Tu relis pour la énième fois le dernier message de Monday, ainsi que les précédents. Les doigts en suspens, tu relis aussi ton simple « ok », envoyé la veille. Certainement que ça a dû l’énerver. Tant pis. Tu finis par pousser un soupir et tu range le pineapple dans la poche de ton pantalon à pinces. Tu réajustes ton gilet – c’est un restaurant de standing – et passes une main dans tes boucles sombres. Puis, sans attendre plus longtemps, tu attrapes ta baguette et tu transplanes.

19h55. Tu prends toujours garde à avoir un peu d’avance, mais évidemment Monday est déjà là. Quand il est question d’ego, même le plus petit et stupide soit-il, il est au rendez-vous. Souvent, tu ne t’acharnes même plus à comprendre. Tu souris au serveur qui te dirige vers votre table,  puis tu rends son hochement de tête à ton frère accompagné d’un sourire qui se veut le moins crispé possible.

- Monday.

Tu t’assoies, et tu ne t’encombres même pas de la carte. Tu as beau aimer ce restaurant, tu sais pertinemment pourquoi tu es là. Tes mains jointes devant toi, tu le regardes droit dans les yeux quand lui cherche à t’éviter. Ses mots te tirent un sourire désabusé, tu détournes le regard pour observer un instant la valse des serveurs entre les tables.

Puis tu reviens à lui.

- Marrant, j’aurais pu m’y attendre.

Ça a toujours été comme ça.
Toujours.

Et soudainement, alors même que Leslie et toi ne vous étiez jamais rien promis, alors même que tu avais évoqué personnellement l’idée de te mettre en retrait pour Monday, tu sens la colère monter. C’est plus fort que toi. C’est toujours plus fort que toi. Ton sourire se fait cynique.

- Tu vas en parler à ta fiancée, aussi ? Papa sera ravi.

Tu croises tes longues jambes sous la table. Et tu t’en veux déjà d’être aussi con, ou du moins la partie de toi qui ne s’exprime pas s’en veut déjà. L’autre, celle que tu montres, c’est une autre histoire.

- Alors, qu’est-ce que tu veux clarifier ? Tu veux être sûr que je ne m’en approcherai plus ? Par contre pour ses souvenirs ou ses fantasmes je peux rien faire.

@Monday M. Stuart | Septembre 2032

Tu as envie d’en rire. Je ne suis pas fiancé, dit-il. Et pourtant, tu sais que c’est tout comme. Tout est déjà prêt, déjà décidé depuis des années. Oh, certainement que tu pourrais avoir de la pitié pour ton frère. Mais là, tout de suite, tu ne peux pas. Puis alors qu’il répond à ta provocation, tu ne lâches qu’un rire cynique. Parfait.

Vous vous tenez droits, comme deux coqs un peu trop fiers. Vous vous toisez du regard.

- J’en sais rien, continue. On verra ensuite.

Insolent que tu te fais, Thursday, le masque de perfection fissuré. Ce n’est pas pour lui que tu le portes. Non, loin de là. C’est pour votre père. Pour la société. Monday, lui, il est celui qui a droit de voir tes vérités. Tes imperfections. Quand le serveur vous interrompt, tu lèves le menton et lui adresse un sourire. Si faux. Si bien joué. Parfois, tu te dégoûtes.

Tu commandes quelque chose au hasard, un plat que tu as l’habitude de prendre ici, puis tu reviens à Monday. Il reprend, toi tu croises les bras sur ton torse pour l’écouter. Tu ne peux pas cacher ta surprise quand il mentionne qu’il ne compte pas arrêter, car il s’agit d’une nouveauté. D’habitude, il se contente de voler, de piller, de casser, puis de laisser. Lassé. Mais là… non.

- Eh bien. Alors tu l’aimes bien.

