C’est au bout d’un trajet court et silencieux que vous arrivez à destination. Oui, «  vous ». Chose rare après un combat, toi qui préfères la solitude comme remède aux douleurs engendrées par les coups de tes adversaires. Si tu avais perdu, tu n’aurais peut-être pas la même attitude.

Sauf que voilà, inutile de le rappeler, mais tu es ressortie victorieuse. Et fait rare : vainqueur et vaincu vont partager le même repas, sous ton toit. Tu n’oublies pas non plus le polonais qu’il a fallu convaincre ; pas la tâche la plus ardue du monde, il semble apprécier ta compagnie, malgré ton comportement parfois caustique.

Tu déverrouilles la porte et les laisses contempler la plus grande pièce de l’appartement. La cuisine au fond de celle-ci, tandis que le salon dévoile plusieurs éléments importants, certains surprenants, d’autre un peu moins.

Une télé, une console et ses jeux parfaitement bien rangés et agencés. Un sac de sable avec suffisamment d’espace pour manœuvrer et enfin : un chat qui trône fièrement sur le sommet du canapé, accueillant sa maitresse avec l’indifférence qui caractérise ces petites boules de poils.

Dans un premier temps tu ordonnes :

─ Installez-vous. Vous pouvez allumer la console si vous voulez… si vous savez vous en servir, j’entends. Je vais prendre une douche et me changer ; tu en feras de même… tu t’adresses à l’inconnu et réalises enfin qu’il serait temps de prononcer son nom : Ellair ? C’est ça ?

Car oui, tu as bien entendu Iskander le dire, mais tu as sciemment choisi de l’ignorer parce que pour toi, un perdant est un perdant ; retenir son nom est une perte de temps. Néanmoins ce n’est pas en qualité d’adversaire qu’il est ici, mais en tant qu’invité. Et l’on juge un bon hôte sur l’exemplarité de son hospitalité.

Le minimum serait de faire un effort d’être affable. C’est déjà pas mal.

─ Aoba est habitué aux humains, vous pouvez le caresser si vous voulez.

Tu jettes ton sac près du punching-bag et t’éclipses dans le couloir, te dirigeant vers ta salle de bain. Tu reviens quelques minutes plus tard, arborant une tenue d’un savant mélange entre nippon et occidental : un haori noir aux motifs floraux carmin par-dessus une brassière ; le tout avec un short pour laisser tes jambes respirer.

Tu claques des doigts pour attirer l’attention d’Ellair :

─ Ton tour.

L’effort n’aura pas duré très longtemps. Tu peux mieux faire.

Ellair obéit, te voilà seule à seule avec le polonais. Il se veut d’ailleurs serviable et utile, un changement d’ambiance appréciable que tu remarques sans pour autant l’évoquer. Il suffit d’un sourire en coin pour montrer ta reconnaissance, pendant que tu retrousses tes manches.

Tu en profites pour lui répondre, non sans une once de malice :
─ Hm… on va préparer ce qui fait fantasmer les occidentaux dès qu’on parle de cuisine japonaise. À croire qu’elle n’est réduite qu’à ça. Tu marques une pause, le laisses deviner de quoi tu parles avant de le confirmer : oui, oui, Sushi, Maki, j’ai beaucoup trop de poisson frais et je n’aime pas le gâchis. Votre appétit me sera d’un grand secours.

À la différence qu’ils sont préparés par une cuisinière émérite ; rien à avoir avec ce qu’on peut manger dans un restaurant. Des défauts, tu en as, mais ta nutrition est essentielle pour maintenir une condition physique optimale… tout comme elle fait du bien à ton moral ; hors de question de la bâcler.

Toutes les leçons de tes parents ne sont pas à jetés. Celle-ci en est une : ne jamais se négliger, toujours s’occuper de son corps et son esprit. Et pendant que tu commences à préparer le riz et faire l’inventaire des différents produits dont tu disposes ; c’est le moment choisi par Iskander pour t’interroger.

Le doute est légitime, même toi tu ne peux le nier. Ellair est un inconnu que tu as étalé sur le sol sans pitié, tandis que le scientifique n’a pas été assez fréquenté pour faire de lui un ami. Il est donc normal qu’il s’interroge.

─ Il me faut absolument une raison ? Tu ne me crois pas assez grande pour faire mes choix toute seule, sans avoir à me justifier ?

