Tu transplanes à proximité de la salle de danse. C’est absolument sans vergogne (ou presque) que tu avais insisté auprès de ton agent pour qu’il te dégote une place dans ce cours. Dans ce cours, oui, et pas un autre. Pas avec un autre professeur, ni dans une autre salle ou même à un autre horaire. Non. Celui-ci. Lorsque tu as décidé de quelque chose, Thursday, tu peux te montrer particulièrement tenace. D’autant plus lorsque tu as de la suite dans les idées.

Vêtu comme à ton habitude, pantalon noir et chemise blanche rentrée (tu as tout de même fait tomber le nœud papillon pour l’occasion), tu passes la porte. Tu te tiens droit, tu observes d’un rapide coup d’œil l’ensemble de la salle. Tu le trouves rapidement ; Basile. Et bien évidemment, tu savais qu’il serait ici. Tout comme tu t’attendais à ce qu’il te tourne le dos comme il le fait. Tu ne réagis pas ouvertement, te contentant de déposer tes affaires dans un coin.

Tu l’observes furtivement en déposant ta baguette. Il s’est dépêché de fuir à l’opposé, mais ce n’est que partie remise. Tu n’as eu de cesse de repenser à votre dernière conversation au cours des dernières semaines ; tu en es arrivé à la conclusion que tu dois crever l’abcès. Lorsque tu te redresses, la professeure prend la parole d’une voix forte.

- Bien ! Tout le monde est arrivé, je crois ? Nous allons reprendre les exercices de la semaine dernière. M. Stuart ? Trouvez-vous un tuteur parmi les élèves pour vous guider, ce sera plus simple au début.

Tu souris en coin, la remerciant du bout des lèvres. Subtilement – ou pas – tu te rapproches de Basile. Après tout, il est la seule personne que tu ne connaisses ici.

- Bonjour.

Tu cherches son regard.

- Je vous ai vu dans Danse avec les Sorciers. J’imagine qu’il n’y a pas meilleur tuteur que vous.

Tu remontes les manches de ta chemise sur tes avant-bras. La vérité, que tu n’avoueras pas tout à fait, est que tu danses déjà la salsa. Peut-être pas comme un professionnel ou au niveau de Basile, mais à une expertise suffisante pour ton père.

- Je m’appelle Thursday.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

De toute évidence, il est bien loin d’avoir laissé couler l’eau sous le pont. Tant pis. Tu n’es pas venu pour t’excuser d’être toi-même, Thursday, ou disons pas tout à fait. Il a ses torts pour lesquels tu lui en veux encore. Tu es là pour t’expliquer. Tu es là pour lui montrer que tu n’as jamais été un autre que toi-même – paumé, dépassé et complètement instable des pensées ou sentiments qui te traversent. Tu dresses le sourcil, léger rictus à tes lèvres damnées. La musique commence, rythmée et entraînante. Tu te mets en position.

- Je ne savais pas que nous devions nous partager Londres en garde alternée. Tu prends la partie Sud, et moi le Nord, c’est ça ?  

Il t’ignore, les mouvements commencent, mais tu ne comptes pas t’arrêter sur ta lancée.

- Qu’en est-il des pays ? Je garde l’Irlande, et toi la France, je suppose ?

Tu jettes un œil aux autres dans le reflet du miroir, juste pour voir quels pas sont en train d’être travaillés. Par chance, c’en sont des basiques que tu maîtrises. Tes yeux reviennent à Basile, son visage fermé, tu mouves ton bassin et ondules avec la musique. Tu as toujours eu une particulièrement bonne aisance de ton corps. Dans le miroir, tu ne le lâches pas, tes pas te mènent avec naturel juste derrière lui. Tu souris à son reflet, la voix basse pour ne pas couvrir la musique et qu’il soit le seul à t’entendre.

- Cesse de me fuir, tu veux ?

Juste derrière lui, tu te penches légèrement en avant. Proche de son oreille, tu glisses à voix basse.

