▌Noël sera spécial cette année. C'est un fait, tu ne peux pas y échapper. Pour commencer, tu fêteras le réveillon avec Dorothy et sa famille, ta mère et son fiancé. Et sans même parler des invités longue durée de ta mère... le simple fait de fêter avec elle a quelque chose de spécial. Difficile d'échapper à l'ambiance ultra cliché qu'elle a instauré dans la maison, des guirlandes de houx sur la rambarde d'escaliers en passant par les chaussettes accrochées au-dessus de la cheminée et tu as déjà quadrillé le terrain pour repérer et éviter chaque branche de gui qui pend en embuscade. T'es paré. Tu ajustes ton bonnet à pompons rouge, la touche finale de ta tenue, face au miroir de la salle de bains. Ta mère apparaît à ce moment-là par la porte entrouverte, une branche de gui dans une main et une coupe de champagne dans l'autre:

Tu ne devrais pas être en train de surveiller ma dinde?
Chill, y'en a au moins pour dix minutes encore...

Elle semble sur le point de te reprendre sur ta mission du jour, mais s'interrompt en voyant ta tenue:

Où est ta chemise?
Ma quoi?
Ta chemise. Elle répète en turc. Tu mets toujours une chemise pour le Noël chez tes cousins, pourquoi tu ne la mets pas ici aussi? Elle est tellement jolie...
Euh... parce qu'elle est sombre, tu dis toujours que j'ai l'air d'aller à un enterrement, et parce que cette année je fais les choses différemment.
Pourquoi?

Pourquoi elle insiste autant? Tu soupçonnes qu'elle ait une idée derrière la tête, mais si c'est le cas, elle ne t'en fait pas part. Elle se contente d'un regard de haut en bas, et de bas en haut. Garde ton calme, c'est que le début de la soirée.

Parce que. Chaque année je dois l'enlever pour enfiler le pull de Noël que grand-mère nous tricote, alors ça sert à rien. Maintenant je prends les devants, voilà. T'aimes pas mon pull?

Il est rouge et vert avec des rayures, un pug et des cookies. Tu le trouves génial mais ta mère est d'un autre avis:

C'est très kitsch...
Annem tu portes des boucles d'oreilles en forme de sapin...

Elle touche les petits accessoires clinquants qui pendent à ses oreilles, avec une moue préoccupée:

Tu trouves que j'en fais trop?
Non, nooon... mais heureusement que Benny, Dorothy et son père étaient là pour te coacher pour le repas.

Tu réponds sans sourciller, bien que ce soit clairement une petite pique en référence à son manque d'expérience. Elle te donne un petit coup de gui dans le bras:

Retourne surveiller ma dinde!

En quittant la salle de bains, tu remarques le verre de champagne bien entamé dans sa main. Tu descends rapidement les marches en hélant ton beau-père:

Benny, c'est son combientième verre?
Le deuxième. Très chouette ton pull!
Merci. Cachez la bouteille, on n'a même pas fini l'apéro...

Tu ajoutes ça à l'intention de Benny et du père de Dorothy, qui sont tous les deux dans le salon. La fille et le fils sont en cuisine. Quand tu entres, Tommy est en train de scanner tous les plats qui finissent leur cuisson. Impatient de manger, ou juste de passer à autre chose pour recevoir ses cadeaux. Dorothy surveille la casserole de brocolis. Elle porte une très jolie robe rouge et pendant une seconde, tu crois comprendre ce que ta mère essayais de te dire.

Bon, c'est pas comme si tu comptais briller sur les photos souvenirs...

J'ai dit à Beck que je ramènerai des restes.

Tu poses trois tupperware dans un coin du plan de travail pour plus tard.

Pourquoi on mange des brocolis à Noël ?

Ah, la dure vie des enfants... Tu retiens un sourire amusé, laisses Dorothy gérer. S'il y a bien une personne qui a une vraie autorité sur ce garçon, c'est elle. Tu suspectes Nur d'être plus comme une mamie gâteau avec le petit... Quant à Benny, c'est un peu le tonton moldu cool de tout le monde ici. Tu écoutes d'une oreille distraite l'échange entre le petit frère et sa sœur, en jetant un œil au four. La dinde n'est pas encore prête. Tu grimaces quand Tommy hurle LES ENFANTS SAGES c'est vrai que les gosses ont tendance à être surexcités le soir de Noël, ça va être sympa ça aussi... Il semble se résigner et tu hoches la tête:

Oui mais tu sais, c'est ton cerveau qui te dit que c'est pas bon. Faut le convaincre que tu aimes ça. Imagine que tu manges de la barbe-à-papa...

