Il y avait ces jours-ci un goût amer qui venait embourber ses pensées, et sortir d’une réunion avec l’Oiseau et ses poussins n’aidait pas. Il y avait tant à faire, tant à avancer, tant à rattraper… et bien trop peu de moyens pour ce faire.

Au point qu’elle ne pouvait strictement rien faire d’autre que prendre son mal en patience, planifier chaque possibilité. Plans qui demandaient des compétences, qu’elle n’était à présent plus certaine de posséder. Et il était temps d’y remédier.

Déplacement parmi les corps en mouvement, et ses prunelles volent d’un visage à l’autre, en cherchent un bien précis ; bref soulagement qu’elle consent à afficher lorsqu’elle l’aperçoit finalement.

Erin Keller. Une personnalité complexe à manœuvrer - surtout pour elle, vu les coups d’oeil venimeux qu’on ne manquait pas de lui lancer -, mais elle avait bon espoir de pouvoir faire quelque chose. Traverser un pays à dos de dragon ensemble, ça devait bien créer une quelconque forme de lien. Et il lui avait semblé qu’elle se faisait un brin moins empoisonner du regard depuis leur petite virée entre terroristes.

Une animosité inexpliquée qui ne jouait pas en sa faveur, mais c’était approximativement la seule personne de cette salle qui lui paraissait simultanément apte pour ce qu’elle projetait, et au caractère suffisamment vivable pour ne pas trop endommager sa patience précaire - dernier point qui en disait long sur la moyenne générale de l’assemblée.

— Keller, l’interpelle-t-elle donc en parvenant à proximité.

Employer simplement son nom de famille sonne terriblement mal, mais elle aurait préféré aller s’occuper du dragon plutôt qu’appeler quelqu’un qu’elle connaissait si peu par son prénom. Deux pas, et elle achève de rejoindre sa cible, sourire aimable aux lèvres.

— Puis-je vous volez quelques minutes de votre temps ? Rien de bien long, je vous assure.

   

"Elle la suit". Merveilleux.

Puis elle rabroue son ironie. Oui, merveilleux. Certes, elle n'aurait pas été contre plus d'enthousiasme, mais c'est déjà un début, et tout est encore possible. Sourire - mélange de sincère et de façade - qui s'accentue, légère inclinaison de la tête pour la remercier avant de se remettre en mouvement, s'éloigner de l'assemblée, gagner l'extérieur via une porte grinçante
Et par automatisme, quelques pas supplémentaires pour ne pas rester à proximité du battant, mélange de son habitude des discussions de couloir au Ministère et de sa vigilence nouvelle.

Il ne faut pas mettre à mal la patience de son interlocutrice, et pourtant, se tournant vers elle, elle ne résiste pas à commencer la conversation par des futilités :

— Dites, aimez-vous le chocolat ? Je songeais à quelque chose d'un peu plus concret que mon admiration silencieuse et la confiance d'un oiseau pour vous remercier de votre efficacité lors de notre dernière mission, et les chocolats sont l'expression naturelle de ma gratitude. Mais ce serait malheureux si ça ne vous plaît pas.

La voix se veut légère, fluide pour équilibrer l'épaisseur de l'atmosphère. Elle se sent marcher sur des œufs ; court silence avant de clarifier ses intentions.

— Promis, je ne vous ai pas demandé cette entrevue pour quelque chose d'aussi banal. Je profite simplement de l'occasion avant d'aborder le vif du sujet.

Et elle soupire, car elle craint de l'aborder, ce vif du sujet. Il n'y aura sans doute que la sincérité qui saura convaincre ici, et elle ne peut même pas s'en faire une arme, simplement la déverser a ses pieds et espérer. Infiniment désagréable, mais elle s'y plie en reprenant la parole :

— Outre cela, j'aurais une service à vous demander. Enfin, non, pas un service : un échange de services. Si vous acceptez ma proposition, j'entends bien tout mettre en œuvre pour vous renvoyer l'ascenseur.

