Il y a certaines choses que tu as toujours détestées. D’autres que tu as toujours aimés. Et puis il y a celles que tu as appris à aimer avec le temps. Le goût du luxe en est l’exemple le plus probant ; toi qui as toujours vécu dans la modestie, au plus proche de la misère.

Mais ça, c’était avant. Ça, c’était avec ta mère et ton beau-père. Maintenant qu’ils ne sont plus là, tu es libre. Et tu savoures tous les aspects de cette indépendance. L’impunité de tes actes en tête de gondole. Tu n’as jamais eu de remords, jamais eu de pitié, tu n’en auras pas plus aujourd’hui.

L’illogisme de tes actions te rend difficile à suivre, car ce n’est pas la raison qui te guide. Tes instincts, tes pulsions, tes envies éphémères ; eux en revanche doivent être satisfaits. Cette carrière de voleuse n’est là que pour soutenir ton train de vie inhabituel, te permettant de garder un lien, même superficiel à l’humanité autour de toi.

Mais jouir des joies du luxe n’est qu’un caprice de plus de ta part, tu ne t’en caches même pas. Et tu peux bien te dire que ce soir, c’est justifié, personne n’est dupe. Néanmoins, rien que pour cette fois, il y a une raison, une logique à ce choix que tu fais.

Il y a une explication à cette suite dans laquelle tu te pavanes, vêtue d’un simple peignoir ébène après avoir profité du bain à remous. Il te fallait un endroit « neutre » ; un endroit dépourvu de sorciers : un hôtel moldu. Qu’il en soit luxueux n’est là que pour satisfaire cette soif d’opulence, de « dolce vita ».

Tu lui as donné rendez-vous aux alentours de vingt-deux heures, il reste donc cinq minutes avant qu’elle n’arrive, si elle a la courtoisie d’être ponctuelle, bien entendu. Tu l’as contacté en prétextant avoir une surprise de taille pour elle ; nul doute que motivée par sa curiosité, elle viendra.

Si non, tu profiteras de ta nuit, tu trouveras quelqu’un pour te nourrir et tu iras jeter ton « cadeau » dans La Tamise. Mais que nenni ! Voilà que tu entends quelqu’un qui frappe à la porte de ta suite. D’un coup de baguette, tu l’ouvres, invitant la demoiselle à entrer.

Très vite, celle-ci remarque que vous êtes seules, ce qui semble atténuer un peu sa méfiance. Une fois qu’elle eut passé la porte, celle-ci se referme après un nouveau mouvement de poignet. Tu montres alors du doigt un sac, posé sur une table.

─ Ouvre-le. C’est ta surprise. Tu vas l’adorer.

Le sourire mauvais, tu fais quelques pas de recul, posant ta baguette sur le canapé, essayant tant bien que mal d’éroder la menace que tu représentes… mais ça n’aide pas quand tu t’impatientes :

─ ¡ Rápido, chica ! No tengo toda la noche.
 

Elle ouvre la bouche et déjà tu soupires. Demande ton nom comme ci c'était primordial. Tu n’as jamais compris ce principe, te présenter à elle comme si sa vie en dépendait, comme si ça changeait quelque chose de savoir qui tu es tant que les affaires sont bonnes.

Sans doute qu’elle espère une certaine parité entre vous. Après tout, tu la connais elle : Keller. C’est à elle que tu as volé la marchandise qu’elle devait acquérir. À ton « partenaire » que tu devais la vendre. Lui qui a eu la mauvaise idée d’essayer de te doubler. Une erreur fatale.

─ À quoi ça t’avancera de savoir qui je suis ? On ne va pas devenir copines, humaine.

Tu ne prends même pas la peine de dire son nom, le connaître est une chose, en avoir quelque chose à foutre et l’utiliser, c’est une autre histoire. Les mains dans les poches de ton peignoir, tu attends de pied ferme qu’elle daigne déballer son cadeau… elle n’en fait rien.

Non, plutôt que de s’exécuter, elle préfère parler. Encore. La lassitude sur tes traits, le peu de patience que tu avais s’est fait la malle. Tu fais quelques pas en direction du sac posé sur la table.

─ Tu me fais perdre mon temps.

