Curieux comme le hasard pouvait changer les choses. Il en fut un en particulier qui attisa une curiosité un brin mal placée je dus l’admettre. Mais il était trop tard pour changer les choses alors à défaut de tout chambouler, je voulus comprendre.


Ce fut la raison qui me motiva à te faire venir : Ellana. Au-delà des horaires professionnels que tu fus convoquée. Certes, j’étais ta patronne, mais ce ne fut pas en cette qualité que je cherchai des explications ; mais en membre d’une famille particulièrement attentif au bien-être de celle-ci.

Ironique alors que tu me connaissais depuis des années et que je n’avais pas toujours semblé être ardemment attachée à celle-ci. Mais les temps changeaient, mes ambitions évoluaient au même rythme que mes envies.

L’une d’elles étant de les protéger des menaces : internes ou externes. Pas comme ça que je qualifiais une employée loyale et une présence que j’appréciais particulièrement… mais tant que tout n’était pas clair, le doute planait et je ne pouvais me le permettre.

L’ambiguïté dans ces situations ne me plaisait pas. Et dès lors que je t’entendis faire ton entrée, je me retournai dans un maigre sourire, poli et distant. Et pour une native française, il était normal de parler dans sa langue native et ça me donnait l’occasion de pratiquer :

─ Ellana. Entre donc. Tout va pour le mieux ?

Les pâtisseries soigneusement arrangées sur la table, faisant honneur à l’hexagone, toujours à boire et à manger dans mon bureau comme dans ma maison, telles étaient les immuables règles de mon hospitalité.

─ Dis-moi... comment se porte mon neveu ?

Je te laissais une chance de m’en parler avant d’aborder moi-même le sujet. Et bien que ça ressemblait à une menace, ça n’en était pas une. Du moins pour l’instant.
 

La culpabilité comme moteur, le débit de tes paroles n’en fut que plus rapide. Tu étais vive d’esprit, Ellana ; mais cette vivacité était aussi synonyme d’impulsivité. Dès que tu te retrouvais dans une situation délicate, voilà ce qui arrivait. Et moi… cruelle, j’en jouais.

Te voir te plier en quatre pour te justifier était un spectacle particulièrement savoureux. Avec d’autres, le résultat n’aurait sans doute pas été le même. Mais voilà. Non seulement tu parlais à ta patronne, mais il s’avérait en plus que celle-ci avait un caractère similaire au tien.

Autrement dit… le baratin, je le voyais venir à des kilomètres et ça me mettait dans un état que tu faisais tout pour éviter. Je dus admettre devant la vision d’un affolement pareil, tous les muscles de mon visage durent s’employer pour ne pas rire aux éclats.

Le calme apparent devant une telle résolution pour le bien être de mon neveu, j’en fus presque impressionnée de voir que tu ne flanchais pas devant le danger potentiel que je représentais. Une résolution qui au-delà de m’amuser, me satisfaisait.

M’installant face à toi dans un silence de marbre, je laissai passer quelques longues secondes avant de reprendre :

─ J’ai une question à te poser. Je vais te demander de bien y réfléchir avant de me répondre. Silence synonyme de suspens, puis l’imprévu : plutôt Paris-Brest ou la tarte citron meringuée ? Ou comment faire retomber la pression en un éclair. Assieds-toi. Bois, mange. C’est un ordre. Et par pitié enlève cet air ahuri de ton visage, il ne sied pas à de si jolis traits.

Un soupir, puis je te laissais le temps de reprendre ta contenance, il me sembla t’avoir donné suffisamment d’indices quant au fait que cette convocation n’était pas un interrogatoire ; pour le moment en tout cas.

─ Tu me vexes, Ellana. Je ne crois pas avoir une quelconque ressemblance avec Lavender… Izar est mon neveu, pas mon fils ; ses fréquentations le regardent.

Tu n’étais pas là pour te faire juger, intimider ou que savais-je encore. Non, tu étais là parce que je voulais comprendre, ce qui te liait à lui… et tes intentions à son égard.