Tu te retiens d’ajouter « toi aussi ». Leslie a beau ne rien dire, il a beau lancer des « pas plus que toi », tu es loin d’être stupide. Tu l’as vu. En vérité, tu sais que quelque chose se trame depuis presque le début de l’été. Mais tu as été égoïste. Et tu as continué. Tu te sens tout à coup dégueulasse.

- Et tu crois que c’est toi qu’il choisira ? T'es vraiment gonflé.

Tu ne parviens pas à arrêter. Tu ne parviens pas à simplement t’excuser, baisser le ton, reprendre calmement. Il y a son air supérieur, il y a sa façon de te parler. Tu as l’impression que vous êtes faits pour entrer en collision alors que tu l’aimes à en crever.

Ton regard soutient le sien, un instant, puis deux. Et un léger rire t’échappe. Un brin moqueur.

- On l’a fait tout l’été. T’es ok avec ça ?  

Tu reposes ta joue contre la paume de ta main.

- Avant le gala, après le gala. Quelques jours avant le resto, aussi.

T’es vraiment trop con.

@Monday M. Stuart | Septembre 2032

Tu te retiens un léger rire, parce que le voir s’enorgueillir d’avoir été choisi remue en toi des sentiments inédits. Monday, si fier, si prétentieux, qui est là, à se battre contre toi pour les faveurs d’un homme. Un homme dont tu as profité tout l’été, dans le secret, tandis que tu savais très bien ce qui se tramait de l’autre côté. Tu peux fermer les yeux et nier autant que tu le veux, la vérité, c’est que tu le savais. C’est bien une première, Thursday, et il est dommage que ta maturité soit si loin, si éloignée. Tu devrais l’en féliciter (tu en as envie), mais c’est impossible. A la place, tu as envie de rire. Tu as envie d’être mauvais.

- Bien sûr, bien sûr. Peut-être parce qu’il sait… que s’il ne le faisait pas, tu risquais de le découvrir. De t’énerver. De tout arrêter… En t’avouant, il se préserve.

Tu tapotes de tes doigts sur ton verre, le regard figé au sien. Il te provoque, ou peut-être croit-il le faire. Mais toi, tu n’as plus rien en tête. Tu n’as aucun rêve d’avenir avec Leslie (tu n’en as plus depuis longtemps), tu as toujours su que vous étiez voués à vous amuser. Sur ce point, d’ailleurs, tu as gagné. Tu vas lui prouver, à Monday. Tu n’es pas une chienne de l’amour. Non. Cette fois-ci, c’est son tour.  

- Ca fait combien de temps, dis-moi ?

Tu penches un peu la tête de côté. Si tu te voyais, ce soir, demain, tu te détesterais.

- Ca fait combien de temps que vous vous promettez de jolies choses ? Combien de temps que tu te traînes derrière lui, plein d’espoirs, alors qu’il m’envoie des photos et des messages à n’en plus pouvoir ?

Une gorgée du vin que l’on vous a servi, tu prends le temps de l’apprécier.

- Tu lui fais confiance ? Si demain, vous vous mettez ensemble. Si demain, vous êtes un couple. Vous vous aimez, tu te plies en quatre, tu vas à l’encontre de ce que diras Papa. Aux repas de famille, vous êtes assis, et moi en face. Nos regards se croisent. T’auras pas peur ? Tu viendras pas fouiller son pineapple chaque soir, à te demander s’il m’a pas envoyé une photo, ou deux, ou trois… ?

Tu reposes ton verre, les bras croisés à ton tour. T’as le sourire en coin, parce que tu te souviens du discours qu’il te sortait toujours. Maintenant, c’est à toi de le donner.

- Imagine, Monday. Si ça se trouve, il veut seulement ton nom. Il veut seulement les Stuart. Seulement s’amuser. Si ça se trouve, je suis juste en train de te protéger.

Le gamin au fond de toi espère qu’il est blessé.
Et l’adulte, malheureusement, il est trop loin. Tu vas le regretter.

- Tu peux l’avoir. Si t’es capable de deal avec tout ça.

