Les jours se suivent et se ressemblent, tu ne sais plus quoi penser, Himeka. Il faut remonter à des dizaines d’années pour te voir déboussolée ainsi. Dans le déni pendant de longues journées passées à ressasser, la colère qui bout, incapable d’aller de l’avant alors que tu le devrais.

Ton esprit repasse en boucle les événements de cette nuit. Tu te dégoutes. Chaque fois que tu te regardes dans la glace, chaque fois que tu y penses, tu te détestes autant que celle avec qui tu as passé la nuit. Pas uniquement pour ce qu’elle est, mais aussi ce qu’elle représente, ce qu’elle incarne. Tu ne la portais déjà pas dans ton cœur, aujourd’hui elle est érigée au rang d’antagoniste aussi imbuvable que la figure paternelle que tu exècres.

Tu peux vivre avec la colère, tu peux vivre avec la haine.
Tu vis avec elles depuis ton enfance.
Ce qui ne peut cohabiter avec toi, c’est l’incompréhension.

C’est exactement ce que tu ressens à cet instant. Cela ne te suffit pas d’être enragée, humiliée ; c’est encore pire d’être perdue. Lorsque tu ne sais plus quelle direction prendre, il ne te reste plus qu’une seule solution : rebrousser chemin. Oh comme tu aurais aimé ne plus jamais remettre les pieds ici...

Constance Colemann monopolise ton être et cela doit cesser. Les souvenirs sont gravés dans ta mémoire, sur ta peau ; pourtant tu préfères encore nier en bloc. Tu préfères te dire que tu n’y es pour rien, que la faute est sienne ; peut-être qu’elle t’a jeté un sortilège ; qui sait ce qu’il y avait dans l’alcool que tu as siphonné. La gérante de la Pomme d’Or est la méchante de cette histoire, l’ennemie.

C’est plus facile ainsi.
Ça l’est toujours.
Rejeter la faute sur les autres pour ne pas affronter ses propres faiblesses.

Tu ne t’en rends pas compte maintenant, mais tu te comportes exactement comme lui : ton père. Douce ironie alors que tu fais tout pour ne pas lui ressembler. Tu penses être libérée de l’emprise qu’il a sur toi, tu penses être affranchie, débarrassée de son ombre. C’est tout l’inverse.

De retour là où tout a commencé.
Installée exactement à la même table, comme si c’était écrit.

À quelques détails près, pas question de commander de l’alcool… de consommer tout court d’ailleurs. Tu montres un visage plus désinvolte que d’ordinaire, prenant même tes aises alors que tu coinces une cigarette entre tes lippes, l’allumant d’un sortilège informulé. Tu expires la fumée avec énergie alors que tes doigts dansent sur la table. Puis tu attends. Tu sais que ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne fasse son apparition.

Elle ne te fera pas le plaisir de t’ignorer, encore moins de t’épargner de ses maudits sarcasmes. Tu t’y attends, tu es préparée. Tu es là pour chercher des réponses… que tu possèdes déjà. Tu la cherches du regard, sans la trouver ; frustrée, tu soupires, déjà excédée :

─ Où se cache cette vipère… on se le demande.

Tu te prépares toutefois à sa venue, sachant pertinemment qu’elle n’est jamais très loin.

Vos regards ne se croisent pas, mais tu l’aperçois enfin. Et dès l’instant où tu la vois s’approcher, tu sens son œillade lorgnant sur toi… et le malaise est immédiat. Un magma bouillant d’émotions contradictoires qui coule dans tes veines, tu le sens qui rampe sous ta peau.

Sans surprise, sa tenue est aussi sensuelle que lubrique… un genre qui ne te convient pas ; un qui ne t’ira jamais. Constance Colemann est ton exact opposé. Son attitude voluptueuse et ostensible contraste avec ton austérité et ta discrétion. Tu opposes à ses sarcasmes et son ironie ta franchise et ton discours cru. Peu importe sous quel angle on regarde, vous êtes faites pour vous haïr.

Pourtant, comme toi elle porte un costume ; d’une façon différente. Criardes sont ses couleurs, sombres sont les tiennes. Le rouge s’oppose au noir… du moins c’est ce que tu crois. Et tu fais au moins l’effort de porter une chemise, toi.

Naturellement, elle veut que tu la regardes ; elle se place dans ton champ de vision. Tu tournes la tête, expirant la fumée de ta cigarette. À la seconde où elle prend la parole, ton poing se serre et tu sens tout ton corps trembler sous la colère. Les marques de votre nuit encore présente sur ta peau, si bien que tu as l’impression qu’elles sont incrustées dedans.