Pas sûr que l'explication pseudo-scientifique fasse effet à son âge, le pauvre, il a vraiment l'air dépité. Tu as envie de lui crier courage! mais c'est toi qui en a le plus besoin ce soir. Tu devrais peut-être faire comme les autres adultes et te mettre sérieusement au champagne... Dorothy te confie les brocolis. Tu la remercies et enfiles les gants de cuisine pour t'emparer très prudemment de la casserole fumante.

Troi... Je croyais que c'était son deuxième!

Tu la suis, pose les brocolis sur la table et jettes en passant un regard méfiant à ta mère, te demandant où elle a planqué sa branche de gui.

Annem, t'as pas le droit d'être bourrée avant minuit.

T'arrives pas à croire que c'est toi qui surveille sa consommation d'alcool, surtout après le résultat de ta dernière soirée alcoolisée. Et tout ce que ta mère trouve à dire, c'est:

Retourne surveiller ma dinde!

Tu soupires brièvement, décidé à ne pas perdre ton sang-froid pour si peu.

Elle va bien, je te dis. Mais si tu ne me fais pas confiance, tu devrais demander à Dorothy de le faire. Elle, tu l'écoutes et tu respectes son opinion.

Sans attendre de réponse, tu fais demi-tour pour retourner en cuisine, faussement vexé. Mais la bouteille de champagne qui était ouverte a disparu du salon pour se retrouver comme par hasard entre tes mains. Tu la poses sur le comptoir, avant de sortir le Champomy pour Tommy du réfrigérateur. Discrètement, tu exécutes un sortilège de transfert sur les deux bouteilles. Bien entendu, tu remets la bouteille de Champomy au frais, bien cachée derrière des restes de repas de la veille. Inutile que Tommy tombe accidentellement dessus... Et pour être bien sûr de détourner son attention, tu te mets à la recherche du sirop à la grenadine.

▌Tu as hésité à partager ton stratagème à Dorothy, peut-être parce que c'est pas l'état d'ébriété de ta mère qui t'inquiète le plus ce soir... La tension est palpable en tout cas, ton amie l'a remarqué et elle t'encourage. Tu secoues la tête, sourire aux lèvres:

Ça va. Je dirais juste que le Champomy vaut le détour!

Maintenant que tu l'as échangé, c'est sûr. Tu lui tournes le dos pour parachever ton méfait, complètement inconscient de la menace qui plane sur le reste du repas: le vin.

Par Merlin, comment as-tu pu oublier le vin?

Tu fixes ta mère par-dessus ta fourchette de brocolis, ses questions intrusives, sa bonne humeur avinée et le débit de paroles proportionnel aux verres qu'elle a vidés. Ta coupe de 'champagne' devant toi te semble soudain ridicule. Tu aimerais te lever pour aller chercher la fausse bouteille de Champomy, mais il est trop tard, ça passerait clairement pour de la fuite, et t'aimes pas trop le vin. Ce qui ne te laisse pas beaucoup d'options. Clouer le bec de ta mère, ou manger.

Alors tu manges.

Tommy avait raison, pourquoi on avait fait des brocolis? Entre deux bouchées tu lances un regard compatissant au gamin, puis à Dorothy aussi puisqu'elle est la cible de tout ce cirque. Une partie de toi espère qu'elle y mettra un terme si ta mère dépasse les bornes. Mais elle est peut-être trop polie.

Ta main gauche tapote ton genou en rythme, l'autre s'attaque (presque trop) méticuleusement à la dinde et au brocoli dans ton assiette. Ça part sur Neal, ça enchaîne sur l'amour, les couples... t'es à deux doigts de lui demander si ce sont les fêtes qui la rendent terriblement niaise, mais Dorothy presse ta main et tu comprends le message.

Ok.

Respire...

T'es presque au bout de la dinde, ça va aller.

Et puis ton amie peut se défendre toute seule. Tu prends une grande inspiration, plantes ta fourchette dans la cuisse de dinde et Benny se racle soudain la gorge, l'air nerveux.