─ Si je peux me permettre, il n’y a qu’un coupable pour persuader les autres de son innocence avec une telle ardeur. Si tu n’as rien à te reprocher, tu n’as pas à te justifier. Je ne faisais que poser une question innocente.

Oh quel odieux mensonge. Mais il le fallait parfois pour obtenir ce qu’on voulait.
 

Rares étaient les surprises avec toi, Ellana. Loin d’être prévisible pour autant, je savais systématiquement à quoi m’attendre. Les années passées à travailler ensemble avaient été bénéfiques en ce sens. De quoi constater un caractère similaire au mien.


Pour mon plus grand plaisir ; les tempêtes impétueuses étaient tellement plus aguichantes qu’un calme platonique. Peut-être un brin caractérielle, mais c’était à prévoir pour une jeune femme qui s’affirmait. Avec le temps, la sagesse viendra tempérer les humeurs volcaniques.

Tandis que je t’observai dévorer goulûment cette petite merveille gustative, de mon côté je m’amusais à remuer la cuillère de mon café, balançant mon index d’un côté puis de l’autre, laissant la magie faire le reste, sans effleurer un seul instant le couvert.

Tu le savais aussi bien que moi.
La question fut loin d’être innocente.

Tu relevas ce point aussitôt le mets englouti. Une fois encore, aucune surprise, du déjà-vu, en veux-tu, en voilà. Nous étions en terrain connu.

Mon statut ne t’impressionnait pas, je t’avais donné de bonnes raisons de ne pas retenir tes propos… ton caractère te donnait simplement l’impulsion nécessaire pour les énoncer sans crainte. Chaque échange avec toi valait son pesant d’or.

Sans ambages, les questions fusèrent, tu voulais des explications. Quiconque pensait t’attirer dans un traquenard se trompait lourdement.

─ C’est vrai, on se connait depuis quelques années maintenant. Et ça ne t’étonne pas ? Que je me montre soudain si… concernée par le bien être du reste des Black ?

Tu m’avais connue bien plus distante, bien plus détachée. Il était une époque où je ne faisais jamais mention d’eux, où j’étais focalisé uniquement sur moi. Même en travaillant avec les membres de ma propre famille, je fus pour eux presque une étrangère. Ce temps était révolu.

─ Ah, j’oubliais, tu ne t’embarrasses pas de ces sottises. Droit au but, toujours. C’est ce que j’apprécie chez toi. Un gloussement amusé, les saphirs fixés sur toi. C’est une bonne chose, que tu sois là pour lui, que tu le brusques un peu. Izar a tendance à se renfermer quand il est contrarié.

Et bien que nous avions plus discuté en quelques mois que les vingt dernières années… dire que la confiance régnait entre nous était audacieux. Mais avec toi, il ne semblait pas y avoir de problème, j’en étais envieuse, presque jalouse.

─ Les Black se veulent initiateurs de changements de taille chez les familles comme les nôtres. Izar sera libre de faire ses choix… et les assumer jusqu’au bout.

Toi qui étais directe… je l’étais davantage.

─ Ce que je savoir, c’est ce qu’il représente pour toi, Ellana. Je suis assez claire où tu veux que je te fasse un dessin ?

Nul doute que ce n’était pas la peine, mais si tu te montrais véhémente je le pouvais aussi.

« Un ami très cher » ; était-ce mon imagination, ou avais-je entendu une petite fêlure dans ta voix ? Une faille, aussi fine qu’un cheveu qui vint se former dans ton armure d’assurance. Sans doute que je me faisais des idées. Une chose était claire néanmoins : tu tenais à lui.

Je pouvais extrapoler autant que je le voulais sur l’ampleur de votre relation ; la vérité crevait les yeux. Au minimum, tu le voyais comme un ami très cher… le reste, ce n’était pas à moi de le décider. Comme je l’avais dit, Izar faisait ses propres choix, il en allait de même pour toi.

Je te voyais comme un volcan au bord de l’explosion, mais j’avais tort. Tu étais bien plus solaire que je l’envisageais ; si tu pouvais apporter de la lumière lorsqu’il était assiégé par l’obscurité, je n’en demandais pas plus.