Les obsidiennes inquisitrices dans sa direction, cherchant à chambouler son raisonnement ; comme-ci tu n’avais pas envie d’expliquer le pourquoi du comment. Néanmoins, le polonais risque d’insister, alors tu reprends :

─ Tu connais ma famille, Iskander ? Tu n’attends pas de réponse à une question si rhétorique, tu continues sans qu’il n’ait le temps de parler. Elle est très connue au Japon. J’ai vaguement évoqué mes parents, ils sont tous les deux dans la politique. Mon père vise le titre de ministre de la magie. Ma mère celui de Premier ministre moldu. Ils ne sont pas qu’avides de pouvoir, ils sont déterminés à l’obtenir.

Puis le silence, tu remarques qu’Ellair n’est pas encore là, tu ne poursuivras pas tant qu’il ne sera pas revenu. Tu le fais d’ailleurs savoir à ton interlocuteur :

─ Va donc chercher notre aphone de service. Qu’il entende lui aussi ce qui m’a poussé à vous faire venir ici. Il ne dit pas grand-chose, certes, mais ça ne veut pas dire qu’il ne s’interroge pas lui aussi.

Une déformation professionnelle hein… c’est vrai qu’avec tous les événements de cette soirée, tu en oublies que l’homme est un amoureux de la science. À croire qu’il te voit comme l’un de ses mystères. Naturellement, leur raison d’être est de trouver une réponse à leur question.

Pour toi, ses mots ressemblent plus à une plaidoirie qu’autre chose, comme s’il craignait d’assumer quelque chose, que tu évoques sur un ton faussement plaisantin :

─ Il n’y a pas de mal à avouer que je te fascine, tu sais ?

Le sourire mutin pour désamorcer avant qu’il ne tente de nouveau de se justifier. Puis, une fois lui avoir commandé de ramener le balafré, il revient dans la pièce, non sans attirer ton attention avec une déclaration qui te fait hausser un sourcil. Tu lèves la tête :

─ Il a plutôt tendance à les martyriser, mais je ne vois pas le rap…

Le rapport ? Le voici : le canidé en question. D’abord la surprise, puis la curiosité. Les obsidiennes inquisitrices qui observent la créature avant de tirer la moindre conclusion. Tu remarques quelques détails qui te font rapidement comprendre avant de scruter la réaction du matou… qui se fiche royalement de la présence du molosse.

Sans pour autant l’accepter dans son territoire, il semble ne pas vouloir chercher le conflit. De ton côté, tu fais quelques pas en direction de l’animal, affalé sur le sol. Tu t’accroupis à sa hauteur, le détaillant. Une idée germe dans ton esprit :

─ Hm. J’aime bien les chiens aussi. En y repensant, ça ne ferait pas de mal à mon félin d’avoir un peu de compagnie. J’y réfléchirai.

Tu poses une main sur la tête de l’animal, par réflexe plutôt que par envie ; dès que tu en vois un tu veux le gratouiller c’est plus fort que toi. Tu reviens ensuite dans la cuisine, demandant de l’aide au scientifique, vu que le cabot ne risque pas d’être utile.

Iskander s’attend à un long récit, il ne se contentera du début pour le moment :

─ Les Senjōgahara sont une famille ancienne, ancestrale. Durant toute son existence, elle n’a cherché qu’à honorer sa devise : « Lutte perpétuelle ». On peut l’interpréter autant qu’on veut, mais à l’époque le but était clair : tout ce que l’on possède n’est pas donné, il est conquis. Une constante recherche de pouvoir, d’influence, jusqu’aux plus hautes sphères politiques. Nos exploits militaires nous ont fait grimper les rangs… petit à petit.

Tu marques une pause alors que tu commences à sortir les différents poissons du frigo, n’usant d’aucune magie alors que tu commences à les découper, laissant le riz cuire à feu doux. Puis tu reprends, un rictus sarcastique au visage :

─ Nous ne sommes pas issus de la royauté ni de la noblesse, mais c’est la raison pour laquelle nous nous sommes tant enhardis. Ce que nous avons obtenu, nous nous en sommes emparés. Jusqu’à forcer notre entrée dans la noblesse japonaise, jusqu’à obtenir d’étroites relations avec le pouvoir royal. Un petit rire nerveux, c’est pendant cette époque que les ambitions sont nées : mais mes ancêtres avaient de la suite dans leurs idées. Lassés d’obéir, c’est le pouvoir absolu qu’ils voulaient saisir. Sans succès jusqu’à présent… mais ça ne veut pas dire qu’il faut abandonner. Car comme je l’ai dit, nous sommes destinés à lutter, pour l’éternité.