En parlant d'amour...

Il s'exprime un peu fort, l'air du mec qui essaye clairement de détourner la conversation. Tu lui en serais reconnaissant s'il n'avait pas l'air aussi solennel. Il se lève. Oh non, qu'est-ce que ça va être encore...? Ton futur beau-père prend la main de ta mère et quelque part, tu sais ce qu'il va dire avant même qu'il ne l'annonce.

Nous voulions vous dire que nous avions fixé une date pour le mariage. Ce sera cet été.

La surprise est palpable de ton côté.

Cet été?

Tu répètes bêtement, la fourchette à mi-chemin entre ton assiette et ta bouche. Tu la reposes calmement. Ta mère rayonne. Benny est tout rouge, tu oses espérer que c'est de joie et pas d'embarras. C'est tout naturellement que ta mère prend le relais:

Oui! Nous ferons deux cérémonies, une à la mairie de Londres pour les moldus, puis une seconde en petit comité, avec juste la famille côté sorcier. On n'a pas encore fixé de lieu pour celle-là, sûrement un endroit en plein air... Vous êtes évidemment tous invités dans les deux cas! Argus, tu pourras prévenir tes grands-parents, ton oncle, ta tante et tes cousins demain...

Tu fais un geste pour l'arrêter.

Euh... alors déjà, je suis pas sûr que tante Peggy voudra venir vu la façon dont tu lui as parlé à l'anniversaire de grand-mère, mais surtout... pourquoi cet été? C'est pas un peu rapide, sachant que.... enfin... C'est pas le genre de choses qui se préparent au moins un an à l'avance?

Benny et Nur échangent un regard embarrassé. OK. Qu'est-ce que t'as raté? Ta mère prend une gorgée de vin avant de te répondre:

Argus, cela fait plusieurs mois que nous en parlions, mais avec ton retour, ton déménagement et ton nouveau travail... Tu avais beaucoup de choses auxquelles penser, je ne voulais pas en rajouter.
Ah.

Non, mais tu comprends. Tant qu'ils sont préparés, c'est le principal... C'est tout ce que tu trouves à dire, cependant. Ah. Qu'est-ce qu'on doit répondre, dans ces cas-là? Félicitations? C'est pas un peu redondant?

Bon bah cool... Vous nous préviendrez un peu à l'avance quand vous aurez la date exacte, quand même? Va falloir que je me trouve un nouveau costume, le noir c'est pas très festif...

Tu plonges ton attention dans ton verre de faux champagne pour laisser les autres réagir et surtout te planquer en attendant qu'ils changent de sujet de conversation. Heureusement, Benny est l'homme de la situation. Il fait un signe vers la cuisine, l'air beaucoup trop enjoué pour cette simple question:

Qui veut du dessert? C'est Gus qui l'a fait!
Oui enfin, c'est rien d'ex...
C'est du revani!

Ta mère te coupe la parole, puis Tommy demande de quoi il s'agit, alors tu expliques, pour ceux autour de la table qui n'en auraient jamais mangé:

C'est juste un gâteau à la semoule au citron. Y'a des amandes et un peu de noix de coco aussi. T'en veux, Tommy?

Le plus jeune approuve, tandis que ta mère s'extasie:

Pour une fois que mon fils cuisine pour moi...
Je fais des revani chaque année à Noël, tu le saurais si t'étais là.

OK, elle était gratuite celle-là. Tu l'agrémentes d'un sourire en coin pour ne pas avoir l'air aigri. T'es juste un peu fatigué. Ou alors tu regrettes de ne pas avoir pris de vin. Tu te lèves pour devancer Benny dans la cuisine:

Rassieds-toi, je m'en occupe.
T'es sûr?
J'insiste.

Le ton est avenant, mais tu espères qu'il comprend le sous-entendu parce que t'es à deux doigts de lancer une contre-soirée dans ta chambre. Dans ta fuite, tu lances un regard un peu désespéré à Dorothy. Quelque chose comme il arrive quand déjà, le Père Noël?

Qu'on en finisse le plus rapidement possible.

▌Tu avais laissé le revani au frais, tu t'en étais même servi pour cacher le faux Champomy dans le réfrigérateur. Tommy déboule, très enthousiaste, au moment où tu attrapes le plateau.