Pourtant, il n’était pas difficile d’imaginer quelque chose de plus fort encore. Tu avais ce privilège d’être d’une famille comme la mienne ; en ce sens, j’en connaissais un ne s’offusquerait pas d’une amourette entre vous deux.

─ Izar… est familier avec l’obscurité. Et ce depuis bien trop longtemps. Pour lui, tu dois être comme la lumière d’un soleil qu’il voit pour la première fois. Un sourire. Au départ elle est aveuglante, presque insupportable, mais avec le temps on s’y habitue… et l’on finit par voir les choses comme elles le sont réellement.

Il y a des choses que je pouvais lui apporter, d’autres que je ne serais jamais en mesure de lui donner. J’en étais frustrée, évidemment, j’agissais sans doute bien trop tard, pour lui, pour sa sœur, pour ses cousins. Mais revenir sur ma décision maintenant n’aurait aucun sens.

À vrai dire, je n’en serais tout bonnement pas capable. Pas maintenant, pas après avoir compris à quel point je tenais à eux moi aussi. Le privilège de l’âge : sagesse et introspection ; sans oublier un brin de recul si on prenait le temps de réfléchir davantage.

─ Je ne peux pas résoudre tous ses problèmes, mais j’ose espérer faire tout ce qui est en mon pouvoir pour lui, pour eux. Et il y a des choses qui ne sont plus à ma portée, mais qui le sont pour toi.

Un soupir, j’exécrais les aveux de faiblesse, mais l’honnêteté avait aussi du bon. Une gorgée de mon breuvage et mes saphirs vinrent de nouveau trouver refuge auprès de tes iris.

─ Que tu sois une amie pour lui ou plus encore si vous le désirez, ça ne regarde que vous. Mais je ne fermerai plus jamais les yeux sur la souffrance de ma famille. Si tu lui brises le cœur, je te brise la nuque. Nous sommes sur la même longueur d’onde jeune fille ?

Le ton mixant condescendance et intimidation, rien de surprenant. Pourtant, la volonté farouche de protéger le jeune homme était bien là. Je ne sus dire si ce fut une bonne idée d’être aussi brutale. Je savais aussi que je ne remplacerais jamais ses parents.

Mais ce n’était pas une raison pour rester sans rien faire.

Elle était là, encore : l’incompréhension. Tes traits qui oscillaient entre la surprise et le doute et cela à l’exact même moment que tout à l’heure ; lorsque j’abordai tes sentiments envers lui. Deux fois, c’était trop pour une coïncidence, j’appelais ça une concordance.

Et si cela ne suffisait pas, même ton verbe d’ordinaire si incisif se faisait aussi émoussé qu’un couteau mal aiguisé. C’était sans doute la première fois que je te pris autant au dépourvu et je dus admettre que ça me demanda un effort surhumain de ne pas éclater de rire.

Une nervosité si palpable qu’il suffisait de tendre la main pour la toucher. Mais avec ceci, une chose nébuleuse perdit d’un coup de son obscurité. Il y avait quelque chose, au-delà de votre amitié. Que cela vînt de toi ou de lui, même un aveugle le verrait.

J’avais le choix entre me montrer plus intrusive ou bien lâcher un peu de lest.

─ Pourquoi ? Pourquoi tu estimes ne pas en être capable ? Des amis proches peuvent se faire autant de mal que des amoureux, tu sais ? Un soupir. Excuse-moi Ellana, j’insiste un peu trop, je ne souhaite pas te mettre mal à l’aise.

D’autant que la menace de tout à l’heure fut suffisamment grande pour t’apeurer ; elle ne venait pas de ta patronne, mais d’une tante soucieuse du bien être de son neveu, là ou ses propres parents s’en contrefichaient, ce nid de vipères.

─ Néanmoins, dès l’instant où tu t’approches de près ou de loin de notre famille, considère que tu marches sur des œufs. Le changement s’opère, lentement mais surement… tu en feras partie si tu souhaites, pour vous deux, un avenir différent que celui que tu envisages maintenant.

