Plus de nouvelles pendant plus de vingt-quatre heures. Tu savais, Leslie, pourquoi il avait décidé de partir. Mais il avait pu se passer n'importe quoi au domaine des Stuart. Son père avait pu devenir fou, sa fratrie chaotique, ses cauchemars réalité. Dans le silence et l'attente (parce que tu ne pouvais pas l'accompagner)(la liberté se gagne seul) tu avais commencé à trop réfléchir. Peut-être que tu aurais dû y aller ? Peut-être que c'est ce qu'il attendait ?

Allongé dans ton lit, tu fais défiler sur l'application de transports pour voir les horaires des prochains portoloin capables de t'emmener en Irlande. Tu réserves le créneau de la prochaine demi-heure et enfiles à l'arrache un jogging et un t-shirt one piece. Par-dessus, un sweat-shirt peut-être sale mais tu t'en fous. T'as pas le temps, l'heure tourne et tu vas être en retard.

(...)

Une fois sur les terres Irlandaises, tu transplanes jusqu'au domaine des Stuart. C'est quasiment le début de la soirée et les grillons grésillent déjà dans les champs environnants. Tu traverses le jardin désert pour rejoindre la propriété. À mesure que la demeure respire la mort, ton ventre se tord. Est-ce que tout le monde va bien ?

Tu essaies d'appeler Monday mais il ne décroche pas. Par commande vocale tu lui écris un message :

— « Répondez-moi sale chien. »

Mais au vu de la possible gravité de la situation, tu n'appuies pas sur envoyer.

Tu pénètres la demeure, cherches à l'aveuglette la chambre de Monday. Mais tu te perds dans tout ces putain de couloirs et finalement tu butes dans un virage sur le corps de... Baron Stuart. Vos regards se toisent, tu écarquilles un peu les yeux et recules d'un pas. Lui semble vouloir dire quelque chose mais si ses lèvres s'agitent, aucun son ne sort. Il te bouscule et continue son chemin.

((Tu te dis que t'as sûrement échappé à la mort))

Finalement, tu reconnais un peu la décoration de l'aile ouest. Tu ouvres la porte de la chambre mais tu ne vois rien. Le lit n'est même pas défait.

Retour à la case départ.

Et pourquoi est-ce qu'il n'y a personne dans cette foutue maison ? Tu te demandes s'il n'est tout simplement pas ailleurs. Non, Baron en aurait profité pour te rappeler que tu n'as rien à faire ici.

Tu arrives au bout d'un couloir. Une porte en bois gravée est légèrement entrouverte. En la poussant, tu découvres Monday assis à un bureau. Sont étalés plein de papiers en vrac tout autour du pupitre.

— « Monday ! »

Tu entres et fermes derrière toi. Tu te risques à demander même si tu connais déjà la réponse juste en le voyant.

— « Ça va ? »

Il a les cheveux en désordre et des traces de terre sur ses vêtements. Tu plisses les yeux, inquiet mais pas moins incisif pour autant. À le voir manquer de trébucher devant toi, tu réalises que Monday Stuart peut être aussi pathétique que n'importe qui. Il est faillible et ça te brise le coeur, bien plus que si ça avait été quelqu'un d'autre. Contre son gré, tu avais placé en lui des projections irrespectueuses, motrices d'attentes démesurées et irréelles. À trop t'appuyer sur lui, tu en avais oublié qu'il pouvait aussi chuter, qu'il ne servait pas juste à te rattraper.

— « Monday... »

Il avoue que ça ne va pas. C'est une première étape franchie. Il demande ensuite ce que tu fais là et tu exploses. Tu n'as jamais été le pro de la délicatesse, encore moins du tact.

— « Bah je suis venu vous chercher moi ! »

Tu avances de quelques pas vers lui, mais restes à une certaine distance car tu ne sais pas si c'est convenable de le prendre dans tes bras.

— « Vous répondez pas. J'ai cru vous reviendrez pas ou qu'il s'était passé un truc grave avec ce connard de Baron. »

Tu enfouies tes mains dans ton sweat-shirt. Tu as peur de poser la question qui te brûle les lèvres.

— « Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? »

Parce qu'à sa mine déconfite tu as déjà la réponse.
((C'est carrément pire que ce que tu crois))

Il se justifie et tu hausses les épaules. Tu n'es pas vraiment fâché et tu te doutes bien qu'il avait autre chose à penser. Il n'empêche que tu t'es inquiété et c'est bien trop nouveau pour toi pour que ça ne soit pas un chamboulement majeur dans ta psyché. Quand tu es perturbé, tu deviens bougon et maladroit.

— « Non mais tranquille. C'est ok. »

Tu t'approches de nouveau. Ta main effleure son bras puis se rabat le long de ton coeur. Tu humidifies tes lèvres et déglutis. Tu sais pas quoi dire, pas quoi faire. T'es complètement paralysé. Tu prends trop de temps à ne serait-ce qu'y penser... Tu dois vivre l'instant présent, tu dois t'imprégner de maintenant et agir.

— « Je- »

Il te coupe la parole pour annoncer qu'il est devenu chef de famille. Tu hausses un sourcil.