- Tu as passé l’été à m’ignorer. Et notre dernière conversation a été brutalement coupée.

Tu te redresses, l’insolence de ton regard accroché au sien. Ton corps continue de se mouvoir, tu te recules d’un pas pour que vous ayez la place de ne pas vous cogner.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

Tu l’observes, le regard insondable et le menton droit. Tes bonnes manières sont ancrées en toi, même quand tu ne le souhaites pas tu as toujours l’air d’un aristocrate. Oui, Thursday, tu avais raccroché. C’est vrai. La colère avait pris le dessus sur tout le reste, elle avait aveuglé ton jugement, noirci tes pensées. Basile avait eu de la chance, il ne t’avait jamais vu sous ce jour-là. Il fallait bien que ça arrive.  Tu continues de l’écouter, lui, sa voix de plus en plus salée. Quand il reprend tes propres mots, tu souffles légèrement du nez. Pas étonnant qu’il te renvoie ça à la figure.

- Entre autres choses, oui. Il y en a eu beaucoup ?

Ton attention est alpaguée par la professeure. Elle explique comment va se dérouler le cours et propose aux élèves de se mettre par deux. Avec un sourire insolent, tu te tournes vers Basile. C’est exactement le genre de situation que tu attendais en te pointant ici. Tu regardes la main qu’il te tend, bien conscient qu’elle l’est de pure mauvaise grâce.

- Je t’en prie. Lead.

Tu glisses tes doigts contre les siens, vos corps se mouvent en rythme quand la musique reprend. Si l’on omet la tension qui vous entoure, vous allez diablement bien ensemble. Tu l’écoutes, vague sourire aux lèvres tandis que tu resserres ta prise sur ses mains. Tu lui laisses le lead, mais tu le forces à se rapprocher de toi.

- Je veux qu’on s’explique.

Tu fais comme si de rien n’était, parfait guidé au déhanché aussi fluide et facile que ton sourire. Tu as toujours été un véritable professionnel des apparences.

- Je me suis énervé, au téléphone. Mes mots ont dépassé ma pensée. J’étais perdu, et blessé, je pensais… je pensais vouloir te blesser en retour. Que ça me calmerait.

Mais ça ne l’a pas fait.
A la première occasion, tu fais en sorte que vos corps se frôlent.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

La musique couvre vos pas, vos corps se mouvent avec grâce pourtant tu sens la tension de ses muscles jusque dans ses mains. Est-ce qu’il va te répondre ? Subitement, tu en fais trop ; il s’éloigne de toi si abruptement que tu en restes surpris. Tu l’as blessé. Tu l’as tellement blessé. Tu ne pensais pas que c’était à ce point. Tu fronces doucement les sourcils tandis que vos mains se séparent, perte d’un éphémère toucher qui, quelque part, t’a bel et bien manqué.

Tu ne peux pas le quitter du regard, ses remontrances étalées à voix basse, certes, mais bien audibles par quelques-uns de vos camarades. Tu crispes la mâchoire, tu n’aimes ni son ton, ni ce qu’il dit. N’a-t-il aucune retenue ? ((et toi ?))
Muet, tu le regardes s’enfuir.

Merde, Thursday. Merde, merde, merde.
Tu vas continuer longtemps à être aussi con ?

Tu regardes votre professeure, elle n’a guère besoin d’une explication. Tu hoches doucement la tête, puis tu sors de la pièce. Tu ne connais pas bien l’endroit, c’est la première fois que tu te pointes, mais tu te doutes qu’il a dû partir s’isoler. Tu demandes à quelques personnes qui trainent s’ils l’ont vu passer, tu parviens ainsi à te retrouver sur le chemin qui mène au toit. La porte est entrouverte, tu te permets un instant pour inspirer et faire redescendre la pression. Arrête d’être con. Arrête ça, putain.

Tu pousses la porte. Et tu le vois, prostré. Vulnérable. A cause de toi.

- Basile.

