Trop de jours sans nouvelles. Trop d'attente, d'inquiétude, de pensées dirigées vers lui. Tu ne pouvais pas laisser les choses décanter jusqu'à ce qu'il explose d'un surplus. Il ne le disait jamais, mais il avait besoin de toi.
Quelque part, tu avais aussi besoin de lui.
Tes pas sont bruyants, appuyés par tes talonnettes, alors que tu avances dans la rue, jusqu'à atteindre le bâtiment. Nul besoin de sonner - tu avais le double de ses clefs. C'était d'une confiance que tu ne pouvais imaginer.
Ta proximité avec son père y était-elle pour quelque chose ? Tu ne le saurais peut-être jamais.
Un instant, tu te demandes ce que tu ferais si tu l'interrompais dans un rencard. Peut-être était-il occupé pour ainsi dire.
L'hésitation te prend devant sa porte à cette pensée.
Entrer, ou ne pas entrer ? Aller, Savoy, tu peux te décider.
Il avait qu'à t'écrire s'il ne voulait pas te voir passer. Tu tournes la clef dans la serrure, te glisses à l'intérieur, refermes derrière toi. Tes yeux embrasent le désordre, critiques. Est-il seulement là ?
Lorsque tu t'avances vers la cuisine, tu réalises que oui. Ses doigts couverts de sang, un fil dandinant une aiguille au bout, Croyance est juste là, tel une biche prise au piège d'un incendie, ses yeux te fixant.
Tu soupires longuement.

Je préfèrerais te prendre en flagrant délit de coït que de ça, Croyance.

Ta veste retirée rejoint une chaise, tout comme ta cravate, avant que tu ne remontes tes manches et t'approches de lui pour observer l'état dans lequel il se trouve.

J'attends des explications à défaut des lettres.

Car tu avais attendu ses nouvelles, en vain.
De ses doigts, tu retires l'aiguille, vient observer la plaie.

As-tu perdu ta baguette pour te recoudre à la main ?

Pourtant, d'un geste qui trahit un peu trop l'habitude, tu t'assied sur une chaise que tu rapproches pour le remplacer à la couture.
À l'écoute.

C’est presque comme s’il n’était pas étonné de te voir là. Il a dû t’entendre arriver, sûrement même.
Tu préfèrerais vraiment le trouver en pleine relation sexuelle. Il te semblait avoir tant besoin d’un peu d’affection. Si seulement il acceptait qu’on puisse lui en donner.

Tu es horriblement têtu, tu sais ça ?

Tu n’y crois pas une seconde à ses paroles. On croirait qu’il te pense avoir son âge, crédule et innocent. Tu savais pourtant très bien que des oranges et des bananes ça ne manquait pas. Sous tes doigts, ses plaies sont clairement faites par des coups. Ce n’était donc visiblement pas ça, l’explication. Bien que tu le saches particulièrement instable, il était impossible qu’il se les soit infligées. Pourquoi ne les soignait-il pas ? Visiblement, il ne voulait pas le dire.
Soit.

Bien sûr. Tu ne réparera plus grand chose à continuer à te détruire ainsi.

Si seulement il voulait bien t’écouter. Mais ce n’est pas le cas, ce n’est jamais le cas.
Et ses paroles te font cruellement planter l’aiguille un peu plus brusquement. Tes yeux se relèvent sur les siens alors que tu te baisses, coupes le fil noué avec tes dents.

On est impertinent aujourd’hui, Croyance ? As-tu envie que je t’amène au musée pour te montrer ce que je fais quand je m’ennuie ?

Sur la table près de lui, il y a du désinfectant. D’un geste assuré tu en renverses sur un coton avant de le passer sur la couture, un peu moins régulière sur la fin. Il faudrait que tu t’entraînes - visiblement tu en aurais besoin.

Allez, vide ton sac au lieu d’aboyer dans le vide. Tu sais aussi bien que moi que me provoquer ne sert à rien - je ne suis pas un de tes potes qui préfèrent te tabasser à blanc, visiblement.

Coton recouvert de sang balancé sur la table, tu saisis son menton pour t’assurer qu’il n’a pas de dents de cassées - et pour en profiter pour le dévisager, droit dans les yeux.

