Était-ce un retour du fils prodigue ? Ou bien seulement un passage, un écran de fumée qui s’évaporera quelques instants plus tard. Difficile à dire. J’avais presque abandonné l’idée d’essayer de le cerner. Lasse des maux de tête à répétitions que les rejetons Black me donnaient.

J’avais déjà fort à faire avec la mienne, tellement que j’avais l’impression de ne plus avoir de place pour personne d’autre. Et pourtant, je répondis à l’appel. Et j’avais beau exécrer cette maison et tout ce qu’elle m’évoquait, je fus là pour lui comme je m’étais promis de le faire… bien que devant l’inconnu qui m’était réservé, je ne sus quoi penser.

Sans surprise, certains manquaient à l’appel. Ceux qui n’avaient pas ta confiance, Sage. Devais-je me sentir flattée ? Paradoxalement, ce ne fut pas cette émotion qui m’envahit lorsque mes saphirs croisèrent tes sombres mirettes.

Pire encore lorsqu’ils bifurquèrent vers la progéniture de Canopus. Un silence, un sourire, ils n’eurent le droit à rien d’autre. M’installant à ta demande, dans un soupir discret ; ne sachant pas à quoi m’attendre, j’appréhendai.

Certes, les circonstances n’étaient pas les mêmes que la dernière fois. Mais justement. C’était aussi pourquoi j’étais aussi… distante. Le sourire se voulait poli, mais il n’était là que pour maquiller mon visage d’une humeur faussement avenante.

D’une nonchalance machinale, je vins coincer une cigarette entre mes lèvres, demandant poliment un verre pour qui voudrait bien me l’offrir. Un brin interloqué par ta question, cher neveu, ma réponse n’en fut pas moins aussi concise que désinvolte :

─ Ça m’est égal.

Pour plein de raisons. Comme si j’avais le loisir de te le refuser après tout. Et puis, je ne m’étais jamais plainte de ton travail… seulement décontenancée de ton attitude. Mais ça à force, j’y étais habituée.

Fumée expirée, une gorgée avalée sans piper mot. Un regard furtif sur tous les membres réunis. Je devrais être heureuse à l’idée de vous voir… tous. Mais à mon sens il manquait quelqu’un. Mais ça… c’était une autre histoire. Chaque chose en son temps.

─ De retour pour de bon ou seulement de passage ? Quelle importance… je suis déjà contente de revoir ton joli minois, Sage.

Je devais sans doute te demander comment tu allais ? Oui… probablement.
Mais je n’en fis rien.
La tête ailleurs, si bien que le corps lui-même semblait vouloir s’envoler loin.

Avare de paroles comme de politesses, mais je partais du principe que vous n’en aviez pas besoin. Je voyais ma présence comme superflue, je ne faisais que répondre à ton appel. Rien de plus.

Ah… enfin. Enfin une accalmie dans la tourmente. Semblait-il que nous étions réfugiés dans l’œil de la tempête ; un calme passager certes, mais il avait le mérite d’être là. Je me contentais peut-être de peu, cela ne me ressemblait pas ; curieusement ça n’était pas pour me déplaire.

Savoir que ton jumeau se portait bien était une nouvelle qui réchauffait un brin mon cœur, j’aimerais entendre la même chose venant de toi, l’espoir faisait vivre. Quant à celui de t’avoir rien que pour nous, je le nourrissais, mais au fond… je craignais aussi de ne pas le voir perdurer.

Une inquiétude pour une autre fois. Maintenant que tu étais là, il fallait en profiter. Et cette « proposition » que tu voulais nous soumettre, de quoi titiller ma curiosité. Alors que mes iris semblaient plutôt se focaliser sur ma nièce ; ils vinrent soudainement se poser sur toi.

─ Des modalités, des réformes, voyez-vous cela… difficile de contenir ce gloussement dont je fus la seule à en savoir la teneur. Ma foi, je suis toujours friande d’innovations. Surprends-moi.

Un ton tout aussi inquisiteur qu’impératif, j’écoutais sans émettre le moindre son, si ce ne fut celui des gorgées de mon breuvage ou la fumée que j’expirai l’air irrévérencieux.

Pourtant les propos furent fascinants. Si bien qu’à un moment je ne fis plus semblant de t’écouter. L’idée semblait séduisante, mais comme toujours loin de me satisfaire. Ce qui m’intéressait, c’était les failles. Tu pouvais compter sur moi pour jouer le mauvais rôle, celui de la sceptique. Quant à l’idée de te ménager… j’osai espérer qu’elle ne t’eût pas traversé l’esprit.