Gus, Gus je viens t'aider!

Une grimace en forme de sourire t'échappe. Tu refermes la porte du réfrigérateur avec le pied, les deux bras chargés du gâteau:

Ok ok, assieds-toi, on va le découper ensemble.

Tu cherches dans le tiroir à ustensiles un couteau à pointe ronde, puis tu lui expliques qu'il faut faire des carrés. Le petit garçon prend sa mission très au sérieux. Tu guides ses gestes pour éviter le massacre mais dans l'ensemble, c'est lui qui fait le travail et la distraction est bienvenue. Vous êtes tous les deux très concentrés quand la voix de Dorothy appelle son frère. Tu es tellement à côté de la plaque que tu ne comprends pas tout de suite ce qui se passe. Faut dire que t'as jamais vraiment attendu le Père Noël. Tu découvrais tes cadeaux en arrivant le matin du 25 chez tes grands-parents, toujours. Heureusement que Poudlard mettait un peu de magie dans vos vies...
Le cri de joie que pousse Tommy t'informe qu'il sait, lui. Il repart en courant en direction du salon et tu fixes quelques instants la porte, le petit couteau en plastique dans la main. Tu devrais être reconnaissant de pouvoir finir de découper tranquillement le gâteau, mais le vide que Tommy laisse derrière lui prend toute la place. Quand Dorothy entre à son tour, t'es appuyé le dos contre le plan de travail, les bras croisés. La sollicitude de ton amie te tire de ta réflexion; son geste, peut-être, t'empêche de penser.

Ça va.

Du moins ça devrait. Aucune raison d'aller mal, pourquoi tu irais mal? T'en sais rien. Donc ça va. De l'autre côté de la maison, Tommy a l'air de vivre sa meilleure vie. Cette simple idée te fait sourire et tu hoches la tête, reconnaissant envers Dorothy pour la meilleure diversion du monde:

Tu me sauves un peu, merci.

Tu ignores d'où vient le malaise exactement, il y a tellement de choses que tu ne contrôles pas ce soir, et le simple fait de passer du temps avec autant de personnes à la fois est potentiellement épuisant, mais... tu es incapable de faire semblant. Pas devant Dorothy. Tu ne peux pas ignorer sa question, même si tu ne sais pas par où commencer, il y a tellement de choses dont tu voudrais parler. Il faut bien commencer par quelque part, pourtant. La main qu'elle pose sur ton bras te donne un peu de courage. Parce que jusqu'ici elle est là. Elle non plus, elle ne part pas.

Je suis... en train de me demander si je suis trop égoïste. Je suis content pour ma mère et Benny, mais la seule chose à laquelle j'arrive à penser, c'est que j'aurais aimé qu'elle m'en parle avant tout le monde. Le pire, c'est que je sais pourquoi elle ne l'a pas fait.

C'est de ta faute, en réalité. Si tu prenais les choses un peu plus simplement, elle n'aurait pas peur de te les annoncer. Tu pensais que ton point de vue avait évolué depuis ses fiançailles, et c'était sûrement le cas, mais peut-être que ce n'était pas assez flagrant puisqu'elle réagissait toujours comme si tu allais piquer une crise au moindre changement.

Tu fixes le plafond pendant quelques secondes, lâches un soupir. Honnêtement, le changement que cela représente dans la vie de ta mère n'est pas celui qui te préoccupe le plus en ce moment. C'est peut-être pour ça que tu as tellement de peine à te projeter dans cette histoire de mariage. Et autant la sollicitude de ton amie te touche, autant tu es plus inquiet à propos d'elle, de vous deux précisément.

J'arrive pas trop à y penser pour le moment. Toi, ça va? Je veux dire... nous deux.

Est-ce que c'est bizarre? Tu connais la réponse avant de poser la question, bien sûr que oui. C'est entièrement de ta faute. Tu lui as demandé du temps, elle t'en a accordé, maintenant c'est à toi de prendre les devants. Tu baisses les yeux sur elle, un sourire désolé sur le visage.

On devrait en parler... si tu veux. Cette fois je promets de pas chialer sur toi. Je veux pas gâcher ta robe, elle est bien trop belle pour ça.

L'humour a toujours été un très bon bouclier, mais parfois le déni n'a juste plus de raison de se cacher. Pas quand cela signifierait tout gâcher. Tu te racles la gorge, cherchant un peu de courage.