Tu l’ouvres, puis tu dévoiles sa « surprise » ; une tête humaine, drainée de son sang. Tu attends qu’elle reconnaisse le visage alors que tu tiens celle-ci par les cheveux, la tendant dans sa direction.

─ Tu sais qui c’est, pas vrai ? Elle n’a pas besoin de répondre, tu enchaînes : oui… tu sais. Alors tu sais qui je suis, tu sais qui a volé ce que tu voulais.

Tu tournes le visage dépossédé du reste de son corps vers le tien, les canines apparentes, dévoilées dans un sourire dangereux.

─ Lui… il a perdu la tête en pensant qu’il pouvait me doubler, littéralement. Tu ricanes de ta plaisanterie de très mauvais goût. mésestimer mon prix n’était pas suffisant, il n’avait même pas l’intention de me payer.

Puis tu jettes la tête sur la table, allant de nouveau enfouir tes mains dans tes poches, estimant que ton petit numéro a fait son effet. Tu restes à distance de Keller, puis tu reprends la parole :

─ J’ai besoin d’argent, tu as besoin de la marchandise. On peut s’arranger non ? Mon nom aussi a un prix, je ne suis pas sûre que tu sois prête à le payer.
 

Elle ironise sur ton sens du show, sans prendre en considération une seule seconde qu’il n’y a rien de spectaculaire là-dedans, c’est la routine pour toi. Prendre une vie est aussi facile que de respirer, c’est ainsi lorsqu’on a vécu avec un père comme le tien. La mort est un art que tu maitrises.

Point positif, elle n’est pas plus bête que le premier venu, très vite elle comprend ta nature… il n’y a rien d’exceptionnel, tu as délibérément dévoilé tes crocs acérés ; le sourire n’a rien de rassurant, rien de chaleureux, il est aussi mauvais que toi.

Alors, pourquoi lui proposer un marché ? Et bien cette fois tu ne mens pas, tu as besoin d’argent et elle peut être une partenaire acceptable, si elle est plus maligne que son concurrent à la tête sectionnée.

Néanmoins, sa méfiance est légitime. Qui lui dit qu’elle ne connaîtrait pas le même sort si l’envie te prend ? Tu comprends aisément que sans faire le moindre effort, tu n’atténueras pas sa méfiance ; logique.

Tu fais donc quelques pas vers elle, tu la sens tendue, prête à donner un petit coup de baguette pour essayer de maitriser.

─ Du calme. Si j’avais voulu te tuer, je l’aurais fait au moment où tu aurais franchi la porte.

Parce qu’il n’existe pas de scrupule, encore moins de pitié chez toi. Un monstre n’a pas besoin de raison ou d’excuse pour démontrer sa raison d’être. Tu lui tournes autour, prédatrice ; le vautour autour d’un cadavre… mais elle respire encore. Pour le moment en tout cas.

─ Je te ne fais pas confiance, toi non plus. Et que les choses soient claires, il n’y a pas une once de loyauté en moi. En revanche, tant que mes intérêts sont satisfaits, je n’arrache pas la main qui m’aide à me nourrir.

Tu ricanes, finis par poser tes mains sur ses épaules, la faim commence à se faire sentir ; celle-ci n’est jamais vraiment repue. Il n’y a pas de satiété pour la progéniture d’un vampire comme ton père… plus que précaire, elle est même illusoire. L’appétit n’est jamais, jamais satisfait.

─ Pour ce soir, nous ne parlerons pas d’argent, humaine. Je te donnerai ce que je t’ai volé, sans que tu débourses un centime. Le menton posé sur l’une de ses épaules, ton visage cherche le sien. Et pour prouver ma bonne foi, je volerai quelque chose pour toi, afin de démarrer un partenariat sur une base plus solide qu'avec feu ton concurrent.

De nouveau tu rigoles, puis tu renifles son odeur sans l’ombre d’une gêne.

─ Tu veux mon nom, Keller ? Si tu connais ma nature, tu sais donc que ce n’est pas toujours une question de petites pièces brillantes et clinquantes. Mais si tu es prête à payer mon prix, je peux te garantir une chose… tes doigts qui viennent pianoter sur son dos ; tu reprends : tu ne le regretteras pas.

Vérité ou mensonge, tu laisses libre cours à son imagination pour le décider.
 

