A la lueur du chandelier que tu tiens tremblant dans la main, tu contemples le corps inerte d'Anne-Lise allongé sur le tapis du petit salon. Ses yeux sont ouverts mais tu sais pertinemment que si elle ne rêve pas, elle n'est pas non plus endormie. Le souffle court, tu as tenté à maintes reprises de la réveiller, la secouant dans tous les sens - jusqu'à ce que tes doigts caressent le trou à l'arrière de son crâne.

Malgré la dispute et les coups qu'elle t'a porté, tu ne peux ravaler un sanglot étouffé à percevoir le manteau invisible de glace qui l'a recouvert. La Mort l'a prise par accident mais que vont penser les gens ? Que vont penser tes enfants ? Fini Baron, tu es fini. Et si ton coeur ne battait plus pour elle - il bat cette nuit la chamade, sous le joug de l'angoisse et du deuil.

Tu mets plus de deux heures à fixer le vide, la peur au ventre et la culpabilité au creux des cils. C'est toujours quand minuit passe que le diable s'habille et qu'il susurre les mauvaises idées. C'était sûrement une des pires, mais l'écrivain en toi avait déjà réfléchi à comment maquiller un crime. En était-ce un ? Qui sait. Ce n'est pas tant que le chemin qu'on emprunte qui importe pour la loi mais la destination à laquelle on arrive.

Le corps enveloppé dans un tissu hermétique, le tapis nettoyé, tu déposes la bâche dans le hall de l'entrée. Tu ne sais pas pourquoi tu as tourné les talons vers les chambres des enfants, sûrement par folie mais surtout par désespoir. Confronté à la dissociation, tu te contentes d'agir sous la même doctrine ; plus c'est gros et plus ça passe. Plus c'est abjecte et plus c'est humain.

Tu toques, sourire, à la porte de la chambre des jumeaux. Tapes dans tes mains pour les réveiller.

— « Debout ! »

C'est la première fois que tu parles après l'avoir supplié de se réveiller, en vain.

— « Exercice surprise ! »

Tu fronces les sourcils pour encourager les deux marmots à s'activer.

— « Bottes et manteau, et que ça saute. Je reviens dans deux minutes. »

Tu sors pour rejoindre la porte d'en face, où dort paisiblement le corps frêle et fragile de ton unique fille. Tu t'approches du lit, t'accroupis. Au moment où tu souhaites remettre une de ses mèches échouée sur son visage, derrière son oreille, tu te rétractes. Tu ne peux pas la toucher de tes doigts sales, encore moins ceux qui ont fauté. Tu te contentes de doucement secouer son épaule.

— « Ma princesse... On ouvre les yeux. »

ANNE-LISE ! ANNE-LISE OUVRE LES YEUX ! Tu réprimes un haut-le-coeur, mais gardes la face quand Wednesday s'extirpe de ses songes.

— « Habille-toi, j'ai organisé une activité nocturne. »

Pourrais-tu seulement te regarder dans la glace de nouveau ?

— « Mets quelque chose de chaud car nous sortons dans le jardin. Tu auras le droit à un verre de laid chaud, d'accord ? »

Aidez-moi, aidez-moi, aidez-moi !

Le dernier dort encore. En sortant de la chambre de ta fille, tu croises les deux garçons déjà prêts dans le couloir. Tu ne leur adresses aucun mot et rejoins la chambre du dernier. Les émotions censurées, le sentiment qui t'habitait pour ta princesse s'est évanoui à la vue de Thursday. Il a fallu qu'Anne-Lise n'en fasse qu'à sa tête. Oui, c'est ça ! Qu'à sa tête ! Tout est de sa faute, pas de la tienne ! C'est elle qui t'a attaqué !

Tu allumes violemment la lumière de la chambre.

— « Thursday. THURSDAY ARRÊTE DE FAIRE SEMBLANT DE DORMIR ! »

ARRÊTE DE FAIRE SEMBLANT DE DORMIR ! ANNE-LISE CE N'EST PAS DRÔLE RÉVEILLE TOI BORDEL ! TU PEUX PAS ME FAIRE ÇA !

Tu sens la sueur froide glisser le long de ta nuque. Tu t'approches du petit lit et à la vue de l'enfant confus, tu tapes nerveusement du pied sur le sol.

— « Tu es trop lent... »

Tu le tires par le manche et l'enveloppes d'un plaid duveteux qui trainait sur le sol. Tu le portes ensuite dans tes bras. Retournes dans le couloir, tes trois ainés sont prêts et attendent, encore dans les vapes.