Hésitation, elle marque une pause qu'elle ne comptait au départ pas intégrer à son discours. Hésitation qui donne une tonalité de manque d'assurance à son discours, qu'elle ressent bel et bien mais qu'elle ne voudrait pas afficher. Et ce n'est plus rattrapable alors, résignée, elle se contente de fixer son interlocutrice, guettant une quelconque forme de réaction encourageante.

   

Étape par étape, victoire par victoire.
L'acceptation des chocolats est bon signe, la condition posée à leur accord naturelle. Keller garde un air neutre, mais ce n'est pas cela qui va suffir à la décourager.

Sa nervosité est due à la transparence dont elle va devoir faire preuve, non pas au risque de refus : elle pourra toujours trouver d'autres moyens de parvenir à son but. Nervosité qui atteint donc des sommets quelques secondes avant qu'elle se lance, puis les mots sortent :

— Je souhaite m'entraîner au combat avec vous. Combat magique, bien entendu.

L'agitation interne s'apaise brusquement : c'est dit, c'est lâché. La rigidité de son corps la quitte, elle retrouve sa nonchalance sereine, abandonne sa posture d'enfant de choeur pour des bras croisés, fermeté : des signes non-verbaux soigneusement étudiés, énième déformation professionnelle - si l'on peut considérer les jeux de subtilité du Ministère comme une véritable profession. Elle y songe à peine en s'exécutant, et espère qu'Erin saura comprendre ces signaux : il n'y a rien de plus ennuyeux qu'une personne incapable de voir au-delà des mots.

— Les derniers événements m'ont fait comprendre à quel point je n'étais magiquement pas préparée à ce qui s'annonce, reprend-elle d'un ton clair, factuel. Parce que j'ai grandi et vécu dans un monde doré, j'ai toujours naïvement considéré que de bons résultats à Poudlard équivalaient à de bonnes capacités de combat, or c'est loin d'être le cas.

Léger soupir, affligée de sa propre stupidité occasionnelle.

— Rien de ce que je sais ne sera suffisant, personne de mon entourage ne pourrait m'en apprendre davantage, et je ne peux continuer sur cette voie en traînant derrière moi ces lacunes. Moquez-vous si vous le souhaitez de mes attitudes de bourgeoise découvrant la dure réalité de la vie, peu importe. J'ai besoin de m'entraîner avec quelqu'un qui n'utilise pas sa magie pour faire de la dentelle, et vous m'avez parue être une bonne possibilité ; j'espère ne pas m'être trompée.

― J'étudierai la question si j'en ai le temps, alors. Je crains qu'avec ma carrure, les manières moldues ne me conviennent guère, mais je prends note de ne pas les écarter complètement, réponse diligente.

Elle a ses convictions, mais elle n'est pas stupide pour autant. Si son manque de repères et d’assurance peut être comblé par les méthodes d’une culture qu’elle n’apprécie guère, elle s’y pliera.

Poursuit son discours : il aurait été simple de glisser quelques formules invitant au compromis, mais elle pressent que l'en-face n'accueillerait pas favorablement de telles manœuvres. Ferme dans les positions qu'elle décrit, elle ne tente pas de convaincre, regrette à moitié ses habituels murmures de serpent, mais il faut bien s'adapter à l'auditoire. Elle aurait pu sous-entendre un nous, elle s'est contentée d'un je, et attend sagement sa réponse.

Réponse qui reste évasive, qui laisse imaginer, sans rien établir. Et qui la fascine : elle n'aurait pas imaginé Keller céder aux subtilités du discours. Oh, son intérêt est plus que piqué, en voyant cette femme s’extirper de la catégorie où elle n’avait sagement rangée pour retourner se promener dans l’inconnu. Elle n’était venue quérir son aide pour assumer sans faiblir les conséquences de leurs actes, et susurre maintenant en elle la douce voix pernicieuse de la curiosité, l’envie de connaître les rouages de l’esprit qui se cache derrière ce visage froid.