Toujours sur la défensive, rien de surprenant. À défaut d’être intimidée, elle reste prudente ; tant mieux. Rien ne t’ennuie plus que la terreur chez les humains. Ils en perdent la raison, parfois leur parole ; se figent sur place comme s’ils étaient déjà morts, attendant que tu en finisses.

Barbant au possible. Keller a le mérite d’avoir du répondant et un cerveau parfaitement opérationnel. Si elle a peur, elle le cache bien… ce n’est pas ce que tu vois chez elle. Bien au contraire, si un sentiment prédomine maintenant, c’est sans doute l’impatience.

À juste titre, tu ne fais que jouer avec elle, et ce depuis la première seconde où elle a pénétré dans la pièce. Il ne lui faut pas longtemps pour te challenger, presque mettre en doute ta parole alors qu’elle te demande si tu es vraiment capable de dérober ce que tu veux.

Tu n’as de réponse qu’un sourire et un léger mouvement de tête approbatif ; signe d’une confiance absolue en toi ; une qui s’est forgée grâce à une expérience qu’un humain normal ne saurait obtenir, le privilège d’années qui te voient vieillir bien moins vite qu’eux.

Mais cette foi inébranlable en tes capacités… Keller ne la partage pas, loin de là. Méfiante jusqu’à la limite du supportable, allant même jusqu’à mettre en doute ta parole ; pas l’idée du siècle ça.

Tu la remets vite à sa place après un pas de recul :

─ Cuidado chica… je volais et je tuais que tu n’étais encore que bien au chaud dans les bourses de ton père.

Ce qui a le mérite d’être clair.

─ Bueno, je laisse passer pour cette fois.

Et comme mademoiselle insiste, qu’elle demande la marchandise avant d’aller plus loin, tu lui tournes le dos pour aller chercher ce qu’elle était censée récupérer avant que tout ne parte en vrille. Tu lui montres le récipient et ce qu’il contient, le secouant avec nonchalance.

─ Soie d’acromentule. Difficile à obtenir et ne convient qu’aux baguettes vendues sur le marché noir… mais ça tu le sais déjà. Tu marques une pause et en appelles à son sens aigu des affaires pour garder toute son attention : j’imagine que tu te doutes qu’avec une quantité pareille, tu seras la coqueluche de certains fabricants.  

Ça aussi, elle le sait déjà, les composants c’est son domaine et celui de son entreprise. Elle connait leur valeur et commence peut-être déjà ses calculs. De ton côté, tu vas fouiller dans le mini-bar de la suite, demandant au passage :

─ Tu as soif ? Tu lui laisses le temps de répondre puis tu enchaines : profite un peu du confort au lieu d’être cloitrée contre le mur comme une fillette apeurée. Prends tes aises, votre vie est trop courte pour ne pas en profiter pleinement.
 

Toujours sur la défensive, si bien que ça commence à t’agacer. Elle fait parfois mine de montrer les crocs… mais c’est timide, bien trop à ton goût. Toi tu ne fais jamais les choses à moitié. Lorsque tu agresses, tu ne fais pas semblant. Lorsque tu veux tuer, tu n’en parles pas, tu agis.

Mais ce n’est pas sa mort que tu désires, mais sa coopération. Au fond, tu n’as pas besoin de t’entendre avec elle ; et cela ne risque pas d’arriver ─ à moins d’une surprise de taille. Elle voit le confort que tu lui proposes comme un piège. Elle pense que tu tisses ta toile pour mieux la piéger ; c’est mal te connaître.

Pourtant tu es une menteuse, une traitresse, une tueuse. Tu ne ressens ni pitié ni empathie. Keller n’est certes qu’un instrument, un moyen d’arriver à tes fins… mais le fait est que tu as besoin d’elle. Enfin, non ; tu as besoin d’argent, pas vraiment d’elle.

─ Prudence ou paranoïa ? Attention à ne pas confondre les deux, señorita.

Mais avec un comportement imprévisible comme le tien, il n’est pas étonnant de la voir sur ses gardes. D’ailleurs, en y repensant, elle a parfaitement raison ; tu n’as rien fait pour la rassurer, la persuader que tu n’es pas un danger. Pour une raison simple : ça serait mentir. Tu es un présage funeste permanent, pour qui que ce soit ; elle ne fait pas exception.