─ Tu sais quel est le problème avec la démocratie ? Dans le lot des soi-disant démocrates, il y a toujours une brebis galeuse qui souhaite renverser le régime. Je mis bien l’emphase sur le « toujours » comme pour statuer l’évidence bien que la perspective ce que tu évoquais était intéressante. Quel est le mieux entre une dictature éclairée et une démocratie désarticulée ? Si la cohésion vient à manquer, l’une s’écroule, l’autre endure ; si son leader est assez fort.

Logique aussi pure que cruelle, mais une fois n’était pas coutume, je n’avais point l’envie de soigner vos maux, point l’envie de panser vos plaies ; ni la patience. Pourtant dans cette implacabilité il y avait paradoxalement de la tendresse. L’espoir de ne pas vous voir vous effondrer face à la moindre adversité.

─ Je n’ai pas la prétention de savoir ce que mon père voulait. À vrai dire et en toute franchise, je m’en fiche éperdument. Altaïr est le vestige d’une époque archaïque et révolue. Le seul mérite de son inflexibilité était qu’on le suivait, peu importe ses décisions… aussi saugrenues soient-elles.

De nouveau des propos brutaux ; bien que l’on pût penser que cela ne me ressemblait pas ; détrompiez-vous, mes très chers neveux et nièces… j’étais la fille de mon père, quoi que je pusse en dire, jamais je ne niais l’immuabilité de ce fait. Néanmoins, je tenais aussi de ma mère… et ce fut à elle que je pensais lorsque ces mots vinrent s’échapper de mes lippes :

─ Quant à ce que tu proposes, je dois admettre que j’ai mes doutes… mais… de nouveau un gloussement amusé ; puis j’admis une vérité : mais je sais que tu finiras par les dissiper. Le ton était presque impérieux tant il ressemblait plus à un ultimatum qu’à un véritable aveu de confiance. Mais les propos furent sincères. Comme ceux-ci : si tu veux bénéficier de nos conseils, de nos avis, ainsi soit-il. Mais lorsqu’une décision sera prise, tu devras t’y tenir ; fermement, sans oublier d’en assumer les conséquences.

Sur ce point nous nous retrouvions. Oui, il était grand temps pour les sang-purs de se renouveler. Grand temps de se tourner vers l’avenir. Il y avait un monde entre honorer le passé et en être prisonnier. D’un simple signe de tête, j’approuvai tes propos, tout en écoutant les suivants.

L’idée d’incarner ce changement a toujours trôné dans mon esprit, mais je me rendais petit à petit compte que ma génération n’était pas le visage du renouveau. Néanmoins, tu semblais le savoir aussi bien que moi, Sage ; pour assurer une transition sans remous, l’ascendant devait collaborer avec les descendants.

Nous ne pouvions compter sur Canopus, tout le monde ici le savait. C’était sans doute le seul cas sur lequel nous étions unanimes. Consciente du rôle que nous devions chacun assumer, d’un regard valsant entre les uns et les autres, je sentais progressivement une cohésion se solidifier.

L’ironie voulut que ce fût toi qui en fus responsable, Sage. Toi que je n’avais jamais vu comme un leader, toi que j’avais vu fuir tes responsabilités, ce fut un sourire qui se forma sur mes lèvres lorsque je te voyais montrer à tout le monde à quel point tu avais mûri.

─ Orion serait fier de ses deux garçons s’ils vous voyaient. Si tu es résolu à l’idée d’être catégorique dans tes décisions et d’endosser les responsabilités… je n’ai rien contre l’idée de nous lancer dans cette nouvelle aventure. J’espère seulement que nous ne le regretterons pas. Nous risquons d’être sous le feu des projecteurs si cette réforme se fait savoir ; l’échec serait… malvenu.

La famille Black ; les étoiles résolues à briller jusqu’à leur firmament, montrant la voie à ceux qui auront le courage de l’emprunter ; c’était indubitablement un voyage que j’étais prête à faire en votre compagnie à tous ; mais j’en connaissais un qui sera toujours opposé à l’idée… et l’enfer qu’il voudra nous faire vivre. Néanmoins, s’il voulait tout faire capoter, il faudrait déjà me passer sur le corps. Et ça… bon courage, cher frère.

Pour lutter contre lui, il y avait aussi ses enfants. Izar et Darya. Je n’étais pas à l’aise à la pensée de les envoyer au front contre lui, mais les précautions que tu évoquais Sage, je ne pouvais qu’y acquiescer.