Tu déglutis. Ton animosité s’est envolée, plombée par l’expression de son visage et le dégoût évident qu’il semble ressentir à ton égard. Tu vois, Thursday, même pour lui, tu n’es plus assez. Tu n’es plus parfait. T’es rien. T’es que dalle. Qu’est-ce que tu fous encore là ?

- Je suis allé trop loin.

Tu fais un pas vers lui.

- Excuse-moi.

Encore un pas. Puis un autre. Jusqu’à te retrouver à deux mètres de distance. Tu ne veux pas l’étouffer encore plus de ta présence.

- J’ai pas… Je sais pas… Merde.

Tu te passes une main dans les cheveux, agacé de toi-même. Tes yeux balaient le ciel, les immeubles autour de vous, puis tu reviens à lui.

- Je suis désolé. Je t’appréciais, tu m’appréciais, et j’ai tout gâché.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

Tu ne parviens qu’à l’observer. Tes yeux absorbés tour à tour par sa nuque, puis par son profil et, enfin, par son visage quand il daigne te faire face. Tout ce qu’il t’envoie dans la tête, c’est la vérité. Tu t’es conduis comme un con, Thursday. Malheureusement, tu n’as pas le monopole de la perfection – bien loin de là. Tu fais des erreurs. Tu t’énerves. Tu es tellement loin de l’image que l’on t’octroie.

Tes lèvres se plissent, tu déglutis lentement. C’est vrai ça, qu’est-ce que tu fous là ? T’es venu chercher quoi, armé de ta langue insolente ? Tu fermes les yeux, t’essaies de faire le vide dans tes pensées. Tu te demandes un court instant si tout ça vaut la peine. Tu te demandes s’il serait capable de t’accepter tel que tu es, bourré de défauts, et chargé de l’hypothèse que de telles disputes pourraient peut-être encore arriver.

- Tu me manquais.

Alors tu l’as cherché, t’es venu pour le rejoindre. T’as passé l’été à batifoler avec Leslie, parce que tu t’es dit que peut-être c’était ce qu’il te fallait. Tu l’aimes bien, tu t’es dit que toi aussi t’étais capable de juste t’amuser. Tu voulais donner tort à Monday. Tu voulais prouver (à qui ?) que oui, t’es capable de ne pas tomber amoureux. T’es capable de ne pas te traîner pour de l’affection. C’est ridicule. Tu te sens juste comme un vrai con.

Tu le regardes, tu oses un pas dans sa direction.

- Tu me manquais.

Tu te repasses en boucle votre soirée. Tu te repasses en boucle votre conversation.

- Le problème, Basile, c’est que je suis… je sais pas…

Tu tiques de la langue.

- J’ai flippé, ok ? J’ai juste flippé. Tu m’as dit que tu m’appréciais, et je me suis fait des films. Je me suis vue enfermé, je me suis vu blessé, utilisé, j’en sais rien. Et quand tu t’es énervé aussi… Basile, je suis pas… stable.

T’es suffisamment lucide pour le savoir.

- Je suis pas posé. Je suis pas doux, et gentil. J’ai pas le sang-froid.

Pas dès lors que tu retires ce masque qui te pèse tout au long de la journée. C’est toi le pire, Thursday. Tu leur mens à tous.

- La dispute qu’on a eu, je peux pas te promettre qu’il n’y en aura pas d’autres.

Tu fais un pas supplémentaire. Vers lui. Le regard franc qui ne le lâche pas.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

Tu soupires discrètement, soulagé de voir qu’il a suffisamment de raison pour accepter de t’écouter. Suffisamment de recul pour admettre ses propres torts. Tu as les tiens, Thursday, et ils sont peut-être aussi grands qu’il le déclame. Mais tu n’es pas suffisamment en quête d’attention pour oublier que pour se disputer, il faut être deux.