— « On y va. »

Thursday dans les bras, il se demande ce qu'il fait là. C'est sûrement une des premières fois d'ailleurs - tu n'as pas de souvenirs récents où tu l'as serré aussi fort contre toi. Ce n'est pas tant pour le consoler que pour te rassurer toi. Tu n'écoutes pas, mais tu ne peux pas ignorer Monday qui s'empresse de poser l'inévitable question dès qu'il te voit. Évidemment. Tu fais tout pour paraitre le plus naturel possible ; et pourtant la seule chose que tu ressens c'est un énorme vide.

— « Maman dort. Et tu sais que quand elle dort, personne, pas même moi, n'est apte à la réveiller. »

RÉVEILLE-TOI ANNE LISE ! RÉVEILLE TOI !

— « Je ne veux rien entendre. »

Et avant qu'ils ne cherchent (l'un ou l'autre) à discuter, tu coupes court au débat sèchement. Ta main dans le dos de ton plus jeune fils, tu ouvres la marche dans le couloir. T'as cette désagréable impression que les murs ont des oreilles, surtout quand les tableaux farceurs s'amusent à leur souffler.

— « Prenez garde les enfants ! C'est lui qui a fait le coup... »

Un regard noir vers la décrépitude vicieuse qui s'anime sur sa toile poussiéreuse. Tu t'en iras demain le démonter et le trainer aux ordures. En attendant, tu n'as pas de temps à perdre - car le cadavre de ta femme, lui, est encore là.

— « Ne trébuchez pas dans les marches. Monday, tiens la main de ton frère. La chute pourrait être fatale. »

Et arrivés en bas, tu t'arrêtes solennellement devant la bache qui enveloppe le corps. Tu sors ta baguette de ta poche et prononce la formule ; wingardium leviosa permet de le faire flotter à côté de vous. Tu te tournes vers tes enfants, dissimulant les tremblements de ta voix.

— « Papa a cassé le luminaire préféré de Maman. »

Il faudra le détruire demain.

— « Alors nous allons l'enterrer pour ne pas lui faire de peine, d'accord ? »

Tu étires un sourire fébrile. Ce n'est pas vraiment une question. A peine tu les laisses réfléchir que vous êtes déjà dehors, au front de la brise légère de l'été. Tu guides ta petite troupe vers le fond du jardin, non loin d'un jeune pommier. Tu ne sais pas par quelle réflexion macabre et indécente tu t'es dit que ce serait parfait pour dissimuler ton méfait.

— « Allez les enfants, creusez. »

C'est un cauchemar éveillé - porté par le maitre des rêves lui-même. Une punition scandée par le dieu de la morale et hué par le diable des méfaits. Tu constates, l'esprit agité et dissonant, à quel point tu es tombé bien bas Baron. Tu fixes d'un oeil morne les silhouettes flous de tes enfants creusant la terre à bout de bras. Tu es incapable de gérer la situation alors tu comptes sur eux pour faire ce que tu n'auras jamais pu faire. La pureté de l'enfance souillée par l'indécence, tu serres un peu plus Thursday contre toi.

Ce n'est pas tant pour protéger ton dernier fils que pour l'ériger en bouclier. Ainsi, les démons ne pourront pas venir te châtier - alerté par l'innocence à l'état brute. La voix qui tremble, tu tentes de rester ferme. Tu enfonces les doigts d'une main dans la terre - l'autre maintenant ton fils dans tes bras. Tu enfonces les phalanges usées et salies par le crime dans le tas de fange érigé par tes enfants.

— « Allez, du nerf ! Plus vite vous finirez, plus vite vous retrouverez votre lit et le confort de votre sommeil. »

Le tien semble à jamais perturbé pour toutes les nuits à venir, et pour l'éternité.

Le trou ne semble pas assez profond. Ce n'est pas assez rapide, c'est difficile, surtout à la sueur de leurs petits bras menus. Tu leur ordonnes de remonter, enchantant la pelle d'un coup de baguette pour qu'elle termine le travail toute seule. Dans l'ombre de ta progéniture, tu renifles, ému, détruit, en proie à un chaos interne stimulant des larmes candides.

— « Assez. Jetez la lampe au fond et rentrons. La pelle finira le dur labeur toute seule. »

Et les sillons de désespoir garde une trace indélébile de ta peine sur tes joues.