J'ai pas envie que les choses soient bizarres entre nous. J'ai beau réfléchir, j'ai pas l'impression qu'elles aient changé du jour au lendemain, ou que ce soit la faute des autres...

Ta conclusion? Les choses avaient évolué naturellement, et la seule raison pour laquelle c'est bizarre, c'est vous. Parce que vous ne savez pas sur quel pied danser. Parce que tu avais exprimé des peurs un peu trop bien ancrées, qui avaient fini par contaminer Dorothy. Alors maintenant vous êtes deux à flipper. Super. T'aurais vraiment dû prendre ce petit verre de vin, parce que t'es complètement sobre, là, et ça rend cette conversation encore plus effrayante qu'elle ne l'était dans la ruelle. Pourtant, t'avais pleuré. On peut pas faire pire, non? C'est avec cette idée en tête que tu prends la main de Dorothy qui est sur ton bras. Tu y cherches le courage d'avouer ce qui pèse sur tes épaules, en même temps qu'une prière muette: pitié, ne fuis pas.

Je sais que je suis lent, et que je réfléchis trop, et que j'analyse des choses qui ne devraient pas s'analyser, mais ne fuis pas.

Je suis désolé d'avoir surréagi l'autre soir, et d'avoir été aussi lent à comprendre ce qui se passait entre nous. J'ai besoin de temps pour analyser tout ce que je ressens, parce que c'est la première fois que je réagis comme ça. Et je sais pas comment l'expliquer autrement que c'est... c'est parce que c'est toi? Y'a rien qui m'effraye plus que te perdre, Dorothy, et y'a une partie de moi qui s'est persuadée que quoi qu'il arrive, je vais tout gâcher et ce sera plus jamais comme avant.

Mais les choses avaient déjà changé, sans attendre que tu leur donnes la permission. Elles avaient évolué en parallèle à l'image que tu te faisais de votre relation, alors quoi qu'il arrive, rien ne serait jamais comme avant. C'est cette conclusion, à laquelle tu étais parvenue à force de retourner toute cette histoire dans ta tête, qui avait fini par te convaincre de crever l'abcès.

Quand on ne peut plus revenir en arrière, il faut aller de l'avant.

▌Dorothy a raison. Depuis qu'elle a commencé, votre relation n'a cessé d'évoluer. Et autant tu aimais bien votre rivalité à l'époque où vous vous croisiez à la bibliothèque de Poudlard, autant tu n'échangerais pour rien au monde la confiance et la complicité qui se sont installées par la suite. Encore maintenant, tu en es certain: tu ne veux pas revenir en arrière. C'est l'avenir qui t'effraye. Parce que c'est l'inconnu.

Vraiment? Une partie de toi ne peut s'empêcher de se demander... est-ce que ce sera si différent? Est-ce que ça changera tant de choses que cela, puisque vous êtes déjà très proches, que vous faites des tas d'activités ensemble, avez des amis en communs, dormez au même endroit et partagez le même lit parfois? Est-ce que ce ne serait pas, en réalité... un ajout par-dessus tout ce que vous avez déjà? 10% du gâteau, la cerise, en gros... Évidemment ce serait moins effrayant si tu donnais moins d'importance à cette cerise. Et ça, pour le coup, tu ne sais pas si c'est de ta faute ou si ça ne reflète que les attentes des autres, de la société en général. Probablement que tu ne chercherais pas à définir votre relation s'il ne fallait pas des mots pour évoluer en société, s'identifier ou se rassurer. Si Dorothy n'en avait pas besoin, elle aussi. Tu détournes les yeux devant la gravité de son regard, quelques secondes, avant de l'affronter à nouveau.

S'il y a bien une chose que tu n'as jamais su faire correctement, c'est verbaliser tes sentiments. En ce sens tu as de la chance que Dorothy prenne les devants. Sa déclaration t'arrache un sourire embarrassé mais tu serres sa main en retour. Oui c'est effrayant, mais ça ne veut pas dire que tu vas partir en courant. Et tu cherches les mots pour le lui assurer, mais sur le moment tu es incapable d'en formuler un seul. Toute ton attention focalisée sur elle, les yeux rivés sur son visage, son expression, tu cherches... tu sais pas. Peut-être qu'une partie de toi se demande encore si elle est sérieuse, et pourquoi. Tu lui plais? Même si tu le savais déjà, c'est plus difficile de l'entendre exprimer aussi ouvertement ses sentiments. Je ne veux pas te perdre. Les mots font leur chemin dans ta tête, s'ancrent plus profondément dans ton cœur, je ne veux pas te perdre, c'est si clair pourtant. Pourquoi ça te semble incroyable alors que c'est exactement ce que tu ressens? Je veux, je veux...

