Tu te sens bien, là.
Le dos nu sur la terre gelée, les yeux fermés. Rassasié. L'impression d'avoir mangé un festin puis de t'être endormi plus simplement que jamais. Tout semble calme autour de toi. Les oiseaux absents, la brise se fait légère et gelée mais ça ne te dérange pas vraiment. T'es épuisé, Hermès. T'as mal partout, la flemme d'ouvrir les yeux. L'habitude.

Ce qui dérange ce tableau si parfait pourtant, c'est une boule dans ton estomac. La sensation que quelque chose t'échappe -cette force que tu sens dans tes veines plus grande qu'auparavant. Comme si quelque chose avait changé. Et à mesure que ton esprit se réveille les sens te reviennent. Tu sens le sang, tout proche.

L'impression d'entendre un hurlement strident à l'intérieur de ta tête.
Tu la revois, elle, le visage terrifié à la lueur de la nuit.
Tu t'entends gronder.
Tu l'entends hurler.

Et quand tu te redresses précipitamment c'est son corps inconscient et débraillé qui gît non loin de toi.

— Non -Non. Non non non.

Accours vers elle le souffle court pour vérifier son pouls. Faible mais persistant. Te fige alors que ton regard se pose sur son visage. Les cris encore. Dans ta tête. Cette fille -Rana. Les flash qui se superposent. Les rires, les cris, les joies, les cris les cris les cris les cris-

— RANA !

Les doigts à ses épaules prêts à la secouer pour la réveiller mais tu t'arrêtes encore. Un instant pour penser, réaliser.

Rana ?

Rana est morte.

Elle est-
Morte ?

Morte.

Alors qui-
((pas rana))

— Eh ! Eh !

Des tapes sur la joue pour la réveiller, en vain.
Tu paniques -plus encore quand tu vois la blessure à son flanc.
La tienne c'est la tienne.
Ta morsure.

— Merde ! Putain de merde !

Laisse la crever Hermès.
Qui le saurait ?
Laisse la crever.

Et va t-en.

* * *

Le pied qui cogne contre la porte de ton appartement en début d'après-midi -tu sais qu'il est là, tu le sens. Il est revenu plus vite que tu l'aurais cru, ça t'arrange parce que t'as pas tes clefs. Perdues dans la panique sûrement. Tu cris à travers le bois pour qu'il t'entende, quitte à rameuter tout l'immeuble. T'en as rien à foutre.

— NOAH OUVRE ! OUVRE CETTE PUTAIN DE PORTE BORDEL DE MERDE ! ALLER !

L'empressement dans ta voix alors que t'enchaîne les coups contre le bois.
Déchaîné, paniqué.

Elle git dans tes bras et tu dois la sauver.
T'aurais dû la laisser crever.

— BON SANG OUVRE !

Les gestes sont précipités, c'est à peine si tu l'entends parler -à peine si tu le comprends, parce que la réalité c'est que t'entends que lui et ses questions foireuses auxquelles t'as pas de réponse. Elle est ultra jeune... Tu l'as mordue ? Tu sais pas Hermès. Si tu sais. T'es pas sûr. Tu sais pas. Non tu sais pas.
Tu sais pas.
Tu sais pas.
Tu sais pas.
Tu sais pas.
Tu sais pas.

— Je sais pas ! J'EN SAIS RIEN OK ? Elle-

C'est pas toi qui a fait ça.
Pas à elle, t'aurais pas pu lui faire ça à elle.

— De l'eau -il me faut de l'eau tiède Noah. Tu vas rester planté là encore longtemps ? Bouge-toi putain ! Elle va crever faut pas qu'elle meurt, faut pas qu'elle meurt merde ! Des serviettes aussi il me faut des serviettes, il me faut-

Tu continues de réfléchir sans prendre le temps de l'écouter, le regard rivé sur cette fille que tu confonds encore avec ta défunte sœur une fois sur deux. Tu te concentres sur elle en tentant de calmer ton souffle saccadé à force de respirer qu'à moitié à cause de la peur et de la panique. La dernière fois que tu as été comme ça c'était au matin de cette fameuse nuit. Celle où les Priest avaient anéantis la totalité de ta famille.

— Putain j'ai pas pu faire ça.. C'est pas moi hein ?
J'ai pas pu j'ai pas- c'est pas moi c'est pas moi c'est pas moi c'est pas moi c'est p- MERDE !

