur un coup de tête : ça m’en donnait la migraine. Le genre d’expérience à ne réitérer que si le jeu en valait la chandelle… ce dont je doutais fortement.

Motivé par l’appât du gain, j’avais un peu sous-estimé la tâche qui m’avait été confiée. Se procurer cette merde de « tourmentine » ─ encore un nom à coucher dehors ça ─ ne fut pas de tout repos ; quoi de plus logique que de le prendre maintenant, une fois devant le fait accompli.

D’autant que ma petite tortue, ma speedy d’amour, n’allait pas se nourrir toute seule. Et bien que la solitude d’un appartement vide de compagnie humaine pût vite être pesante, il y avait son pendant qui lui était appréciable : la quiétude.

Avant de se replonger dans la tempête, il fallait apprécier l’accalmie, la chérir comme un instant passé avec l’être aimé. Il n’y avait personne que j’aimais mieux que moi-même, ça tombait à pic. Mais l’univers décida de me punir, lorsque quelques coups frappés à ma porte vinrent me casser les oreilles.

Une fois toutes les insultes possibles grommelées dans ma langue natale, j’en arrivai à la conclusion que je pouvais aussi faire comme si de rien n’était. Malheureusement, ma curiosité maladive prit le pas sur ma flemme.

Et face à moi, l’inconnu. Sans doute le client ? Il essaya de prononcer mon nom, je n’en ai retenu qu’une intonation connue. Française peut-être ? Définitivement latine ; nous y reviendrons plus tard.

─ Mads. Entre donc, bouclette.

Quidam ou pas, la politesse valait son pesant d’or, il n’avait rien fait pour mériter la mienne. D’autant que la raison de sa visite n’était pas encore établie, il pouvait être là pour une raison bien différente à celle que j’imaginais.

Et comme on pouvait s’y attendre, connaissant mon côté taquin…

─ C’est combien pour l’heure déjà ? Je le laissais se dépatouiller avec cette question clairement moqueuse avant de reprendre : nan plus sérieusement, qu’est-ce que tu veux bouclette ? Qu’on soit sûrs qu’on parle bien de la même chose.

Je commençais déjà à le regretter. Il y a des jours où la meilleure des choses à faire était de passer pour un con, ou un incompétent ; rien de tel pour éviter les emmerdes. Me procurer ce que bouclette désirait… faisait instantanément partie de mes remords.


Mon instinct criait « alerte rouge » dans ma tête avec le volume d’une fanfare. Pourtant, quelqu’un comme moi ne devrait pas être concerné par ce qu’un inconnu faisait de sa vie. S’il voulait la foutre en l’air, en quoi c’était mon problème ? D’autant qu’il avait déjà tout prévu le bougre.

Il prit même une initiative : payer sans même avoir posé les yeux sur la marchandise. En l’espace de quelques secondes, il me donnait tous les signaux les plus probants pour tout simplement refuser de lui vendre cette merde. Et ce ne fut pas en ouvrant la bouche qu’il arrangea son cas bien au contraire.

J’en vins à déposer son argent sur la table basse du salon, cherchant à donner du sens à cette mascarade… quelle perte abyssale de mon temps.

─ Non, je ne consomme pas cette saloperie. On m’a expliqué ses effets, je n’ai pas été assez curieux de le découvrir par moi-même.

Quant à sa seconde question… comment dire… il se foutait de ma gueule ?! Impossible de retenir mon rire nerveux, plus encore de répliquer à la seconde où ses lèvres cessèrent de bouger.

─ Les nanas doivent t’adorer toi. Jeune, beau… stupide. J’en connais certaines qui te boufferaient tout cru. Un soupir, les iris qui oscillèrent entre lui et son pécule ; la tentation de lui donner ce qu’il était venu chercher sans le moindre commentaire était là… elle fut surplombée par l’envie de lui remettre la tête à l’endroit : prendre ce genre de drogues, c’est comme ajouter des secondes sur une bombe à retardement, bouclette, ça ne l’empêchera pas d’exploser, ça ne fait que retarder l’échéance.