Je sais.

Tu souffles, la gorge sèche. Pendant quelques instants, c'est la seule chose que tu es capable de dire, parce qu'aucun mot ne te semble assez fort pour exprimer ce que tu ressens. Ta main se resserre sur la sienne, presque trop fort, quand finalement ta gorge se dénoue assez pour articuler:

Je t'aime.

Pas comme un ami. Pas comme avant. Pourquoi c'est si dur à exprimer? Tu aimerais pouvoir dire tout ce que ça change pour toi. La frustration se lit sur ton visage. Il devrait y avoir un mot plus fort que ça. Je t'aime? Ça ne sert à rien, je t'aime. Ça ne veut plus rien dire à ce stade. Bien sûr que tu l'aimes! Bien sûr qu'elle t'aime. Ce n'est pas suffisant. Mais il n'y aucun mot au-delà de ça, n'est-ce pas? Je t'aime. Non, ça ne va pas, je t'aime. Tu répètes plus lentement, en te penchant vers elle:

Je t'aime...

Tu l'embrasses. Assez lentement pour lui laisser le temps de reculer si le message a été mal interprété. Ce serait pas faute d'avoir essayé de le dire autrement, mais franchement, les mots... merde, hein. Arrive un moment où il ne sert plus à rien de penser. Et ça a beau être effrayant, c'est libérateur de faire ce pas en avant.

▌En règle générale tu évites de faire des trucs suicidaires comme sauter à l'élastique ou ce truc que les Moldus adorent et qui consiste à voler sans balai, avec ce qu'ils appellent le deltaplane (ça n'a pas l'air très safe). Et ça, ça ressemble diablement à une chute libre. La différence, c'est que Dorothy est là pour te rattraper. Mais jusqu'au dernier moment, t'en sais rien. Si ça se trouve tu vas t'écraser... c'est marrant comme c'est pas du tout en haut de la liste de tes priorités.

Le premier baiser, t'es plus concentré sur la réaction de Dorothy que sur tout le reste. Parce que t'étais prêt à reculer si elle avait fait un seul mouvement pour exprimer son désaccord. Le second, c'est mieux. Entre-deux il y a une seconde de silence, le cœur battant, et une certitude qui prend de plus en plus de place. Parce que quelque part, t'avais peur que ce soit bizarre. Et c'était pas bizarre. C'était pas du tout bizarre, même.

Malgré la situation. On entend encore la conversation animée de l'autre côté de la porte, la bonne humeur de Tommy, qui doit être ravi de ses cadeaux, mais que tu n'entends pas vraiment. Un début de rire t'échappe, joyeux, incontrôlé. Soulagé, aussi.

Pfff- je prends ça comme un compliment!

Rien de plus romantique que s'embrasser dans une cuisine entre le plat principal et le dessert... Quelque part, ça vous correspond bien. Tout semble très naturel et c'est de là que le soulagement vient. C'est fou comme tes craintes se sont envolées, en quelques secondes. Elles reviendront peut-être plus tard, mais à ce moment-là tu n'y penses pas, parce que rire avec Dorothy suffit à les maintenir à distance.

Tu prends quelques secondes pour l'observer, son sourire aussi large que le tien, ses yeux brillants. Tu sais pas ce que t'as fait pour mériter qu'elle te regarde comme ça, mais ça suffit à te rendre ridiculement heureux. T'es presque sûr que tu souris comme un crétin. Ce qui te fournit une bonne excuse pour ne pas partir tout de suite. Aucun doute que si vous débarquez dans le salon maintenant, vous êtes grillés. Ta main libre glisse dans son dos pour la rapprocher de toi alors que tu l'embrasses à nouveau, très doucement, mais moins timidement que la première fois. Si quelqu'un entre, vous êtes grillés aussi, mais ça, c'est à mille lieux de tes préoccupations. Y'a pas à dire, c'est plus efficace que n'importe quelle déclaration à base de mots compliqués. Parce que ça n'avait pas besoin d'être compliqué. Ça pouvait juste être Dorothy et toi dans cette cuisine, son corps contre le tien, le tissu de sa robe sous tes doigts, ses lèvres contre les tiennes, et juste, quelques minutes de plus.