La gorge serrée, tu l’écoutes t’expliquer de nouveau cette soirée. Tu l’écoutes s’exposer, lui, son manque de confiance. T’as même pas la bonne idée de faire un parallèle et te rendre compte à quel point vous êtes similaires. Tu plisses un peu les yeux, occupé à l’observer. Comment peut-il être mal dans son corps à ce point ? Comment peut-il ne pas voir ce que, toi, tu vois ? Tu détournes un peu la tête, le rire mal à l’aise à la simple évocation d’une relation posée. Tu n’as jamais vécu ça. Putain, tu l’as rêvé, Thursday, mais ça s’est toujours mal terminé - ou même pas commencé.

- Désolé.

C’est pas ce que tu croyais. Ou peut-être que si ? Est-ce que c’est ça, Thursday ? Est-ce que t’as eu peur de recevoir des petits messages malaisants, de devoir lui tenir la main en toutes circonstances ? Est-ce que c’était bêtement ça ? Tu te sens con, tu n’as même pas la foi d’y réfléchir.

Qu’est-ce que tu veux ?
Tes yeux reviennent à lui. Tu plonges les mains dans tes poches, les doigts agités.

- C’est ça, je…

Tu rentres un peu la tête dans les épaules, comme si tu essayais de t’effacer du paysage.

- J’aimerais qu’on se reparle.

Et à ces mots c’est comme si un poids s’envolait. Tu l’as dit, ça y est.

- Tu me plais. Ce que je t’ai dit, cette nuit-là, les compliments… c’était vrai.

Tu balances ta tête vers l’arrière, inspires une grande bouffée d’air. Il y a une partie de toi qui avait l’impression d’étouffer.

- J’ai juste pété un câble. Je pète souvent des câbles. Et crois-moi, je n’ai pas fini la liste de mes défauts. J’ai encore tout un stock pour me faire pardonner.

Tu te passes une main lasse sur le visage, les yeux qui l’observent au travers de tes longs doigts. Ton sourire se veut contrit, un peu amusé.

- Alors on sera quoi ? Deux gars instables qui… traînent ensemble ?

Un pas de plus pour vous rapprocher, tu espères qu’il ne reculera pas. Tu espères qu’il ne t’en voudra pas trop longtemps, qu’il n’aura pas l’idée de te cataloguer comme un connard, comme un Zadig. Et plus que tout, tu espères que vous parviendrez à redevenir comme avant.

- C’est terminé. Avec Leslie. Je veux dire… je compte plus coucher avec lui. Ou un autre.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

Ca ne dépend que de toi. De toi, Thursday. Les cartes sont entre tes mains, c’est à toi de te relever, d’apprendre de tes erreurs, de cesser de faire de la merde. De grandir, aussi, quelque part. Tu t’approches, espérant qu’il ne t’échappera pas. Tu lui promets que tu as terminé tes histoires avec Leslie, mais pourquoi ? Qu’attends-tu de sa part ? Tu ne sais pas. Mais tu veux qu’il le sache. Tu veux qu’il sache que, s’il le souhaite, tu peux ne prendre aucun autre âme entre tes draps.
Tu t’autorises un sourire.

- Ni une autre.

Tu le laisses résumer, bien que l’entendre ainsi formulé te fasse comme une sensation bizarre. Tu as l’impression d’être cet amoureux transi dans les histoires, celui qui vient ramper pour récupérer l’attention de son amant. Ça te dégoûte de toi-même, t’as donc aucune fierté ? Il dirait quoi, ton père ?  Et Basile, serait-il revenu de lui-même si tu ne l’avais pas fait ?

- C’était pas vraiment mon mec. Mais… ouais.

Je veux prendre le temps.
Instantanément, une nouvelle chappe de plomb est levée. Tu respires. Une fois. Deux fois. Les yeux brièvement fermés, le cœur moins affolé à l’idée de t’engager. C’est pas ta faute, Thursday – ni la sienne, d’ailleurs. T’es cassé. T’as pas grandi normalement, t’as pas poussé verticalement. Il te faut du temps. Il faut que tu découvres. Il faut que tu apprennes à ne plus ramper mais mériter.