Il te fuit, comme toujours, mais tu sais maintenant qu'il ne te fuit jamais loin - que malgré le visage détourné et les traits mécontents, cela ne change en rien la relation que vous avez.

Ne te flatte pas, Croyance. Tu n'es ni du bon âge ni du bon genre que j'aie ce genre de pensées à ton égard.

Une oeillade appuyée - parce que tu n'ignores pas que de son côté ça peut être différent. Et tu n'as jamais voulu lui faire des espoirs de ce genre là. À vrai dire tu ignorais pourquoi les choses étaient comme elles étaient. Peut-être que quelque part, tu avais été incapable d'ignorer la douleur dans son regard et la crainte dans ses gestes. Il y avait diverses façons de prendre soin de quelqu'un.

C'est toujours compliqué avec toi. Est-ce que tu as seulement déjà essayé de rendre les choses faciles ?

Ta tête secouée, tu te relèves, te glisses à côté de lui pour te rincer les mains, enlever le sang qui macule ta peau, observant Croyance du coin de l'oeil.

Amoureux des mauvaises personnes, mhm ?

Adossé contre l'évier, tu saisis un chiffon pour y frictionner les mains. Ton regard se pose sur le mur en face de toi - pour ne pas lui imposer ton regard perçant.

Et si tu commençais par me dire en quoi tu es amoureux d'elleux ?

Les affres de coeur étaient toujours les pires - et tu ne croyais pas une seule seconde que l'on puisse condamner une âme d'un sentiment aussi volatile que l'amour.

Un petit rire s'échappe d'entre tes lèvres. Parmi cette jeunesse dévergondée, tu te découvrais toujours en retard, comme si tu avais quelque chose à te reprocher à n'éprouver aucun attrait à ces hommes si similaires à toi, pourtant. Peut-être étais-tu mal construit, Savoy, peut-être n'était-ce pas la bonne vie pour toi ? Mais à force tu avais accepté ta vieillesse.

On m'a souvent dit de changer de garderobe.

Il s'effondre dans le canapé plus qu'il ne s'y assoit, et tu ne peux que le contempler s'écrouler davantage. La cascade de paroles précède celle qui ne tardera pas à couler de ses yeux, et tu t'avances doucement vers lui, sortant un mouchoir brodé de ta poche.

Tu en es conscient, c'est déjà ça.

Peut-être que ça n'en était que pire, au final. Car découvrir les choses qu'on ignore sur soi permettait de les basculer vers un changement - alors qu'énoncer ce qu'on savait déjà ne permettait que de se renfoncer dans cet état.
Doucement, tu t'assied à côté de lui, glisses ton bras dans son dos, attires sa tête contre ton épaule. De l'autre main, tu mets le mouchoir entre ses doigts.

Ne penses-tu pas qu'il est temps de mettre fin à ce qui te détruit de l'intérieur ? Tu n'es pas réutilisable, Croyance. Ta peau ne peut pas être recousue à l'infinie. Aujourd'hui tu as l'impression que tu as besoin de chaque marque pour refléter celles qui scarifient ton coeur, mais celles-ci guériront, crois moi.

Bercé contre ton coeur, tu caresses doucement son dos, le laissant s'épancher contre toi. S'il en arrivait là, c'est que le besoin était dévorant, la souffrance intenable. Il était pourtant si résilient, Croyance. Il tenait tête malgré tout, comme s'il défiait constamment la vie de l'achever. Mais peut-être qu'à attendre, il s'est mis à la rechercher - cette menace ténue qui en réalité ne l'a jamais vraiment affronté.
Et il ne fait que te le prouver avec chaque parole.

Faire disparaître les raisons de ta souffrance ne t'épargnera pas de la douleur - ça la rendra juste incompréhensible, frustrante.

Ta main remonte pour maintenir sa tête contre toi alors que tu baisses ton front pour embrasser le sommet de ses cheveux.

Si tu oublies, tu referas les mêmes erreurs, tu retomberas dans les mêmes travers. Je ne suis pas suffisamment cruel pour t'infliger cela.