@Monday M. Stuart | Septembre 2032

Manipuler, c’est un bien grand mot que tu n’aimes pas associer à Leslie. La vérité, Thursday, c’est que tu crois comprendre comment le jeune homme fonctionne. Tu ne penses pas qu’il soit mauvais, ni qu’il ait en tête de vous blesser. Tu penses qu’il fait les choses comme il le sent et, surtout, qu’il ne veut pas se prendre la tête. En s’accoquinant avec les Stuart, c’était un pari perdu d’avance.

Tu ne réponds pas, le sourcil légèrement tiqué pourtant de l’entendre parler de tes relations avec le médicomage. Lui en a-t-il parlé dans les détails ? Pour ce que ça change, tu ne prends pas la peine de soulever. Tu le laisses encaisser, tu lui parles des photos, tu lui exposes des scénarios. Tu es mauvais, Thursday, ton frère est bien l’un des seuls à pouvoir te mettre dans ce genre d’état.

          Et là.

Là, tu vois le doute déformer son visage.
La colère.
La peur, peut-être.
Une part de toi se déteste d’aimer ça.

Le menton levé quand il se dresse, ton sourire ne disparaît qu’à peine. Tu t’oublies, c’est l’une de ses remontrances préférées. Une façon de dire que tu es en faute, que comme d’habitude c’est toi le problème, toi et tes imperfections. Tu t’oublies, Thursday. Tu es censé être au-dessus de ça. Tu es censé être bien plus, toujours plus, là où personne ni même toi ne peut espérer poser les doigts. Mais toi, Thursday, tu es censé t’y trouver. Tu es censé y rester. Dans les yeux de ton frère, tu devrais être parfait et pourtant toi tout ce que tu vois c’est que tu ne l’es pas. Ça remue quelque chose de douloureux en toi.

Tu reposes le verre sur la table, ne daignant pas même te lever. Quelques regards sont tournés vers vous, si Monday tient à faire une scène tu veux que ça ne soit que de son fait. Et pourtant, alors que tu aimerais balancer tout – textos, photos, vidéos – tu es soudain pris d’un doute. Un remord sinueux dans le cœur, à voir ton frère se perdre tant au jeu. Lui, toujours si haut. Toujours si preux. Tu hésites, les doigts sur ton pineapple qui trône sur la table. Qu’arrivera-t-il, quand il verra les messages ?

- Non.  

Ta main recouvre l’écran, pauvre et vaine tentative de laisser ton téléphone hors de portée. Une partie de toi aimerait qu’il l’arrache, qu’il fouille pour trouver les preuves.

- Tu ne me crois pas ? Tu n’as qu’à lui demander. Leslie est honnête, il te dira que c’est la vérité. On verra si je n’ai que de la gueule, comme tu le prétends si bien.

Tes yeux balaient la pièce d’un rapide regard.

- Tu t’oublies, Monday. Tout le monde nous regarde.

Comme si ça vous avait déjà arrêtés. Tu reprends ton verre pour une gorgée silencieuse.

- T’es vraiment accro. T’es sûr de pouvoir gérer un type comme lui ? De vouloir l’enfermer dans ton petit univers bien ordonné et bien carré ? Je me demande combien de temps passera avant qu’il n’en puisse plus. Ou que tu fatigues, et que tu sois blessé.

@Monday M. Stuart | Septembre 2032

Tu ne t’étonnes pas de le voir se ruer sur ton portable, et à vrai dire c’est à peine si tu l’en empêches. Son ton, quand il t’ordonne de ne rien faire, termine d’écraser la moindre larme de compassion pour ton frère. Très bien, qu’il fasse ce qu’il souhaite. S’il veut se faire du mal, qu’il le fasse, ça ne sera pas de ton fait. Tu serres les dents, les narines dilatées et le dos droit sur ta chaise. Comme cet enfant, les remontrances comme seule guidance, les doigts sur tes cuisses. Tu te sens ridiculement petit. Tu le regardes du coin de l’œil, le suis du regard quand il retourne s’assoir. Son visage est fermé, pourtant tu parviens à le voir se décomposer. Monday est un langage subtil, l’un de ceux que tu as appris à parler.