- Moi aussi, je veux qu’on prenne le temps.

Tu finis d’avaler la distance qui vous sépare. T’es plus grand que lui, le menton baissé pour ne pas le lâcher des yeux. Doucement, sans précipitation, une de tes mains vient prendre l’une des siennes. T’as pas l’intention d’aller plus loin.
((Tu aimerais.))

- Je voulais pas te blesser. Pas consciemment.

Ton sourire s’étire, un peu timide, un peu espiègle, un peu insolent. Tes doigts se resserrent sur les siens. C’est con de te sentir bien, juste comme ça. Tu jettes un œil à la porte, comme pour être sûr que personne ne soit là, puis tu reviens à lui.

- Essayer… est-ce que ça veut dire que je dois te séduire ?

Tu montes sa main de manière à ce que tes lèvres embrassent le bout de ses doigts. Comme un aristocrate, comme l’homme que tu as été élevé à être.

- Tu veux qu'on mange ensemble ? J'invite.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

Les excuses flottent à demi-mots entre vous. Tu souris, Thursday, vos yeux accrochés, les lèvres sur ses doigts dont tu le sais dégoûté. Basile ne s’aime pas – c’est indéniable – et toi tu ne comprends pas. Marrant, d’ailleurs, quand on pense que tu es exactement le même. Tout opposés et semblables à la fois. En recherche d’amour, d’acceptation et d’existence. Tu n’as aucune idée si tu pourras l’aider, en cet instant. Tu ne sais pas non plus si vous allez fonctionner. S’il s’habituera à toi, tes humeurs, ta versatilité. La différence entre ce que tu montres et ce que tu es.

Tu rends à ses doigts leur liberté, ton dos redressé. Tu le regardes, tu aimes les quelques couleurs qui courent sur ses joues, parce qu’elles te certifient que tu as fait ton effet. Il te voit. Il t’entend. Il accepte de t’écouter. Et quand il répond positivement à tes questions, tu te mordilles la lèvre inférieure. Ton petit sourire satisfait est difficile à cacher.

- Italien. Ça me va très bien.

Tu te tournes en partie vers la porte qui vous ramènera au studio. A la musique. A toutes ces personnes qui vous ont vus fuir. Tes affaires s’y trouvent aussi.

- Je te suis.

Et tandis qu’il te passe devant pour approcher de la porte, tu lui prends l’avant-bras. Tu le stoppes, le corps en barrage. Juste de quoi te pencher à son oreille pour glisser dans un souffle :

- Je suis désolé d’avance. Si tu ne peux pas me résister.

Malice au coin de tes lèvres damnées, tu le libères une nouvelle fois.

Vous ne tardez pas à rejoindre la salle. Le cours est pratiquement terminé, tu prends tout de même la peine de t’excuser au professeur d’un hochement de tête. Tu as menti pour venir ici. Et une fois arrivé, tu n’as fait que mettre la pagaille. Tu t’en veux, tu enverras une boite de chocolats. Un message, peut-être. Ce n’est généralement pas ton genre de te conduire de la sorte.

Ta baguette rangée, tes affaires récupérées, tu attends Basile à la sortie. La porte tenue jusqu’à ce qu’il passe – parfait gentleman – tu prends la route à sa suite. Il est ton guide. Tu marches à sa hauteur, les yeux curieux de la rue dans laquelle vous évoluez.

- Comment se passe la fin du tournage ? Tu as terminé tes scènes ?

Celles avec Zadig.

- J'ai hâte de découvrir la série.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

Il a beau te dire de ne pas t’emballer, t’as le cœur qui tambourine dans ta poitrine. Un court instant, tu te demandes s’il peut le sentir. Tu te demandes s’il va l’interpréter, le cognement contre ses doigts. Et toi, Thursday, tu souris. Tu te sens léger quand tu ranges tes affaires, quand tu t’excuses, quand vous sortez. Tu te sens léger de cette seconde chance, comme si tu avais enfin battu la providence. Ses mots sont ta première récompense, le sourire trop large. Trop vrai.