Et voilà qu’elle te demande ce qu’elle désire. Les affaires reprennent.

─ Très bien. J’imagine que tu sais où le trouver, mais que tu n’as jamais eu le courage de le voler ?

Tu peux aussi simplement demander où il est, mais non, il faut absolument que tu cherches les problèmes. Typique. Tu reviens à sa hauteur, le visage près du sien ; tu n’as pas encore parlé de ton prix après tout.

─ Félicitations, nous sommes en affaires maintenant. Je te le ramènerai. Maintenant on va parler de la contrepartie… rien n’est gratuit dans ce bas monde.

Un regard sur sa nuque, une main sur son visage, tu dévoiles tes crocs aiguisés dans un sourire aussi retors que carnassier.

─ Une fois que tu l’auras entre tes mains… ton sang sera à moi. C’est ma seule condition pour sceller notre partenariat. J’ai besoin d’argent, certes, mais j’ai aussi un immense appétit. Et toi, Keller, tu es très alléchante.

Inutile de dire que c’est la condition sine qua non.
 

Sans surprise, elle veut négocier. Tu ne diras pas que tu es un peu déçue, tu ne le montreras pas non plus. Mais tu l’es. Tu l’es parce que tu as un appétit qui ne saurait être comblé ; tu l’es parce que beaucoup d’humains te révulsent, tandis que Keller stimule ta faim.

Bien entendu, tu n’abandonneras pas pour autant. Tu lui as dit que c’était ta seule condition. Mais n’oublions pas que votre arrangement doit aller au-delà d’un petit repas par-ci par-là. Tu as beau détester vivre en société, surtout avec eux, tu n’en es pas incapable pour autant. Tu choisis qui tu côtoies, qui tu menaces, qui tu tues.  

Keller rentre dans une catégorie rarissime ; ces humains avec qui tu peux consentir à t’entendre, parce que tu as besoin de leurs services, de ce qu’ils peuvent t’offrir. Dans ce cas précis, avec elle, tu vas arrondir un peu les angles… pour le moment.

─ Je suis venue te voir. Mais je n’ai pas besoin de toi, Keller. J’ai besoin de ce que ton entreprise peut me rapporter. Si quelqu’un d’être était à ta place, j’aurais agi de la même façon.

En d’autres termes, elle n’a rien de spécial, elle est un moyen pour arriver à tes fins. Tu aurais fait affaire avec n’importe qui d’autre du moment que tu obtiens ce que tu veux.

Et à la moindre déconvenue, c’est son cadavre que tu laisseras pourrir sans aucun état d’âme. Mais ça tu penses qu’elle l’a déjà compris ; dès le moment où ses yeux se sont posés sur la tête détachée du reste du corps de son concurrent.

Avec elle, tu maintiens la pression, ne lui laisses que peu d’espace, l’envahissant de plus en plus à mesure que ton visage se rapproche du sien. Les crocs toujours apparents.

─ Mais… c’est ton sang que je veux. Pas celui des autres. Une moue boudeuse, comme une gamine. Tu reprends le ton amusé : toi, tu fais définitivement partie des effarouchées.

Tu ris de bon cœur et te décides enfin à lui laisser un peu d’espace. Mais tu espères sincèrement qu’elle comprend le danger que tu représentes ; qu’elle comprenne que si tu décides de lui faire du mal, rien au monde ne pourra t’en empêcher.

De nouveau les mains dans les poches de ton peignoir, tu fais quelques pas de reculs pour t’adosser contre le canapé de la suite. Tes yeux bifurquent dans la pièce, faisant mine de chercher quelque chose.

─ Tu as de la chance, je sors de mon jacuzzi, je suis de bonne humeur, détendue, reposée. Tu ricanes puis reprends de plus belle : je finirais par l’avoir. Que tu me l’offres ou que je le prenne de force, ça ne tient qu’à toi.

Pas une once d’hésitation, ni de peur, ta voix ne tremble que d’excitation. Tu te montres arrangeante pour le moment, mais… qui sait combien de temps cela va durer.

─ Bref, on y reviendra. En attendant, il faut bien que je te montre ce que je sais faire. Autre chose que je dois savoir avant que de m’y mettre ?