C’était un bonheur éphémère, qu’on prenait pour un remède à tous les maux. C’était le but recherché par ceux qui la commercialisaient, vendre leur produit comme une solution, sans même connaître la nature du problème ; certains étaient assez influençables pour tomber dans le panneau et ainsi l’addiction se créait.

Une fois tombé dedans, il y a ceux qui creusaient encore, pensant que le seul chemin possible était de s’enfoncer davantage… puis il y avait ceux qui tentaient de remonter, ce qui était plus complexe, certes, mais aussi salvateur.

Et je pouvais essayer de me voiler la face autant que je le voulais, j’avais ma part de responsabilité si je lui donnais ce qu’il voulait. Il y avait déjà suffisamment de signaux alarmants. Ce qu’il me fallait, c’était une raison, une preuve irréfutable qui lui vendre cela m’attirera des ennuis que je ne voulais absolument pas voir frapper à ma porte.

─ Quelles douleurs ? Quand on a mal au crâne, on prend un cachet et on reste au lit. Tu crois soigner quoi avec ça hm ?

Le ton monta, légèrement certes, mais de quoi augmenter un peu la pression, de quoi le pousser juste assez pour le faire parler. Ce que j’espérais.

Il y eut cette petite voix dans ma tête. Elle répéta inlassablement la même chose au fur et à mesure que les secondes passèrent. Plus la conversation avança… et plus le volume s’intensifia. Du murmure au hurlement, si bien qu’il fut impossible de l’ignorer, et m’en débarrasser.

Pas de doute possible, le « client » ne me rassurait pas, ne m’offrait aucune assurance quant au bon déroulement de cette simple transaction. Il y avait quelque chose, impossible de mettre le doigt dessus, mais ça ressemblait à une démangeaison qui ne voulait pas se calmer.

Et à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, j’étais partagé entre un sentiment de malaise et l’envie presque irrésistible de lui enfoncer la tête contre le mur pour lui remettre les idées en place. Curieux comment l’instinct fonctionnait, hein ?

Chez certains, rien n’émanait, chez lui, cette petite voix muée en vocifération m’exhortait à être méfiant. Et ce… peu importe la courtoisie dont il fit preuve. Je ne me fis pas prier pour la tourner en ridicule.

D’abord le ricanement, puis la pique :

─ T’es le camé le plus poli que j’ai rencontré, je dois au moins te reconnaître ça.

De quoi ajouter à la liste de tout ce qui me déplaisait chez lui. De quoi rester sur mes gardes avant d’avoir la certitude absolue de ne pas avoir de regrets.

─ Mais on va clarifier un petit quelque chose.

Dis-je alors que je vins m’approcher du junkie courtois. Suffisamment proche pour lui donner envie de reculer, pour l’acculer, envahir son espace. Pas uniquement pour l’intimider, mais le garder à portée de phalange, bien que celles-ci restaient vissées dans mes poches.

─ Je suis juste de bonne humeur, mais ça peut vite changer. Évite de confondre ça avec du copinage, ça vaut mieux pour toi.

Le visage qui vint surplomber le sien, les yeux rivés sur les siens, l’invitant presque à ne pas détourner le regard un seul instant, malgré toute la menace que l’éclair azur représentait, comme si le malheur pouvait frapper aussi vite que la foudre.

─ Dans mon travail, y’a pas qu’une notion de déduction… mais aussi d’instinct. Et tu sais ce que me dit le mien là maintenant ? Le silence pour lui laisser le temps de réfléchir à ses mots, puis la réponse : tu pues les emmerdes à plein nez.

Et des problèmes, j’en avais déjà assez. S’il m’en ajoutait…

─ Alors, dis-moi, bouclette… est-ce que tu vas m’attirer des ennuis ?

Pour son bien, j’espérai que non.