Si nous devions avancer ensemble, la confiance était un prérequis dont nous ne pouvions nous en passer. Cela voulait aussi dire laisser les ambitions personnelles de côté pour le bien de tous ; un grand chamboulement pour chacun, plus particulièrement pour moi.

Sceptique, je mentirais si je disais que j’accueillais ce changement à bras ouvert ; sans pour autant le rejeter. Cependant, comme je l’avançais déjà depuis longtemps, si les sang-purs comme nous voulaient survivre, il fallait évoluer, s’adapter, vivre avec une époque qui bougeait plus vite que nous.

« Que chaque enfants puissent se sentir Black s’ils le désirent. »
─ Chaque enfant… un soupir qui s’échappa de mes lèvres, un regard discret qui se posa sur Darya, puis sur toi, Sage. Sans doute que leur laisser le choix leur sera bénéfique. Je l’espère. Nous avons du temps devant nous avant de nous focaliser sur la progéniture des uns et des autres ; mais l’idée de les laisser libres est séduisante si l’on n’oublie pas de les encadrer. Guider plutôt que diriger. Oui… pourquoi pas.

Ce ne fut qu’en me rendant compte que je commençais à parler seule et à haute voix que je me tus. Une excuse statuée d’une douce voix avant de reprendre une gorgée.

─ Bien. Les idées directrices semblent être assimilées par chacun. Que diriez-vous de nous focaliser sur du concret maintenant ? Un saut à pieds joints dans le vide j’en conviens, mais je deviens vite lasse lorsqu’il s’agit de pinailler sur de l’abstrait. Je veux du concret.

Franche, directe, impérieuse ; il y avait au moins quelque sur lequel tout le monde pouvait compter : que je fusse égale à moi-même.

Les yeux rivés sur elle, la mâchoire un brin décrochée. Quelques longues secondes le temps de réaliser la nouvelle ; mes pensées se bousculant dans ma tête dans une frénésie incontrôlée. Ma conscience reprit et j’en vins à me lever pour me rapprocher de ma nièce.

Fière comme l’aurait pu être une mère, c’est avec un baiser sur sa joue que j’accueillis cette merveilleuse nouvelle. Toutefois, je n’oubliais pas non plus ce que ça annonçait. Planait sur la scène de liesse une ombre d’inquiétude ; prenant une forme que nous connaissions tous ici, celle de ses propres parents.

Pas question cependant de bouder mon plaisir. D’une douce main dans sa chevelure, la cajolant avec amour, je lui glissai les mêmes mots que ceux de mon neveu :

─ Félicitations ma chérie. Sans doute que je m’emportai un peu, peut-être, je n’avais pas envie d’y penser ; encore moins me priver de la choyer, impensable de lui laisser le loisir de s’inquiéter. Cette nouvelle méritait le meilleur des accueils.

Du côté de Darya, régna toutefois une inquiétude : celle de ne plus être légitime aux yeux de cette famille. Comme si le nom qu’elle portait lui enlevait le droit d’être ici. Sage eut quelques mots pour la rassurer, de mon côté je me permis d’enfoncer des portes ouvertes.

─ Je me permets une brève parenthèse avant que nous avancions. Darya… une main sur le sommet de son crâne, l’autre sur celui de son frère. Ce nom que tu portes : « Lestrange »… difficile de cacher ce maigre dédain que j’eus en le prononçant bien que je n’avais rien contre eux. Ce nom est comme une babiole ; si tu choisis de t’en séparer, il ne restera plus que toi. Et toi, tu es une Black de la pointe de tes orteils au sommet de ton crâne. Dis-je alors que je caressai celui-ci comme une maman vaniteuse. Cette main qui vint alors trouver son chemin jusqu’au collier qu’elle portait ; mon cadeau. Ce sang qui coule dans tes veines, il est le nôtre, comme il le sera pour cet enfant.

Une petite pause et je m’adonnai à un petit plaisir ; celui de me donner en spectacle :

─ Comme le tien, comme le nôtre, il sera… en français dans le texte s’il vous plait : toujours pur. Puis cet enthousiasme de voir ce cadeau réagir à mes mots, prendre sa forme de félin, affichant avec orgueil son allégeance à notre famille ; il n’y avait rien de mieux qu’une démonstration pour démontrer son point. Un rire amusé qui en suivit, puis un ton volontairement badin : mes excuses les enfants, je n’ai pas su résister. C’est une grande nouvelle, la famille va s’agrandir ; rien ni personne ne gâchera ce plaisir.