Gardée secret, ce brusque intérêt personnel : il n’a pas sa place dans ce marchandage. Non, elle préfère réfléchir aux mots de Keller. Pas patiente, pas conciliante ? Tant mieux, elle n’a pas de temps à perdre, pas d’ego à froisser - la corne d’un dragon s’en étant déjà chargée. Son patriotisme est rangé au placard, elle n’est pas heurtée par sa remarque sur Poudlard, la confirme même d’un sourire couleur amertume.

― Je fais pleinement confiance à votre avis sur le sujet… Je suppose que vous n’avez pas fait vos études en Angleterre ?

Puis instant de pause, cordial, pour la forme, avant de revenir au sujet premier :

― Et compte tenu de vos sous-entendus, puis-je donc considérer que nous avons un accord ?

Haussement de sourcil en entendant le nom de Dumstrang : les mythes sur cette école étaient myriades à Poudlard. Et la description que Keller en fait vend du rêve - littéralement parlant, dans son cas. Elle veut des résultats, peu importe la méthode.

Faire cette proposition à cette femme avait réellement été une bonne idée, en fin de compte. Malgré l’absence de confiance, peu présente à l’origine et totalement disparue à la seconde où elle avait compris ne pas en savoir assez sur Keller pour pouvoir prévoir son schéma d’action, elle aura tout de même ce pour quoi elle est venue. Idéal.

Une satisfaction qui décroît un brin lorsque Keller lui annonce garder le service qu'elle lui doit pour plus tard. Évidemment. Prévisible, ce relent d'imperfection : elle se doutait bien que cette dette lui resterait au-dessus de la tête pour une durée indéfinie. Un sentiment d'infériorité, de pouvoir être contrôlée qui la débecte, mais elle s’est placée elle-même dans cette situation, alors elle ne s’autorise pas la moindre expression de contrariété, interne ou externe.

Elle aime les jeux de pouvoir, après tout, et un pion ne peut devenir reine sans traverser tout le plateau. Mal nécessaire qu'elle endurera pour triompher de cette anxiété grandissante, et avancer.

― Je ne vais pas vous faire l’offense d’ajouter des conditions à ce service, alors faites-moi signe quand vous serez inspirée, répond-t-elle avec simplicité, mettant un terme à ses réflexions.

Elle ne voit pas l'intérêt de préciser des règles, cela ne ferait que donner envie de les briser. De toute manière, les portes d'Azkaban se rapprochent un peu plus chaque jour : elle n’est pas à un service sûrement illégal près.

Saisit donc la main tendue pour la serrer, geste qu’elle aurait initié si on ne l’avait pas devancée. Toujours restent au fond d’elle ses réflexes de juriste, lui soufflant l’importance de signifier l’accord de leurs volontés. Même si elle ne risque pas de traîner Keller en justice pour manquement aux obligations générées par un tel contrat - et elle ricane intérieurement en imaginant la potentielle expression de ses collègues devant une telle scène -, il y avait toujours une importance et une symbolique derrière une poignée de main.

― Puisque je vais déjà vous imposer ma compagnie à intervalles réguliers, je vous laisse choisir lieux et heures, poursuit-elle en relâchant ses doigts. Je n'ai aucune contrainte qui ne puisse être reportée en votre faveur, alors sentez-vous parfaitement libre pour les horaires. Enfin, en dehors de ceux occupés par mon travail, bien entendu. N'hésitez pas à demander au Corbeau de renverser le système un peu plus rapidement si mon emploi du temps de fonctionnaire vous gêne, je ne peux personnellement rien y faire.

Laisser le verbe se détendre, pointe de son humour aigre, rictus amusé en coin. Elle a son accord, elle ne négocie plus une portion de son avenir. Et un sourire naturel se forme, auquel elle donne le droit de monter jusqu'à ses lèvres pour l'adresser sans réserve à Erin.

Elle avait hâte de voir ce que cette tentative allait donner, à présent.