- Merci. Je saurai en faire bon usage.

Vous allez pouvoir reprendre où vous en étiez. Peut-être un peu avant, les fondements trop ébranlés pour réellement recommencer. Vous allez reprendre, vous découvrir, sans vous cacher. Tu vas être franc, Thursday. Tu te le promets. Tu vas être toi-même, entier, les bons côtés comme les mauvais. Surtout les mauvais.

Vos pas résonnent sur les pavés, tu fais la conversation. Une part de toi aurait aimé que tout soit terminé, que la série soit passée, que Zadig sorte – un minimum – de vos vies et de votre intimité. Mais ce n’est pas le cas. Tu te forces un sourire, léger hochement de la tête pour acquiescer. Puis lorsqu’il donne des détails, tu te détends. Il déteste Zadig. Il le déteste, bon sang, Thursday ! Tu tentes de refouler la jalousie.

- On la regardera ensemble. Tu es d’accord ?

Tu l’écoutes avec intérêt tout en l’imaginant sur le petit écran. Tu n’y connais rien, s’il faut tout avouer, mais tu aimes la passion qu’il a pour le cinéma, tu aimes l’opportunité que cette série a représentée. Tu comprends.

- C’est certain, les réalisateurs se rendront vite compte que tu as l’étoffe du premier rôle. Je n’ai pas de doutes.

Le sourire doux.

- Le boulot… ça va. J’imagine que tu as entendu parler du 15 août, au festival ? Certains partisans ont été attrapés, le Magenmagot a eu pas mal de travail sur la fin du mois. Et à part ça… la rentrée a un peu calmé les choses. Ce qui est paradoxal.

Tu perds un rire, la main déjà sur la porte du restaurant pour la lui ouvrir.

- Après toi.

Le menton haut, le dos droit, tu attrapes du regard un serveur. Trop à l’aise, tu lui demandes une table pour deux, à un endroit où vous pourriez être tranquilles. Tu n’as aucune envie de te retrouver en plein milieu de la salle, les éclats de voix à la portée de tous. Il vous emmène donc dans un coin, protégés par deux murs, c’est le mieux qu’il puisse vous offrir.

Tu t’approches de la chaise de Basile pour la tirer, légèrement penché à son oreille pour souffler.

- Je t’en prie, assieds-toi.

Et tu n’as même pas besoin de forcer, ton éducation bien ancrée à tes gestes. Tout ça, c’est bien une part de toi, Thursday.

Tu fais le tour de la table pour t’installer en face, la veste laissée sur le dossier de ta chaise. Tu remontes à nouveau tes manches sur tes avant-bras et tu remercies d’un sourire le serveur quand il vous laisse les cartes. Enfin, tu reviens à lui. A son visage, à ses yeux. Tu souris.

Charmeur, tu baisses ta carte et tu la poses sur le milieu de la table. Tu te penches un peu en avant, créant une zone d’intimité.

- A ton avis, qu’est-ce que je devrais prendre ? Je te fais confiance.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032

Corvus, The Crow, le Festival, les dragons. L’été a été bien plus houleux et surchargé que tu ne veux bien le laisser transparaître. Au Ministère, personne ne sait réellement à quoi s’attendre. Et toi, Thursday, tu n’as simplement aucune envie de te positionner. Les affaires de pouvoir, tu sais que ton père voudrait te voir t’y intéresser. Toi, tout ce que tu veux, c’est vivre en paix. Tu es reconnaissant au restaurant d’apparaître si vite, au serveur de la table à laquelle il vous mène. Le sujet se clôt bien vite. Les manières d’un gentleman, le sourire au coin des lèvres, tu lui tires la chaise. Et quand la tienne se tire d’elle-même, tu l’observes en dressant le sourcil. Mi-amusé, mi-charmé.