Un regard sur le polonais, comme si tu cherchais l’approbation dans ses iris, tu remarques un certain… dédain ? En tout cas dès qu’il pose les yeux sur le poisson que tu découpes, son visage change un peu.

─ L’odeur te dérange ou mon récit t’ennuie ?

Tu ricanes, donnes un morceau de saumon au matou qui s’en lèche les babines avant de retourner s’affaler sur le canapé une fois l’aliment goulument dévoré.

Il est rare de te voir aussi bavarde, Himeka. D’ordinaire tu économises tes mots autant que tu dissimules tes émotions. Quoi de plus logique lorsque tu as appris à réprimer tout ce qui pouvait t’affaiblir, te montrer forte comme un roc devant le monde qui t’entoure.

Pourtant Iskander a le droit à un récit détaillé sur ta famille, qu’il écoute avec attention, comme son compagnon canin qui lui aussi semble tendre l’oreille, mais il se paye le luxe de s’allonger sur le sol. Très vite la jalousie le prend lorsque tu régales ton matou, ignorant le toutou. C’est presque s’il se vexe ; en tout cas il réclame.

Même sa forme humaine n’échappe pas à sa bestialité, tu n’es pas étonné de voir que sous ses traits canins, rien ne change. Un sourire en coin puis tu laisses tomber un morceau, qu’il se régale lui aussi… à contrario du scientifique qui fait la fine bouche.

Ce qui a le don de te hérisser le poil.

─ Et tu ne pouvais pas le dire tout de suite ? Il a fallu attendre que je pose la question. Un soupir exaspéré… puis tu hausses les épaules, changement de programme : je te cuirai un morceau de saumon, je connais une recette simple, mais efficace, hors de question que mes invités ne soient pas satisfaits. Un regard vers Ellair le toutou : toi j’espère que tu ne feras pas le difficile.

C’est une occasion de t’entrainer, c’est un mal pour un bien finalement. Tu continues ta préparation, faisant cuire le poisson pour le blondinet. D’un geste de main, tu mets une petite musique d’ambiance, te concentrant sur ton art ; si tu n’étais qu’une brute, ça se saurait. Tu as bien d’autres talents… mais plutôt que d’en parler et t’en vanter, tu préfères tout simplement le montrer.

Laissant un récit en attente, le temps de te focaliser sur tes invités, essayant de t’intéresser à eux :

─ Je continuerai plus tard, je sais que tu attends une réponse à ta question… ça viendra. De nouveau un sourire, puis tu questionnes : et toi ? Qu’en est-il de ta famille ? Aussi compliquée que la mienne ? Et Ellair alors ? D’où vous vient cette… amitié ?

Tu as le sentiment qu’ils se connaissent depuis longtemps, mais que comme toujours, les choses sont plus complexes qu’elles n’y paraissent. Toi qui préfères la simplicité, toi qui préfères voir un monde binaire ou il n’y a qu’amis et ennemis.

Si seulement c’était aussi simple.

Chose rare, le scientifique n’objecte pas lorsque la réprimande tombe. À défaut de reconnaître son tort, il n’envenime pas la situation. C’est que tu n’es pas tendre lorsqu’on te manque de respect… et avec lui, ça peut arriver très vite. Tu ne saurais dire si c’est par maladresse ou non.

Même le choix de ses mots peut être… irritant.

─ « Ingérer » ? Pauvre choix de mot. On dirait que tu parles d’un médicament au goût affreux que tu dois quand même prendre parce que tu n’as pas le choix. Inutile de dire que ça ne te plait pas. Prends plutôt exemple sur lui.

La remarque s’accompagne d’un geste de tête en direction d’Ellair, de retour sous sa forme humaine, qui daigne enfin ouvrir la bouche pour parler plutôt que pour gloutonner le moindre aliment qui lui tombe sous la dent.

Néanmoins, malgré la remontrance, tu prépares quand même quelque chose de différent au scientifique ; impensable d’atténuer la « qualité » de ton hospitalité, encore moins celle de ta cuisine. À vrai dire, tu en fais une affaire personnelle, tu le forceras à te dire qu’il aime ce qu’il « ingère » ; compétitrice même pour une frivolité pareille… on te reconnait bien là.