Pas même les pensées tournées vers le futur grand-père et ses projets pour l’enfant qui allait naître. C’était un débat pour une autre fois… qui viendrait bien assez tôt, je le savais.

De retour à ma place, un petit clin d’œil complice en direction du patriarche et je le laissai reprendre et nous exposer la suite. Le silence dans un premier temps, l’écoutant avec attention, bien qu’il me fut difficile de retenir mes œillades pour ma nièce et son frère ; plus encore de dissimuler cet air altier qui restait collé à mon visage.

Un simple mouvement de tête approbatif pour la première mesure qu’il souhaitait adopter ; ainsi le conseil se formait sous nos yeux. Sage parlait avec discernement, mais ne camouflait pas pour autant son aplomb ; pendant quelques instants j’eus l’impression d’entendre son père, troublant certes ; loin d’être dérangeant cependant.

Consciente qu’une fois ses tirades terminées, ce fut à nous de nous exprimer, je le laissai conclure sans l’interrompre, notant certains points à soulever. Bien entendu je n’y manquai pas, dès la conclusion amorcée dans une forme flatteuse par-dessus le marché.

─ L’abolition de cette hérésie d’union arrangée est une nécessité absolue. Nos héritiers ne sont pas des objets à vendre au plus offrant. Je sais de source sûre que la valeur d’un individu n’est en rien corrélée au sang qui coule dans ses veines. Il y a des sangs purs aberrants comme des sang-mêlé ou moldus brillants.

Le privilège du sang ; un principe qui appartenait au passé.

─ Néanmoins, que le cœur vous guide est une chose… que la raison en soit abandonnée en est une autre. Je préfère être transparente, si je constate que dans cette union vous souffrez plus que vous vous épanouissez ; je n’aurais aucun scrupule à vous en parler. Vos choix seront les vôtres, mais qu’ils soient éclairés serait… préférable.

Et ainsi, si vous évitiez les erreurs que j’avais commises, j’en serai la première à en être ravie. Pour ce qui était du poste que j’occupai, une fois encore, la parole fut mienne :

─ Quant à la direction de mon département, je me permets d’exercer mon droit de veto sur un point que je souhaite limpide pour tout le monde. Le statut n’a aucune importance à mes yeux. Ce poste ne sera ni offert, ni bradé, ni négocié tant que je serais aux commandes. Il devra impérativement se mériter. J’ai travaillé trop dur, que ce soit pour l’obtenir comme pour faire mes preuves, hors de question de le léguer à un ou une Black qui n’en sera pas digne.

C’était brutal, direct et impérieux ; mais ô combien légitime !

─ Le principe de la méritocratie s’appliquera et vous pourrez compter sur moi pour être totalement impartiale. Il y a bien trop en jeu pour se permettre une erreur de casting ; il en va de notre réputation et bien plus encore les enfants...

Difficile de faire plus clair ; négocier ce point n’était à la portée de personne dans ce conseil, et j’imaginai tout le monde assez intelligent pour le comprendre et l’accepter. J’espérai ne pas être déçue.

Les propositions fusèrent à un rythme presque effréné. Sage n’était pas revenu pour faire de la figuration ; j’en venais à me demander d’où venaient ses idées, ce qui les avait poussés à germer, prendre tant de place dans sa tête qu’elles devaient en sortir, aux yeux de tous.

C’était aussi fascinant à observer que frustrant de ne les voir proposées que maintenant ; après tout ce temps. Mais je devais surtout admettre que j’étais rassurée ; de voir que l’héritage de son père perdurait en eux, ses jumeaux, ses bébés. Orion… si tu savais à quel point tu me manquais…

Ma seule consolation fut de voir qu’enfin, enfin tes enfants se montraient sous leur plus bel appareil. Les voir s’épanouir m’avait semblé inespéré, jusqu’à maintenant. La tête baissée, dissimulée par une main cachant une tristesse, une algie qui n’avait pas sa place dans un conseil tourné vers l’avenir plutôt que raccroché au passé. Mais ils étaient toujours ancrés en moi. Toujours.

Les souvenirs de cette maison.
Qui m’avait vue grandir dans la douleur.
La perte de ma mère.
Les conflits avec mes frères.
L’indifférence de mon père.
Et bien plus encore.