─ Tais-toi. Rien que le son de sa voix t’énerve, c’est dire. Tu regrettes déjà d’avoir foutu les pieds ici. Tu tentes de te justifier, mais… je suis là pour fumer une cigarette et regarder les danseurs, à aucun moment je n’ai demandé que tu viennes me voir.

Pourtant… c’est le mouvement de ta tête qui pivote vers elle que tu ne contrôles pas. Tes yeux qui se baladent sur elle, de haut en bas. C’est vif, bref, peut-être même discret ; tu te fourvoies lourdement si tu penses que ça lui échappe.

À aucun moment tu n’avoues que tes obsidiennes aiment ce qu’elles voient. Mais tu le sens, tu le sais, elle te voit faire et ça l’amuse. Tu lui offres une victoire de plus et tu mords ta lèvre de frustration avant de coincer ta clope dans le bec pour éviter de récidiver.

─ Quel déni ? Je te l’ai dit… il ne s’est rien passé. C’est pour ça que je suis là, j’ai encore ma dette à payer. Sans doute le prétexte le plus honteux et le plus fallacieux que tu peux trouver ; ça vaut toujours mieux que de reconnaître les événements de cette nuit. Pourtant cela n’aide pas quand tu enchaines, ta voix légèrement tremblante : tu es obligée de t’habiller comme ça, Colemann ? Tu fais déjà tourner les têtes avec une tenue normale, pas besoin d’en rajouter.

Toi tu n’aimes pas attirer les regards, tu n’aimes pas lorsqu’ils sont posés sur toi. C’est d’autant plus gênant quand tu sais que si elle n’était pas là, personne ne remarquerait ta présence malgré ton statut. Tu es qu’une nipponne parmi des millions et tu n’as pas la prétention d’être autre chose. Et tu détestes qu’elle te force à être sous le feu des projecteurs.

─ C’est vraiment indécent…

Tu parles avec des mots qui ne sont pas vraiment les tiens. Tu répètes un discours que tu as déjà prononcé mille fois devant ta glace lorsque tu étais plus petite. L’ombre du père Senjōgahara se mélangeant à la tienne. Si seulement tu pouvais t’en rendre compte.

Elle s’amuse, Colemann. Ces vérités que tu ne veux assumer, elle a le don de te les balancer à la figure, sans même prononcer la moindre syllabe. Et ça te rend folle, Himeka. Les traits de ton visage se crispent de la même façon que ton corps se tend. Paralysée par la colère.

Pas seulement inhibé par les conséquences de tes actes si jamais tu t’en prends à elle, mais aussi parce qu’elle a raison… que tu aies beau nier, cela ne changera pas les faits. Cette souffrance que tu tentes de dissimuler, ce rouge qui te monte aux joues à chaque fois que tes pensées dérivent vers les événements de cette nuit.

Mais au fond, ce n’est pas seulement ce qui s’est passé qui te fait honte ; c’est ce que tu as ressenti, ce que tu ressens encore. Tu poses ses yeux sur elle et tu te maudis d’être plongée dans une incompréhension pareille. Une partie de toi veut lui faire du mal à tel point qu’elle te supplie de la tuer ; pendant que l’autre… s’imagine quelque chose de bien différent.

Tu en sûre, tu te persuades de nouveau. Ce n’est pas de ta faute, mais de la sienne. Elle te manipule, elle a peut-être même glissé quelque chose dans ta boisson, qui sait ?

─ Ce que je veux ? Si seulement tu savais. Tu tapes du poing sur la table, la pointant du doigt alors que les prémices d’une explosion se manifestent : ce que je veux ?! Que tu arrêtes de me manipuler ! Qu’est-ce que tu m’as fait ?!

Pourquoi tu ressens ce que tu ne veux pas ressentir ? Pourquoi tu en souffres autant alors qu’il te suffirait simplement d’abandonner ce qui te fait réellement mal, cette idée que tu ne ressens aucune attirance pour elle… alors que vous savez pertinemment que c’est faux. Colemann le sait, toi tu refuses de l’avouer, ni à elle ni à toi-même.

