Les rires l'ont lassée. L'étouffement, la tiédeur, les corps les uns sur les autres.
La foule étouffe, surtout quand tout le monde est alcoolisé.
L'eau, elle, coule. Elle s'arrête pas. Elle réfléchit pas. C'est comme une danse que de la contempler, s'en approcher, s'en éloigner. C'est un frisson que de savoir que jamais la même goutte ne pourra être recroisée.
Olenka a fermé les yeux, inspirant à plein nez l'odeur du froid.
L'hiver approchait, mais il ne faisait pas encore assez froid. Juste assez. Juste ce qu'il faut.
Presque ce qu'il faut.
Sa veste Burberry n'est pas assez fine pour qu'elle puisse en sentir la morsure. Elle l'enlèverait bien si elle ne coûtait pas une blinde.
Et si elle était seule.

C'est pas comme si j'allais en mourir, abusez pas.

Oeillade à la Tour. Il est trop tôt dans la matinée ou trop tard dans la nuit - la politesse, à ces heures là, elle s'en tamponne le coquillard.
Mais l'inconnue a quelque chose dans la voix qui intrigue. La compréhension, peut-être.

M'excuserez, mais j'me souviens pas de vous. L'anglais c'était déjà dur à maîtriser, alors retenir les noms... Un défi que je n'ai pas relevé.

Mensonge, mais pas jusqu'au bout. Le visage de la demoiselle lui est vaguement familier - elle ne devait pas se jeter dans les yeux.
De toutes façon, ce n'était qu'avantageux de rester dans l'ombre.
Olenka détourne le regard, pour le lever vers le ciel.

Vous n'avez qu'à sauter avec moi. Ça vous démange.

Un sourire un peu fou, un pied dans le vide, et une pirouette pour s'appuyer contre le lampadaire adossé au trottoir.

Vous me sauverez si je me noie.

Chaque doigt baissé est un centimètre du sourcil d'Olenka qui grimpe un peu plus haut sur son visage. Et une fois que la main n'est que poing, la voilà qui éclate de rire, une larme lui échappant d'un œil. Décidément, elle aurait regretté l'avoir oubliée, celle-là, si elle était déjà comme ça à Poudlard.

Vous êtes une marrante, vous.

Et Olenka se baisse, s'accroupit, pour être un peu plus près, pour ne pas parler par-dessus le froid. Et la chaleur du deuxième corps contrairement aux autres n'est pas si dérangeante que ça.

Vous n'avez raison que sur un point : cette eau est dégueulasse.

Et elle n'est pas si bourrée que ça. Et elle est bonne plongeuse. Et elle ne se blesse pas si aisément.
Mais c'est vrai que l'eau, vraiment, est imonde.
Puis Olenka éclate de nouveau de rire, secoue la tête, ouvre un peu les pans de sa veste.

Remplie d'eau à la, je cite, propreté douteuse ? Voyez moi sceptique. Je pense qu'il en va plus de votre conscience. Vous m'auriez déjà laissée sauter si vous n'en aviez qu'après la veste.

Elle se recule légèrement, laisse ses jambes tomber des deux côtés du rebord, grand écart presque à s'asseoir à cheval sur la pierre froide et humide. Ses yeux, toujours aussi attentifs, s'attardent sur les mains fermées sur le bloc, et elle expire lentement, presque à regret.

Je ne vais pas vous pousser, vous accrochez pas comme ça.

C'était quelque chose qui la fascinait, Olenka, cette façon que les sorciers occidentaux avaient de sortir leur baguette à tout bout de champ. Froid ? Un sort. Chaud ? Un sort. Pluie ? Un sort.
Tout avait un sort. Et lorsqu'ils se retrouvaient dépourvus de leur ridicule bout de bois, ils étaient complètement désemparés.
Alors Olenka hausse un sourcil, contemple la demoiselle, jette un nouveau regard à la Tour et soupire.

Ben vous voyez. Y a pas à prétendre avec moi.