Et je savais d’expérience que dans ce monde, tout changeait à un rythme qu’on ne pouvait parfois pas contrôler. Nos sentiments en tête de gondole.

─ Juste amis ? Sûre et certaine ?

On avait dit quoi sur le fait d’insister ?
J’avais déjà oublié.

De nouveau, tu hésitais, te confondais en explications comme si tu t’excusais d’être aussi proche de lui. Le fait d’insister autant a créé un véritable chaos dans tes pensées ; il se matérialisa ensuite dans tes mots et ton comportement. On aurait dit une enfant se faisant réprimander.

En y repensant, c'était plus ou moins logique vu notre différence d’âge. C’était mon rôle de calmer le jeu, ce que je fis :

─ Ellana, Ellana, Ellana. Nous travaillons ensemble depuis un certain temps, tu sais à quel point je déteste me répéter. Une petite pause marquée le temps de te laisser savourer ton croissant. Puis un ton adouci : tu sais pourquoi un coupable se démènera plus qu’un innocent pour persuader l’autre ? Parce qu’il cherche aussi à se persuader lui-même.

À force de répéter, peut-être que ça pourrait devenir vrai ? Si seulement c’était aussi simple. Néanmoins pour ton cas, pas un seul instant tu n’avais envisagé une tournure différente à notre conversation… et pourtant ce fut dans ton droit, d’y couper court.

─ Imagine un instant que tu me questionnes sur mes fréquentations. Tu n’es pas ma fille, tu n’es même pas de ma famille, à quel moment tu es légitime pour m’interroger ? Je serais dans mon droit de te dire que ça ne te regarde pas.

Et concernant ta relation avec Izar, pas une seule fois tu n’avais eu ce simple réflexe alors que nous savions l’une comme l’autre que tu avais le cran pour me dire :

─ Et tu étais dans ton droit de me dire que ça ne me regarde pas. Pourtant ton premier réflexe a été de te justifier comme si ta vie en dépendait. Parce que je suis ta patronne ? Pourtant il s’agit de ta vie privée. Parce que je suis sa tante ? Je me répète, mais je ne suis pas sa mère ; à quel moment suis-je légitime pour insister à ce point ?

Le genre de leçon qu’il te fallait apprendre à la dure. La meilleure défense était l’attaque ; à tout moment tu aurais pu m’arrêter dans ton élan, mais nul doute que ta culpabilité et ton incompréhension vis-à-vis de tes sentiments pour lui, ne faisaient que creuser un trou encore plus profond que celui dans lequel tu t’étais engouffré.

─ Très chère. « Si » les choses venaient à changer ; et j’ai conscience qu’avec des « si » on mettrait Paris en bouteille ; mais nous sommes dans le domaine du possible à défaut d’être dans l’envisageable, tu me suis ? J’espérais bien que oui. Si les choses venaient à changer, tu ne pourras jamais lui faire autant de mal que certains individus dont je tairais le nom.

Mais au vu de ton amitié avec lui, inutile de les mentionner, Izar a dû le faire par lui-même.

─ J’ai failli. Dans mon devoir de le protéger, lui et le reste de ma famille. Face à cet échec, même en souhaitant réparer mon erreur, je pars de si loin que ma destination me semble inatteignable. Toi en revanche… j’ai foi en toi, je pense qu’il te fait confiance, bien plus qu’à moi. Si tu désires être le roc sur lequel il s’appuiera, je serais celui sur lequel vous pourrez vous appuyer.

Une main allant chercher la sienne, caressant celle-ci tendrement à l’aide de mon pouce.

─ Ellana, fais-moi ce plaisir. Plutôt que de penser au mal que tu peux lui faire, imagine seulement tout ce que tu peux faire de bien pour lui. Ne crains pas d’échouer et ne te pose pas de question. Tu es comme moi, tu vas de l’avant, tu fonces, alors continue. Je serai là pour assurer tes arrières, tant que mon neveu est heureux, le pourquoi du comment, pardonne-moi mon français, mais je m’en carre l’ognon.