Un long soupir s'échappe d'entre tes lèvres. Comment pouvais-tu seulement espérer l'aider Savoy ? Toi qui ne savait rien de ce genre de tourments, t'en étant tenu éloigné autant que possible des années durant ?

Tu peux recommencer sans cela, tu sais ? Il suffit de les oublier, eux. Ceux qui te font du mal. Te décider à ne plus les voir, à ne plus les retrouver, à les laisser s'effacer avec le temps de tes souvenirs. Tu peux recommencer à tout moment, Croyance. C'est entre tes mains.

Un coeur trop ouvert était un coeur en souffrance, et qui pouvait démonter cela mieux que Croyance ? Son agonie était si palpable que tu en sentais le poids tomber avec chaque perle salée qui glissait de ses joues. Pourtant, ses épaules ne se redressaient pas. Il était tant empli de peines qu'il n'y avait plus rien pour l'en redresser.
Comment l'aider dans cette situation ? Comment le libérer de ses amertumes ? Comment lui montrer le chemin qui le soulagerait ?
Ta main vient se poser sur sa joue, caresser ses pommettes alors que tu portes le mouchoir brodé pour les essuyer légèrement.
C'est peut-être en vain.
Un nom te fait tiquer parmi les autres, que tu ne connais pas (encore). Isaac. L'information est glissée dans un coin, prévoyant de confronter l'homme.
Cela aussi, sera probablement en vain.

Je ne t'abandonnerai pas, Croyance.

Un léger soupir. C'est tout ce qu'il lui fallait, à cet enfant qui avait été blâmé de tous les maux - l'assurance qu'on ne le quitterait pas. Qu'on serait là, à ses côtés.

Il faut que tu les laisses de côté. Tu ne peux pas te sacrifier dans l'espoir d'avoir des bribes de leur attention, tu sais ?

Les sourcils froncés tu dégages les mèches qui tombent sur ses joues humides.

Tu dois te convaincre que tu vaux la peine. Que tu vaux mieux que ça. Le passé nous marquera toujours, mais il faut apprendre à avancer. Je sais que c'est dur, que ça ne se fait pas d'un claquement de doigts. Mais n'as-tu pas déjà suffisamment donné ?

Si proche de se briser - si proche de courber l'échine et de s'effondrer. Comment avais-tu pu laisser cela arriver, Savoy ? Quand est-ce que tu avais fermé les yeux sur sa souffrance ?

Une hésitation se dessine sur tes traits. Parce que s'il est manipulé, tu devrais peut-être intervenir. Mais est-ce que tu en as seulement les droits ? Est-ce tu peux prétendre quoi que ce soit concernant Croyance ?

Alors ne retourne pas les voir et ne les laisse pas entrer.

Tu le berces contre toi du mieux que tu peux, sa tête contre ton coeur, ton menton sur ses cheveux doux. Était-ce ça, la parenté ? Ou est-ce que ce n'était qu'une bête illusion ?
Tu te contentes de soupirer, de fermer les yeux quelques instants. Tu espères le soulager, mais comment ?
Sa remarque te fait amèrement rire.

Je ne mets pas les créatures derrière des barreaux. Et encore moins pour les ados en peine de coeur.

Ton index se pose sur son nez un instant, taquinement.

Dangereux pour toi ou pour eux Croyance ?

Tu aimerais tant qu'il réalise qu'il est capable de bien plus que seulement subir.

Avec moi, tu as su t'imposer. Pourquoi c'est différent pour des relations qui sont tant plus importantes ?

Tu gardes ta voix douce, tendre, aimante presque.
Peut-être était-ce bien ça, la parenté.
Dommage qu'il n'était pas ton fils alors - il n'avait pas à t'écouter.

Léger rire qui se veut de détendre l'atmosphère. Certes, en vain. Mais il y a un peu d'espoir.