Tu t’assois, la chaise s’approche de la table. Ton sourire s’étire de plus belle.

- Je croyais que c’était à moi de te séduire. Pas l’inverse.

Un clin d’œil furtif, avant que tu ne t’empares de la carte, les manières toujours là. Tu ne t’en rends plus compte, à force, tu es juste comme ça. Toujours droit, toujours poli, toujours souriant ; tant qu’on ne te pousse pas à bout.

Tu as été élevé à la dure. Les yeux baissés sur la carte, tu redresses la tête. Ses mots sont trop justes. Et tu n’oses pas répondre, Thursday. Tu n’oses pas parler de Baron et de ses attentes à des années lumières de la réalité. Tu n’oses pas mentionner Monday, Tuesday ou Wednesday. Tu n’oses pas parler de ta mère. De celles qui ont suivi. De Patty. De toi, de ton manque de confiance, de l’impression d’être invisible. Tu déglutis, répondant d’un léger hochement de tête quand il te parle de ravioles. Des ravioles, oui. Ça ira très bien.

- Je te fais confiance. Je prendrai la même chose que toi.

Et tu croyais que les choses en resteraient là. Tu pensais que le ton allait s’alléger de nouveau, mais sa question te pousse à la réflexion. Tu as promis d’être toi-même. De ne plus mentir. Tu ne peux pas simplement éluder la vérité. Alors tu joints tes mains sur la table, toujours trop droit, le sourire un peu moins étiré. Les mots sont difficiles à trouver.

- Je ne fais pas… semblant.

Tu frottes le dos de tes mains. Tu as suffisamment joué d’introspection pour savoir plus ou moins ce que tu es, Thursday. Et même si ça ne te plaît pas particulièrement, tu lui dois quelque chose. Des explications.

- Je viens d’une famille avec des attentes. Et… je ne réponds pas à ces attentes.

Tu en es persuadé. Ton regard se fait vague, perdu sur les couverts argentés qui lui font face.

- Ils sont tous extraordinaires, tu sais ? Mes frères, mes sœurs. Et mon père… C’est un homme qui apprécie le savoir. Les compétences. Le rang. La spiritualité.

Tu contractes ta mâchoire, détourne légèrement la tête de côté. Tes yeux se figent sur le sol, perclus de souvenirs d’une enfance loin d’être oubliée. Tu te souviens des activités, des compétitions déguisées – ou non –, des remontrances, des consignes, des obligations.

- Il fallait être le meilleur.

Et tu l’as toujours été.

- Il fallait gagner ses sourires et ses congratulations. Il fallait mériter.

Mais il ne t’a jamais vu. Il n’a jamais daigné remarquer ce que tu es, toi qui réponds à tout ce qu’il souhaitait. C’est ça, qui t’a tué. C’est ça, qui t’a poussé à endosser encore et encore ce masque de plus en plus parfait.

Tes yeux reviennent à lui. A Basile.

- J’ai grandi en essayant d’exister, juste un peu, dans ses yeux. Je ne fais pas vraiment « semblant », tu comprends ce que je veux dire ? C’est simplement… une partie de ce que je suis.

En public, avant que tu n’exploses le soir dans le silence de la nuit.

- Je suis désolé, si c’est trop difficile à gérer. Je peux comprendre qu’un type qui change parfois du tout au tout ne soit pas vraiment sexy.

Même si tu espères que ça le soit un peu. Tu ris, tu forces tes épaules et ton sourire à se décontracter. La tête légèrement secouée, tu ne veux pas l’apitoyer, ce n’est pas pour ça que tu es ici. Doucement, tu glisses une main sur la table dans sa direction. Mais tu ne prends pas l’une des siennes, tu la laisses simplement reposer là. A portée.

- Et toi, Basile. Pourquoi est-ce que tu t’acharnes à croire que tu ne mérites pas d’être regardé ?

Alors que toi, ton regard est incapable de se détourner.

@Basile F. Delacroix | Septembre 2032