— « Mais Baron... votre père. Il est vivant. »

Tu ne sais pas trop comment ça marche dans les vieilles familles irlandaises. Toi, t'as toujours compris que l'héritage se touchait une fois les parents décédés.

— « Tant mieux. C'est pas ce que vous vouliez ? »

Enfin débarrassé de son père, de ses tourments, de la pression. Monday a l'air si vulnérable, tu te surprends à trouver ça adorable. Dans un élan brave, tu l'accules contre le bureau pour le prendre dans tes bras. Tu ne dis rien, fermes les yeux et déposes un baiser contre son torse.

— « Eh c'est bon. Je suis là. »

Tu te sens ridicule.

Le fait qu'il parle de dignité te fait sentir encore plus étranger à cette famille. Qu'est-ce que ça signifie vraiment, d'être digne de la diriger ? Et surtout, qu'est-ce que ça va changer ? Est-ce qu'il va devoir s'installer ici, est-ce qu'il va devoir passer plusieurs jours par semaine auprès des siens ? Tu es prêt à tout accepter pour lui Leslie, mais pas sûr de vouloir vivre en Irlande. Ça t'arrangeait bien que Monday vive en plein centre de Londres - tu peux squatter sans officialiser le fait d'emménager ensemble. Et merde, tu devrais pas penser à ça maintenant, c'est déplacé.

— « M'en fous. »

Que vous soyez sale.
Que vous ayez mal.

Tu le serres un peu plus, fermes les yeux quand ses doigts effleurent tes cheveux. Tu ne veux pas le lâcher - sous aucun prétexte. Tu te fais jaloux et envahissant parce que tu crains que tout change.

— « Parlez. »

Tu redresses la tête, le menton collé à son torse. Tu implores du regard, mais tes yeux expriment bien plus que de la pitié ; ils exigent une certaine fermeté.

— « Parlez, s'il vous plait. »

C'est aussi demandé qu'ordonné. Tu ne veux pas être un boulet pour lui. Tu soupires quand tout s'annonce bien plus compliqué et plaques ta joue contre sa chemise sale.

— « Je crois j'ai deviné. »

Et ça te serre le coeur. Ça cogne ton âme et y laisse plusieurs bleus que tu soigneras tout seul.

Elle était sous l'arbre. Tu écarquilles les yeux alors qu'il te décrit l'horreur. Est-ce seulement possible ? Tu l'avais imaginé dans tes pires cauchemars - c'était juste une illusion fantasmée dès qu'il te parlait de son souvenir à moitié effacé. Tu n'aurais jamais cru tes théories vraies. Tu n'aurais jamais cru que son père soit capable d'un tel acte. C'est inhumain, complètement dérangé. Tu te retrouves alors sans voix, mutique comme autrefois. Impuissant, comme autrefois.

— « ... »

Tes doigts serrent le pan de sa chemise. Tu ne sais pas quoi dire, pas quoi répondre. Cette fois c'est lui qui implore. Est-ce qu'il a le droit de gagner comme ça sans même avoir participé ?

Est-ce qu'il a le droit de participer alors qu'il a déjà tout perdu ?
Il n'a plus rien à mettre en jeu.
((et tu n'oses même pas désirer lui être précieux))

— « Je... »

Tu déglutis. Dans tes yeux grondent une colère froide et impitoyable. Tu es peut-être le plus lâche des deux mais ce soir tu ne peux pas laisser passer.

— « Je vais le crever ce chien. »

Et tu le repousses, traverses la pièce à grandes enjambées pour ouvrir la porte d'un coup, prêt à faire une folie sous le coup de la tristesse.

Évidemment il finit par te retenir. Tu dois être un soutien et tu arrives l'exploit de te donner en spectacle. Tu attires toute l'attention sur toi, comme si il était question de toi alors qu'il est question uniquement de lui et de l'horreur avec laquelle il va devoir vivre jusqu'à ses vieux jours. Tu ne te pardonnes pas d'être aussi égoïste et impulsif. Monday n'a pas besoin de ça. Mais de quoi a-t-il besoin, même ? Et es-tu seulement capable de lui apporter ?

Plaqué contre le mur, t'as la tête bien tournée vers le côté. Tu fixes d'un air sévère et buté le bout du couloir. Tu t'imagines le traverser et aller casser la gueule de Baron, puis tu l'imagines lui te casser la gueule et finalement c'est peut-être une mauvaise idée. Tu grommelles à son sermon, tu sais qu'il a raison.

Il frappe dans le mur à côté de ton oreille et ça te force à braquer toute ton attention sur lui. Sourcils froncés et lèvres pincées, tu le dévisages et l'écoutes sans broncher.

Baron n'a eu que ce qu'il mérite.
Tu baisses les yeux. Il est plus apte à juger de sa punition. C'est lui, c'est son père, c'est sa famille, c'est sa vie. Merde ! T'es vraiment inutile.

— « Ok ok. »

Tu baisses le menton à ton tour et il s'empresse de te le remonter. Tu rougis jusqu'aux oreilles, pourtant toujours aussi dévasté et fâché. Tu capitules et acceptes de rendre les armes.

— « Rentrons, je ferai rien je le jure. »

Tu te jettes dans ses bras.

— « Je veux rentrer aussi. »

Plus jamais rester ici.