Le poing qui s'abat dans un fracas énorme contre le mur juste au-dessus de la table de chevet, y laisse une trace alors que tu tombes à genoux sur le sol. Tu l'as mordue Hermès, pas vrai ? Tu l'as mordue.

— Je l'ai mordue-

Murmure qui se brise alors que tu coupes volontairement ton souffle pour essayer de te calmer, une main sur ta poitrine à l'air et l'autre sur ton front. Tu fixes le plancher entre toi et le lit tout en te répétant cette phrase.

— Je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue je l'ai mordue...

Bordel de merde.

— PUTAIN FAIT CHIER !

Second poing qui s'abat dans le sol cette fois, juste avant que tu ne laisses ton front s'échouer sur les draps, la main de cette fille entre tes doigts comme une prière et tes souffles pour litanie.

— Rana Rana Rana par pitié reste avec moi je le supporterai pas une deuxième fois. Meurs pas putain. Rana meurs pas meurs pas meurs pas meurs pas meurs pas...

Meurs pas.

Les prières stoppées bien trop brutalement par la gifle qu'il t'assène, tu t'apprêtes à lui renvoyer le coup mais ses mots t'arrêtent. Rana est morte. Tu ne pourras pas la faire revenir -elle a brûlé tu te souviens ? Atlas l'a brûlée. Elle ne reviendra pas.

Elle est morte.

Tes iris qui dévient sur l'enfant dans le lit, fixent comme s'ils cherchaient, que tu cherchais, désespérément à prouver ses paroles. Tu l'observes sans être capable de bouger, elle respire encore, elle. Elle n'est pas morte. Ce n'est pas ta sœur, ce n'est pas Rana.

Putain pourquoi ça fait si mal ?
Le reste est entre ses mains qu'il te dit.
T'as envie de chialer, alors de nouveau les larmes viennent rouler sur tes joues. Une, deux, des fontaines, des mers entières sans que tu ne cesses pour autant de la fixer elle. Ce n'est pas ta sœur pourtant c'est pour elle que tu pleures. Pour elles deux, parce que cette fille lui ressemble trop, parce que tu ne réalises que maintenant après des années enfermé dans ta vengeance que c'est réellement terminé. Rana est morte.

Et toi t'en as jamais vraiment fait le deuil, pas vrai ?
Tu l'as jamais vraiment pleurée ta sœur.
Ni ton père, ni ta meute, ni vos frères.

Sans un mot tu te lèves avec l'impression que ton corps entier est sur le point de s'effondrer. Tu te sens lourd, t'as la nausée mais pas l'envie de gerber étrangement. C'est bizarre cette sensation de vide en toi. C'est bien plus violent et étouffant que celui avec lequel tu vis depuis des années. Pourtant t'es debout.

— Va pioncer sur le canapé.

La démarche trop lente pour quitter la pièce sans un regard pour lui.

— Elle se réveillera.

Avant d'aller t'enfermer dans la salle de bain pour les deux prochaines heures au moins.

T'es allé sous cette douche brûlante pour te nettoyer mais t'es resté figé, des heures passées sans bouger les mains contre la paroi et la tête contre le montant. Tu t'es pas lavé t'as simplement attendu que ça passe puis quand t'en as eu marre tu t'es rincé le visage et t'es sorti. Tu t'es rhabillé, t'es allé la voir toujours endormie dans ton lit. Puis t'as attendu.

Et au bout d'un temps que t'es incapable de définir Noah s'est réveillé. Il est revenu vous voir sans que tu lui adresses un regard. C'est qu'il suppose bien, t'es crevé mais comment tu pourrais dormir ?

— Toi t'as l'air d'avoir passé ta meilleure nuit clochard.

C'est presque affectueux sorti de cette façon, un sourire en coin qui s'étire pour chasser le trop plein de sérieux. Tu ne réagis pas lorsqu'il te félicite. Tu comprends sans vraiment réaliser qu'il a raison -deux fois en si peu de temps c'est anormal- t'es alpha maintenant. Un alpha complètement largué.

— Putain.

Fallait que ça te tombe dessus. Comme si t'avais une tête d'éducateur spécialisé, manquait plus que ça.