Pendant que le saumon cuit et que tes préparations s’enchainent, tu en profites pour écouter le polonais et ses histoires de famille, tu en es presque captivée. Tu ne peux t’empêcher de remarquer certaines… similitudes, ce qui a le don de te rassurer, bien que tu ignores pourquoi.

Tu remarques aussi que le discours est tranchant et bref, signe que l’invité ne se veut pas s’étendre… tu te demandes bien pourquoi, toi qui es intarissable sur l’histoire de ta famille. Iskander, sans le dire, te fait comprendre qu’il préfère éviter les questions ; tu respectes sa volonté et tu écoutes sans l’interrompre une seule fois.

Lorsqu’il conclut, tu ne surenchéris pas. Tu n’as pas vraiment le temps d’ailleurs, car les deux hommes attirent ton attention sur leur relation et ce… conflit latent entre eux. Un regard dans leur direction et ça se remarque immédiatement : il y a du linge sale qui n’est pas encore lavé.

Tu n’as pas vraiment envie qu’ils le fassent ici et ils ne semblent de toute façon pas enclins à le faire… réservant ça pour plus tard ; ou jamais. Certains conflits ne se résolvent pas dans la paix, mais la violence. Et ça tu ne le sais que trop bien, l’ayant vécu.

─ C’est prêt.

De nouveau, quelques gestes de la main, une assiette qui lévite vers le saumon cuit et le riz pour Iskander, les deux autres sur la table alors que tu t’installes entre les deux hommes, ta place habituelle à chaque repas. Un conseil qui ressemble presque à une directive pour l’animagus :

─ Commence par manger ceux-là, ensuite tu enchaines avec ceux-là, puis tu termines avec ceux-là.

Ton regard faisant comprendre que l’ordre dans lequel ils se mangent est non négociable. Quant à Iskander, si tu n’entends pas un compliment, tu es prête à lui enfoncer le visage dans l’assiette… tu gardes donc une oreille attentive à ce qu’il va dire.

─ Vous aimez quel genre d’alcool ? Vous voulez essayer le mien ?

Malgré la tension évidente entre les deux hommes, tu n’es pas intrusive. Ce n’est pas que tu ne veux pas en savoir plus, c’est que le moment ne s’y prête pas. N’oublions pas que tu viens d’en rencontrer un après l’avoir mis au tapis et que tu connais à peine l’autre.

T’immiscer dans leur vie privée et les inciter à laver leur linge sale chez toi n’est pas judicieux. Néanmoins, tu ne peux t’empêcher d’être curieuse ; les inviter à boire pourrait délier les langues ; sans même que tu n’aies besoin de prendre l’initiative de les questionner. En voilà une décision maligne.

Le compliment du polonais semble presque arraché de sa bouche, mais tu l’acceptes sans broncher ; te contentant d’un petit bruit de gorge semblable à un grognement. Ta manière de te montrer reconnaissante.

D’un geste de main, une bouteille apparaît, se pose sur la table, puis des petites tasses. Le liquide se verse dans chacune alors que tu présentes la boisson à tes invités :

─ « Kuchikamizake » ; l’un des sakés les plus anciens. Celui-ci est produit par un ami à moi ; extrêmement rare et difficile à obtenir, il me fait cadeau de quelques bouteilles une fois par an.

En d’autres termes, c’est un privilège que tu ne réserves qu’à ceux que tu aimes ; cette fois, c’est un gage de bonne foi, une volonté de te faire bien voir, de nouer un lien avec eux. Pourquoi Iskander, pourquoi Ellair ; c’est quelque chose que tu ne t’expliques pas.

Ton instinct te trompe rarement, tu penses que ces deux-là le méritent et que les avoir fait venir a du sens, bien que tu ne te l’expliques pas.

─ Si vous avez encore un peu de patience, du temps à m’accorder, je peux finir ce que j’ai commencé. Si tu veux absolument une réponse à ta question, j’entends. Dis-tu alors que tes obsidiennes se posent sur le scientifique, bifurquant ensuite sur l’animagus : toi je ne sais pas ce que tu veux, mais j’ai cuisiné pour vous alors m’écouter serait la moindre des choses.

Sans surprise, tu ne leur laisses vraiment pas le choix. À moins que…

─ Mais si vous n’avez pas envie, je peux consentir à faire un effort et parler d’autre chose.

Une fois n’est pas coutume, tu te montres conciliante ; comme quoi, même l’esprit le plus rigide peut parfois plier.