Et tu le laisses fouiller.
Tu t’en voudras, ce soir, demain. Tu voudras crever, tu voudras t’excuser. Tu cogneras jusqu’à en avoir mal, tu te connais. Pourtant, tu le laisses découvrir la teneur de tes échanges avec Leslie. Les photos osées, les promesses écrites de mille et une nuits. Le cru de certaines paroles, de certaines séductions. Tu n’es plus un enfant, Thursday.

               Silence.

Lentement, tu récupères ton pineapple. Le silence est si lourd que vous pourriez le trancher, la chappe de plomb au-dessus de vos têtes bien coiffées. Tu ne le lâches pas des yeux, quelque part impatient de le voir s’énerver, impatient de vivre à travers lui. Mais rien ne vient d’autre que vos plats, que ses ordres. Tu n’as pas faim.

Et alors qu’il se lève, le remord prend un goût amer. Tu attrapes son poignet pour l’arrêter.

- C’est pas ce que je voulais.

Vraiment, Thursday ?

Tu n’as pas voulu le blesser ?
Lui balancer ta relation au visage ?
Le faire crier ?

- Leslie et moi, c’est rien de sérieux. Rien du tout.

Tes doigts serrent un peu plus fort contre sa peau.

- J’ai pété un câble.

Encore.

- Pardon.

@Monday M. Stuart | Septembre 2032

Tu sais lire sur son visage, Thursday. Il est ton frère, ton sang, presque ton père. Il est celui qui a essuyé tes larmes de trop nombreuses fois, celui qui les a causées, aussi. Vous vous êtes battus, vous vous êtes détestés, mais jamais vraiment. Jamais longtemps. Tu te mords l’intérieur de la joue, le sentiment tenace d’être revenu en enfance. Vous n’avez pas beaucoup d’années de différence, et pourtant c’est suffisant.

Sa grimace ne te passe pas inaperçue, un froncement de sourcils inquiet te traversant les traits. Monday n’est pas du genre à montrer des faiblesses, encore moins à geindre quand il ne souffre pas – et même s’il souffre, il fera en sorte de le cacher. Mais sa colère et les relents encore frais de la tienne t’empêchent de tout arrêter. Tu t’empêches, inconsciemment, de faire ce que ton cœur aimerait. Ou ta tête, tu ne sais jamais.

Il s’échappe de ta poigne.

- Monday.

Et il s’éloigne.

- Monday !

Tu aimerais avoir la force de te lever. De le rattraper. De t’excuser, encore et encore. Mais où est-ce que ça vous mènerait ? Dehors, une nouvelle fois ? Les poings levés, les lèvres tuméfiées, les bleus sur tout le corps. Tu détestes te battre avec ton frère. Alors plutôt que de lui courir après, tu ravales tes regrets. Tes remords qui se battent avec ta fierté. Tu ravales tout, et tu restes immobile, les yeux plantés sur son dos. Ton grand-frère. Ton tout. Ton némésis.

Tu t’en veux à crever.
Pour Leslie, parce que tu n’as rien fait.
Parce que tu as joué à l’aveugle.
Tu as voulu le blesser.
Tu t’en veux à crever, d’avoir voulu te venger d’un passé si lointain.

Tu t’excuseras.
Ce soir. Demain. Et les jours qui suivront.
Mais pour ce soir, tu le laisses s’en aller. Sa fierté blessée, son esprit embrumé ; il n’a pas besoin de toi, Thursday. Tu as foutu ton bordel, ça y est. Les doigts serrés sur ton couteau, tu attends qu’il soit parti pour te lever à sa suite et t’enfuir. Pour te haïr, ce soir, demain. Et les jours qui suivront.

@Monday M. Stuart | Septembre 2032