Cet endroit était le réceptacle de toutes les souvenances lancinantes ; un rappel d’ô combien – malgré les apparences – la vie ne m’avait pas été clémente. À sa proposition, je n’eus pas d’objection ; encore moins d’enthousiasme cependant :

─ Faites-en ce que vous en voulez. Cette maison est le vestige d’un passé qui m’obsède et qui m’oppresse dès que j’y pose le pied. La souffrance est incrustée dans ces murs, les peindre d’une autre couleur n’y changera rien. C’est votre héritage… à vous ; pas le mien. Personnellement, à moins d’y être obligée, je n’y foutrais pas les pieds. Une petite pause marquée, la salive ravalée avec difficulté à cause d’une gorge serrée. Mes excuses pour mon langage.  

Un brin dramatique, certes, mais ça eut le mérite d’être limpide, on pouvait me reprocher beaucoup de choses ; mon honnêteté abrupte n’en faisait pas partie. Vint alors le dernier point… celui qui changea la donne. Celui qui probablement, m'ôterait la moindre odeur de sainteté.

Le conflit du garçon avec son oncle ; les coups et le complot qu’il souhaitait fomenter. Cette cabale contre mon frère avait toutes les raisons d’exister, sa légitimité ? Plus à prouver. Mais j’y voyais un discours absolu, dénué de nuances. Un discours motivé par une émotion qui aveuglait autant qu’elle motivait : la haine.

Navré Sage… mais…

─ Non. Tu n’as pas le mien. Du moins pas encore.

Consciente que tous les regards seraient tournés vers moi, mon premier réflexe fut de coincer une nouvelle cigarette entre mes lèvres, l’allumant dans la foulée. La fumée inspirée, puis expirée, le temps de laisser retomber les tensions, affichant un calme effarant en opposition à la moindre agitation crée par mon refus ; loin d’être catégorique, il s’agissait surtout de temporiser.

─ Ah… les garçons et leurs excès de testostérone. Rien de tel que les coups pour désamorcer un conflit, c’est bien connu.

La tête qui dodelinait, le facies arborant mon exaspération. La jeunesse et sa fougue. Sans doute que cet idiot d’ainé n’avait rien fait pour arranger les choses. À se demander qui fut l’adulte dans leur « discussion ».

─ J’imagine que ses menaces n’ont rien à voir avec le fait que tu lui aies explosé le nez ? Question purement rhétorique. Un soupir et ça repart : les provocations de ce genre sont monnaie courante chez lui, j’en recevais des dizaines par semaine quand nous passions notre temps à nous crêper le chignon. Sais-tu combien de fois elles ont été mises à exécution ? Aucune. Pourquoi ? Parce qu’en plus d’être un tortionnaire et un réactionnaire, c’est aussi un lâche.

Des mots durs, mais justes. Vint la suite, surprenante pour les uns, logique pour moi :

─ Que ça vous choque ou non, j’aime mon frère. J’ai grandi avec lui, j’ai appris à le comprendre, lui et ses motivations. Ce que je vous propose, ce n’est pas de l’excuser ni de l’accepter, mais d’au moins essayer de le raisonner.

Une fois encore, j’avais conscience d’être une funambule, marchant sur un fil suspendu au-dessus du vide. Mais c’était en sortant des sentiers battus qu’on forgeait une réputation comme la mienne. Voir au-delà de son propre prisme avait bien des avantages.

─ Une tâche que j’aimerais vous voir me confier. Voyez cela ainsi : nous avons un projet, Canopus s’y opposera sans sourciller. C’est une occasion en or de tester sa solidité, face à celui qui sera son plus grand détracteur. S’il y a une chance… même infime de l’apaiser, quitte à le manipuler, j’aimerais qu’on la privilégie avant de mettre en branle ton idée, Sage.

Pas à l’aise à l’idée de comploter, encore plus lorsque tu semblais vouloir imposer cette idée sous le prétexte d’émotions incontrôlées. Nul doute que tu y avais réfléchis, mais froidement ? J’avais mes doutes.

─ Et si ça peut vous rassurer, dites-vous que dans le pire des cas, si tout vient à capoter, ce ne sera que du temps en plus pour vous de constituer un dossier plus solide que le roc.

Mais avant que les esprits ne pussent s’échauffer, des propos pour dissuader une saute d’humeur :

─ Afin d’éviter des paroles et des actes que vous allez amèrement regretter… fumée expirée ; je vous saurais gré de me questionner autant que vous le voulez sur mes raisons, ainsi que de faire preuve d’un brin d’empathie. Un regard lourd de sens sur chacun.

Vous qui vous vouliez les principaux acteurs du progrès ; seriez-vous prêt à prendre du recul ? Prêt à laisser la raison surplomber les émotions ? Vous vous en doutiez, il fallait toujours un avocat au diable. Vous qui vouliez tout changer, vous aviez face à vous le premier défi à surmonter.