— Va f-

Soudain, tu redresses un peu la tête comme pour mieux la regarder sans prendre la peine de terminer ta phrase. Tu sais que Noah a aussi senti le changement subtil de sa respiration puisqu'il la regarde désormais.

Elle va se réveiller.

— Ouai.

Et t'es censé faire quoi au juste ?
La rassurer ?
La tuer ?

Non sûrement pas la dernière option. Ah bordel de merde t'as pas signé pour ça toi ! Mais bon, maintenant que t'y es... Après quelques secondes vous observez son corps bouger lentement, ses doigts se crisper légèrement. Elle est en phase de réveil. T'aurais dû appeler Ezra, t'es sûr qu'il aurait su quoi faire lui. Pourquoi tu l'as pas appelé ?

Qu'importe.
La fille ouvre enfin les yeux et après une grimace de douleur c'est un regard effrayé qu'elle vous lance, sans pour autant se mettre à hurler. Elle a l'air d'avoir tellement peur qu'elle en a perdu la voix.

— Salut.

Elle a un violent sursaut, et elle se redresse rapidement pour se reculer au maximum quand tu tends la main vers elle. Tout son corps tremble, et ça te fait à peine sourire.

— Ah.

C'est bien la première fois que t'as pas envie de provoquer ça chez quelqu'un.

— On va rien t'faire, panique pas. Tu... C'est quoi ton nom ?

Pas de réponse.

— T'es muette ?

Pas de réponse.
Tu lances un regard à Noah, complètement con.

Vous êtes censés faire quoi au juste ?

— Tss.
Professionnels mon cul.

Tu les observes, lui surtout, les bras croisés un peu en retrait. Le verre qu'il lui sert semble la calmer et tu captes bien vite qu'elle se relâche bien plus avec lui qu'elle le fera sûrement jamais avec toi. Noah manie les mots avec une aisance tellement insolente que ça te donne envie de le défoncer. Tu te dis que si tu lui avais pas demandé de l'aide tu l'aurais sûrement fait en fait.

La gamine sans un mot te lance des regards effrayés, à peine plus adoucis quand elle le regarde lui. Ose à peine passer de Noah à son verre une fois ou deux -elle le regarde avec plus d'intérêt pourtant quand il avoue à demi-mot être passé par là lui aussi. C'est qu'elle est pas sûre de comprendre alors à la place elle boit un second puis un troisième verre comme si sa vie en dépendait.

Puis c'est le silence.
Toi tu dis rien pour éviter de la brusquer, tu veux pas lui faire peur et malgré tout t'es quand même encore sous le choc. T'as du mal à digérer que cette fille ne soit pas Rana. Qu'elle soit vivante et pas Rana même si t'as toi-même tout fait pour la sauver. Mais ce silence là, il te bouffe. T'étouffe. Alors tu finis par céder.

— C'est quoi ton nom ?

Le ton sûrement trop sec parce qu'elle sursaute en t'entendant et adresse à Noah un regard comme pour avoir son approbation -ça te file la gerbe.

— Z-Zina... J-je m'appelle Zina.

Zina.
Zina.
Zina.
Zina.
Zina.

Tu bloques.
Zina c'est presque comme Rana.
Zina. Rana. Zina Zina Zina Zina Zi-

— MERDE !

Brusquement tu claques avec une colère soudaine ton poing contre le meuble sur lequel tu t'étais appuyé. La force mise te fait transpercer le bois mais t'y prêtes pas vraiment attention, pas plus qu'au cri complètement flippé de la gamine quand tu quittes la pièce en trombes.

— La laisse pas s'barrer.

En vrai t'en as rien à foutre, il pourrait la tuer et la bouffer si ça lui chante. T'as besoin d'air. T'as besoin de tout mais pas de cette gamine en face de toi. C'est beaucoup trop difficile à gérer. Toi alpha ? Tu réprimes un rire nerveux avant d'enfoncer à nouveau ton poing dans l'un des murs du salon. Et puis quoi encore ?

— Putain putain putain putain PUTAIN DE MERDE !!!

Tu frappes encore de ton autre main.
Et puis tu reste là, immobile.

T'as besoin de respirer. T'essaies. T'essaies mais t'y arrive pas.

Alors tu crèves, entre tes poings qui cognent le mur et tes poumons qui s'étouffent. Tu crèves, Hermès.

(et t'aurais voulu que ce soit pour de vrai, pour une fois)