Tu sais, tant que tu n'as pas la trentaine, tu resteras un ado pour moi. T'es même encore boutonneux -

Ton index vient doucement toucher une des rougeurs sur sa joue avant de retomber.
Tu l'écoutes, hoches la tête. Ses craintes semblaient réellement fondées - et ne justifiaient que davantage qu'il devrait au plus rapide se défaire de la toxicité de son entourage.
Et il demande. Cherche l'amour, l'affection, la réelle, pas celle feinte. Tu le regardes, cherches dans ses yeux ce dont il a besoin.
Une preuve, sûrement.
Doucement, sans le déloger, tu saisis ta baguette, l'appliques à ta tempe. Un fin fil argenté s'en détache, s'étire, s'effile. Lorsqu'il se rompt, tu fais apparaître une fiole, dans laquelle tu le laisses tomber. Rebouchée, elle vient se loger entre les doigts de Croyance.

Il m'a demandé de prendre soin de toi et j'ai refusé. Il ne méritait pas qu'un autre répare ses erreurs.

Un sourire amusé. S'il en vient à visualiser le souvenir, il verra que tu as un bon crochet du droit.

Je suis quand même tombé sur toi, Croyance. Et j'ai réalisé que toi, tu méritais qu'on soit là pour toi. On peut dire que je t'ai adopté. Je ne sais pas moi-même pourquoi je suis resté. Mais je ne partirais pas, tu sais ? Je suis vraiment là.

Un sourire alors que tu passes tes doigts dans ses cheveux pour les ébouriffer.

Alors fais moi plaisir, tu veux bien ? Vire moi ces maroufles de ta vie, Croyance. J'ai pas envie d'assister à ton enterrement au risque de vérifier ce que la magie noire pourrait bien faire à ma personne si je m'essaye à te ramener d'entre les morts.

Et ton ton ne peut être plus sérieux, alors que tu le contemples, droit dans les yeux.

Il semblerait que tu l'aies embarrassé. Cela t'amuse, de le voir incapable de répondre, que le voir ravaler ses répliques, dissimuler ses traits. Lorsqu'il y parvient enfin, tu hoches la tête. Comment aurait-il pu garder quelqu'émoi que ce soit envers cet homme cruel qui n'avait pas même eu le courage de lui offrir une parenté digne de ce nom ? Pourtant, tu sais qu'au fond, c'est sur ce format là que fonctionnent toutes ses relations. Dans cette crainte d'être abandonné, encore, de se faire de faux espoirs, encore, de compter sur quelqu'un qui ne sera pas là pour lui.
Tu aurais préféré que son père reste à ses côtés que le remplacer ainsi. Mais au moins, tu espérais que désormais il comprendrait qu'il a quelqu'un pour l'épauler. En toutes circonstances.

Je sais.

Une famille recomposée, voilà ce que vous étiez. Deux électrons libres, qui par les aléas incompréhensibles de l'univers, s'étaient mis à graviter ensemble.
Tes bras le serrent un peu plus fort contre toi.

Ça, on verra. Mais t'as clairement pas intérêt à être enterré avant moi, sinon je n'hésiterai pas.

Et tu secoues la tête comme si tu ne veux plus en entendre parler - avant de soupirer.

Mais Croyance, vraiment, arrête de les fréquenter. Si tu as besoin que je vienne avec toi leur dire de dégager de ta vie, je le ferais. Je ne supporte pas de te voir dans cet état à cause d'eux. Je refuse que tu te fasses abuser encore et encore.

Ta tête se hoche vigoureusement.

Je serais là. On ira les voir ensemble - pour t'en libérer. D'accord ?

Et tu le berces encore un peu contre toi, venant cette fois-ci passer tes doigts dans ses mèches pour les démêler, inconsciemment commençant à les tresser d'une main - peu habile.

Tu peux me donner leurs noms entiers ? Que je vérifie leurs dossiers.

Que tu vérifies qu'ils ne sont pas des criminels - ou des collègues à toi. Pourtant, pour Isaac, tu en es intimement convaincu.
La question de Croyance t'arrache à tes réflexions, te fait baisser les yeux sur lui, froncer les sourcils un instant, avant que ton front ne se déride - laissant apparaître un sourire.

On pourrait faire ça, oui. Tu me laisses adapter mon garage avant ? Ça ne prendra pas longtemps.

Un baiser sur son front alors que tu laisses l'expiration enfler ton torse avant de retomber.

En attendant, pour la prochaine, je viendrais ici.