─ Tu as mis quelque chose dans mon verre, quelque chose comme ça… c’est de ta faute si… de nouveau le poing qui heurte violemment la table, quelques regards qui se posent sur vous. Ton regard qui supporte le sien cette fois, sans le détourner : je ne partirais pas d’ici avant que tu me dises ce que tu m’as fait ! Que tu me dises pourquoi je… pourquoi je…

Pourquoi tu as envie de goûter ses lèvres de nouveau, pourquoi ton regard se pose inexorablement sur elle, pourquoi tu es revenue alors que tu es libre. Tu veux qu’elle te dise que c’est elle, que ce n’est pas toi. Rare sont les fois où tu aimerais qu’on te mente ouvertement alors que tu connais la vérité. Parce que celle-ci te fait peur, elle te fait mal. Et pourtant, elle te libérerait enfin de ce qui t’empêche d’être véritablement toi-même.

Colemann ne t’aidera pas, Himeka.
Elle s’amuse bien trop pour te libérer de cette douleur.
Colemann est cruelle, elle le restera.
Toi tu ne fais que jouer son jeu et tu perds à chaque fois.

Son rire qui sonne comme une insulte à tes oreilles, ses mots durs, crus, cette vérité crachée au visage ; tu ne sais dire ce qui te heurte le plus, ce qui te fait le plus souffrir. Tu ne t’étonnes même plus de sa férocité, quand bien même le ton monte d’un cran.

Tu n’as aucune réplique à lui donner ; tu sens qu’à chaque fois que tu ouvres la bouche, que tu manifestes ta perdition, elle ne t’octroiera aucune réponse satisfaisante. Aucune que tu ne souhaites entendre. Si tu penses qu’elle te dira ce que tu veux, tu dois l’avoir compris maintenant non ? Tu peux toujours courir.

Elle ne t’offre pas ce que tu veux, mais ce dont tu as besoin : des faits balancés en pleine poire. Peu importe l’agressivité, la grossièreté, la vulgarité, Constance frappe là où ça fait mal. Plus douloureux qu’un coup de poignard, plus encore qu’un endoloris.

Il fallait que ce soit elle.
Il fallait que ce soit cette créature avec laquelle tu passes une nuit.
Avec elle que tu découvres cette partie de toi.

Tu tentes de dompter cette émotion lancinante ; comme à ton habitude, ce que tu ne comprends pas, ce qui te fait mal, tu le réprimes, tu veux l’enterrer au plus profond de toi. Mais Constance ne se contente pas de remuer le couteau dans la plaie, elle y fout le feu. Ce qui n’est pas plus mal au final non ? Elle pourrait bien la cautériser à force de cramer ta peau déjà écarlate de honte.

Tu as ce réflexe quand soudain elle se lève, tu l’agrippes par le poignet, l’empêchant de partir. Tu ne sais pas pourquoi, encore moins ce que tu comptes faire ensuite. Mais maintenant que le sujet est sur la table… il faut le dévorer. Tu ne pourras éviter l’indigestion quoiqu’il arrive.

D’abord tu avoues :

─ … très bien. Je l’admets. On a… on a couché ensemble. Assis-toi, laisse-moi te payer un verre, Colemann. Tu ne lui feras pas le plaisir de montrer tes larmes, encore moins celui de la mettre en pièces. C’est un affrontement d’une nature inédite pour toi ; qui aime résoudre ses problèmes à coup de poing ou de baguette.

Bien que tu bous de colère, que ta haine envers elle ne fait que gonfler, tu dois aussi l’admettre bien que ça te tue : elle a gagné cette bataille et gagne du terrain. La guerre est déclarée et elle fait rage, à ton tour de jouer maintenant.

D’un regard tu tentes de la convaincre de rester avec toi. Et si ce n’était pas suffisant, tu te fais plus mielleuse, n’arrivant même pas à croire les mots qui sortent de ta bouche :

─ Reste avec moi. S’il te plait. L’impression que ces mots te brûlent la langue, si bien que t’as envie de te rincer la bouche avec de l’essence. Tu me vois pleurer ? C’est bien ce que je pensais, moi non plus. J’ai arrêté de pleurer le jour où j’ai compris que les larmes ne servaient à rien si ce n’est me faire perdre du temps. Je ne te donnerai pas ce plaisir, Colemann. Maintenant… assis-toi. Si je consomme, tu consommes avec moi.

Un ultimatum qui n’a que peu de poids, un ordre qui se déguise en supplique alors que tu essaies par tous les moyens de t’accaparer son attention. Tu ne sais si tu es convaincante, encore moins si tu arriveras à tes fins… mais tu n’en as pas terminé avec elle. Et si tu échoues maintenant, tu recommenceras, encore et encore et encore.

Parce qu’une personne comme toi ne jette pas l’éponge. Jamais.
Elle lutte même quand elle sait que son combat est vain.
Pourquoi ? Parce qu’elle a ça dans le sang.