Le regard de l'inconnue dessine un nouveau sourire sur la bouche d'Olenka, qui, inconfortable, finit par passer ses deux jambes du côté du vide. Ses chaussures semblent être posées sur l'eau, si l'on ignore la perspective.
Est-ce qu'elle avait du mal à rester en place plus de cinq secondes ? Peut-être. C'est sûrement l'heure qui faisait ça.

Je ne suis pas en danger et n'ai pas besoin d'assistance. Vous êtes tout à fait libre de partir, je vous assure.

Un clin d'oeil pour ponctuer la phrase, un sourire éclatant de dents.

Je n'comprends pas votre méfiance, vraiment. Tous les anglais sont aussi... Raides ? Y a pas une once de feu dans vos veines ?

Elle se laisse pencher en arrière, la brûlure de ses abdominaux en contraction lui arrachant un soupir.

Ça vous arrive pas de fixer le ciel et vous dire que vous aimeriez, aussi fou que ce soit, tomber de la plus haute des étoiles ? Brûler jusqu'à ne devenir qu'un fin sillon de poussière ?

Les yeux d'Olenka tentent de trouver les constellations dans le ciel s'éclairant, étouffé par la brume et la pollution. L'amertume la prend, au regret des cieux époustouflants d'Ukraine.

J'imagine que ce doit être difficile d'être rêveur dans une ville sous un dôme.

Un sourire en réponse au sien, Olenka l'observe et finalement réalise que la femme est plutôt jolie quand elle ne s'enferme pas dans ce qui lui semble être un masque social. Mais n'était-ce pas très british que de ne pas laisser les autres voir les émotions que chacun vit au quotidien ? Ou étaient-ce les français qui avaient du mal à exprimer leurs émois ?
Elle ne s'en souvient jamais. De toute manière, ils allaient tous aux mêmes écoles. L'éducation ne devait pas tant changer que cela.

... C'est le dicton de l'école, non ?

Oeillade pensive. Elle s'apprête à parler, bien qu'elle ne sait pas ce qui pourrait être dit. Et le soleil sort, l'aveugle un peu, et elle se redresse, plissant les paupières.

Ce n'est pas de ce genre de brûlure que je parle. Le feu, c'est ça qui fait vivre. La glace elle ne sert qu'à survivre.

La neige avait toujours été désagréable. Toujours la même, toujours immaculée, toujours aveuglante. La glace figeait les rivières, tuait les poissons, la nature. L'hiver était un châle de poussière. De cendres. Tout se finissait sous son joug.
La remarque la fait sourire un peu. Les coins de ses lèvres se relèvent, elle secoue la tête, range ses mèches derrière une oreille.

Eh bien, assumons que je sois perdue alors. Mais peut-on vraiment l'être lorsqu'on n'a pas de destination ?

Et les yeux reviennent se poser sur la demoiselle, appréciant la profondeur du noir de ses cheveux qui n'ont pas l'air d'avoir compris que le soleil commençait à les éclairer.

Olenka roule des yeux puis rit doucement.

Et donc c'est une superstition ? Fallait éviter un certain prof ? Nous les étrangers, on n'a jamais le mémo.

Il y avait beaucoup de choses qui changeaient d'une école à une autre. Ou peut-être était-ce juste la sienne qui était si différente. Olenka l'ignorait.
Et elle n'argumenta pas. Chacun avait sa vision du monde, chacun avait sa vision de sa fin. Si l'inconnue pensait que la Terre serait dévorée par la glace, elle acceptait volontiers ce point de vue. Ce n'était juste pas le sien.
Sous ses pieds, la Tamise brille de mille feux. Entre les éclats du ciel, les déchets paraissent presque de précieux trésors.
La voix l'interrompt dans sa contemplation de ce que le monde avait fait de la nature, et elle adresse son regard à nouveau vers elle.

Et si je souhaite errer ?

Pendant quelques instants, Olenka garde ses yeux dans les siens. Elle connaît cette couleur. Ce vert. Elle l'a vu, en cours. Personne ne devrait avoir une telle couleur d'yeux.
Ses dents viennent tirer sur une peau sur ses lèvres avant qu'elle ne détourne le regard, comme si elle y avait trop vu.

Mais je sais où j'irais demain. Et vous, le savez vous ?

Un sourire, et Olenka s'étire.

Peut-être que c'est vous qui êtes perdue.

Olenka rit, et c'est à croire qu'elle n'a plus ri depuis longtemps, tant les sons lui échappant sont rauques. Elle finit par secouer la tête, essuyer une ou deux larmes perlant au coin de ses yeux, possiblement à cause de la lumière, avant de se râcler la gorge et soupirer longuement.

Que vous êtes têtue !

La femme n'a pas de certitudes. Olenka ignore ce qui la pousse à avancer, d'où tire-t-elle sa résilience, mais cette résilience est externe. Rien ne peut pousser une personne à une telle obstination à moins de ne pas venir de soi.

Vos mains pourraient porter le monde qu'on ne serait pas surpris.

Un petit sourire, encore, et elle vient passer une main sur son visage avant de tourner celui-ci vers le ciel.

Là-haut, ce n'est pas des champs qui s'étendent. C'est une flaque.

Une grimace, elle replie un genou pour être un peu plus en face de son interlocutrice, et avoir moins la lumière du soleil dans les yeux.

Vous savez, quand il neige, les flaques grises que ça laisse ? C'est ça. C'est un dôme de neige sale fondue.

Haussement des épaules, elle relève encore une fois le visage, contemple les nuages qui lentement cèdent le ciel au matin.

J'ai jamais vu un ciel aussi moche de ma vie. Comment se projeter quand on ne voit pas les étoiles ?

Elle souffle du nez, mécontente, puis se tourne complètement, ses pieds atterrissant sur la route. Ses chaussures, usées par la marche, ont les lacets défaits, et elle se penche pour les refaire.

Mais c'est vrai qu'au travers de votre regard, le monde doit paraître bien différent.

Les sourcils de Olenka se relèvent et elle vient se redresser puis, d'un geste suspicieux, renifler sa veste.
Sa veste qui a des kilomètres à la ronde devait sentir l'alcool.

Ah, je vois pourquoi vous pensez ça.

Pour autant, elle ne la corrige pas. Non, elle préfère se contenter de nouer ses chaussures fermement et de porter son regard sur la femme, que le soleil commence à éclairer de sorte à lui créer un halo.

Il paraît que j'ai l'alcool bavard, plutôt.

Olenka expire doucement, se relève. Il lui semble être plus grande que la demoiselle- en tout cas avec celle-ci assise, elle la domine de toute sa taille. D'un geste presque irréfléchi elle vient subtiliser une des paumes tièdes de l'inconnue, la retournant entre ses doigts un peu rigides à cause du froid.

Ce n'est pas la taille qui compte.

Un clin d'œil, un rire gras, mais Olenka récupère vite son sérieux, vient poser l'index au creux de la paume de l'autre, là où la peau un peu plus rugueuse indique la tenue régulière de la baguette.

Porter le monde laisse des marques aussi. Vous pensez à partager le fardeau ?

Pendant quelques instants, elle garde son attention sur ces mains. Elles ont l'air d'être des griffes, presque. Des mains trop fines pour être douces, trop pâles pour être rêches.
Puis elle la lâche, s'appuye de nouveau contre le lampadaire. Ses yeux se plantent sur la voûte céleste quelques instants.

Un observatoire... Oui, je devrais y aller.

Pourtant elle considérait que les étoiles avaient le plus de mérite à être vues à l'œil nu.
Elle se permet tout de même de sourire à la dernière remarque, secoue la tête.

Moi au moins j'ai mon excuse à traîner à Londres aussi tard la nuit. Et vous ? Vous faisiez un footing ?

Les lèvres ne cessent plus de sourire, alors qu'Olenka lève les yeux sur la Tour au loin, plisse les yeux.

La douche, ça peut se faire. Le sommeil par contre, ça risque d'être compliqué.

Elle ne voit pas passer le dégoût dans le regard de l'autre, se contentant de soupirer légèrement. Ce n'est pas une autre nuit sans sommeil qui posera vraiment problème à son travail - après tout la magie avait de quoi remonter après une nuit blanche, tout comme après une gueule de bois, comme... Au final pour tout, la magie avait une solution. Mais il ne fallait pas se laisser aller dans la faiblesse et la fermeture d'esprit de croire que la magie suffisait.

L'envie elle doit passer en second. Le devoir, lui, passe toujours en premier.

C'est ce qu'on lui a toujours répété, à Olenka. Les désirs, les émois, les envies, tout cela était subjectif, flou, peu propice au succès. S'il fallait réussir, c'était vers le devoir qu'il fallait se tourner.
Combien de grands noms avaient échoués à tout vouloir pour eux seuls ? La labeur, les lauriers et la gloire derrière ? Pour au final s'effondrer et voir leurs idéologies faner dans leur incapacité à déléguer ce qui devait être délégué.
Olenka revient à sa contemplation de l'inconnue, note la fine chaîne qui pend de son cou, mais peine à distinguer ce qui peut la tirer vers le bas - et ne souhaite pas impoliment fixer un endroit aussi spécifique.

Oh, rien. Je voulais voir à quelle vitesse j'allais tomber.

Le bruit de l'eau étouffante dans ses oreilles. La brûlure du vent sur sa peau. La morsure du froid dans ses muscles chauds. L'adrénaline injectant son sang d'audace.
La vitesse à laquelle elle ressentirait de nouveau.
La vitesse que l'autre cherchait apparemment aussi à ressentir.

Vous courrez ou vous fuyez ?

L'inconnue se redresse - et Olenka l'observe étendre sa silhouette, comme le soleil étend ses rayons. Elle est finalement plus grande qu'elle n'y paraissait, bien qu'elle ne la dépasse pas. Personne ne dépasse Olenka.
Elle grimace, cependant, essaie de se souvenir de ce qu'elle a pu répéter - en vain. En plus de radoter, elle l'oubliait. Génial, elle devenait sa grand-mère.

Moi-même, apparemment.

Cette honnêteté dont elle fait foi et qui ne vacille jamais. L'autre semble suivre le même cheminement de la franchise - et Olenka sourit légèrement, secoue la tête, soupire.

S'il n'y a personne, qui êtes vous, vous ?

Elle n'a pas envie d'en connaître la réponse. Ou peut-être si. Et la réponse de l'inconnue la fait rire à nouveau.

C'est déjà fait. Il y a peu de falaises desquelles je n'ai pas sauté. Il faut avouer que c'était impressionnant. Les cinq secondes les plus époustouflantes où les falaises de craie ont défilé devant mes yeux.

Les pupilles plantées au plus profond du vert mortel, Olenka sourit une nouvelle fois. Elle a l'impression, peut-être vaine qu'il y a une compréhension de cet attrait pour la chute chez cette femme.
Ce ne pouvait être qu'une Gryffondor, assurément.

Un sourcil est levé, le silence tombe, alors que la Chute est énoncée.
Est-ce la sienne ? Olenka attend une suite qui ne vient pas, puis réalise que l'inconnue a offert son nom, un nom qui ne pouvait qu'être le sien.

Vous craigniez que je saute, mais vous vous êtes déjà tombée.

Elle n'en rajoute pas davantage, se contente d'observer l'autre. Elle aime ce que Fallen renvoie. Et c'est en laissant ses yeux vaquer, qu'elle réalise qu'à son cou, c'est une alliance qui est suspendue. Prestement, elle détourne le visage. Il n'y avait pas mille raisons pour porter cela.

J'ai toujours voulu aller en Irlande mais... Je n'ai pas quitté la ville depuis mon retour. Ça attendra.

Un haussement des épaules, avant que la nouvelle question ne l'alpague et qu'elle ne rit, se mordant la joue pour cacher le ravissement que doit manifester son visage.

Il se peut que c'était moi. Mais elle n'était pas aussi haute que je l'avais escompté.

Elle vient passer une main sur sa nuque, pensivement. C'étaient les bonnes années, celles où Poudlard l'avait recueillie et qu'elle avait découvert des règles plus souples.
Des règles qui lui ont permis de rattraper toute son enfance.