Si tu te détaches, c'est à contrecœur, parce que tu viens de te rappeler de l'existence du revani.

Les poufsouffles ça pense à la bouffe de façon spontanée, jugez pas.

C'est pas très raisonnable tout ça...

Tu accompagnes ta remarque faussement sérieuse d'un sourire. T'aimerais croire que vous êtes tombés dans une faille spatio-temporelle et que personne ne se souvient de votre existence, mais tu sais bien qu'il y a quatre autres personnes dans cette maison qui peuvent débarquer à tout moment dans la cuisine, et que sur ces quatre-là, y'en a qu'une seule dont tu redoutes pas la réaction. (Spoiler: c'est Benny.) Tu as quand même de la peine à te détacher de Dorothy, alors tu ne le fais pas. Tu jettes juste un coup d’œil au plat, dubitatif:

Faire croire qu'on était occupés à manger la moitié du dessert, c'est jouable ou pas?

▌Une grimace apparaît brièvement sur ton visage à la mention de ta mère.

Pas ce soir, si on peut l'éviter...

Elle est déjà bien partie pour animer la soirée à elle seule, pas besoin d'en rajouter. Surtout que t'as pas vu où elle a planqué sa dernière branche de gui et tu doutes qu'elle abandonne aussi vite ses plans de rapprochement foireux. Quelque part t'es satisfait de pas avoir eu besoin de son aide. Elle sera mise au courant, mais pas tout de suite. C'est plutôt plaisant de garder ça secret pour le moment. Un rire t'échappe à l'idée de Dorothy. Même si c'est une plaisanterie, tu t'imagines volontiers tenir un siège ici.

En plus on a accès aux réserves de bouffe, franchement ce serait jouable!

Sur le long terme tu sais pas, mais quelques heures... Enfin, c'est pas raisonnable. En parlant de ça, tu hoches la tête, sans vraiment prendre le temps de réfléchir:

Non... bien sûr que tu peux venir.

Et t'essayes de pas trop y réfléchir, parce que ça te semble plus important de rester dans le moment présent. Même si le moment présent revient à retourner dans la réalité en quittant la cuisine. Tu mets un revani dans ta bouche pour avoir un alibi, prends le plateau et sors à la suite de Dorothy. C'est là que Tommy débarque avec un balai pour enfants. T'as pas besoin de croiser le regard coupable de ta mère pour deviner d'où vient ce cadeau beaucoup trop cher et dangereux pour son âge. C'est pas tant l'inquiétude qui t'étreint que l'agacement, puisque ta mère a outrepassé le souhait de Dorothy pour gâter son petit frère. Tu passes devant ta mère pour poser le plateau à dessert et commentes, impassible:

T'as jamais voulu m'acheter un mini-balai...

Tu sais bien pourquoi, mais t'imagines que Tommy n'ayant pas eu d'accident de voiture volante quand il était petit, ta mère a jugé qu'il avait droit à un traitement de faveur. T'es trop correct pour espérer qu'il ne va rien casser dans la maison avec son nouveau jouet... enfin, trop correct pour le dire tout haut. S'il casse quelque chose, on appellera ça le karma.

Viens l'heure d'ouvrir vos cadeaux, et alors que tu t'installes près du sapin avec Dorothy, tu sens une petite pointe de nervosité ressurgir. L'écharpe que tu as faite pour ton amie est dans un de ces paquets. Tu sais très bien de quoi elle a l'air, malgré toute l'aide que tu as pu recevoir pour apprendre le tricot en quelques semaines, mais ça fait quand même mal de se l'entendre dire par la personne la plus innocente dans la pièce:

Elle est super moche!

Et ça se prend pour ton fan. Choqué déçu. Tu lances un regard blasé au petit frère de Dorothy:

Elle est pas pour toi, Tommy... sois pas jaloux.
J'suis pas jaloux!

Il embraye sur son nouveau balai qui est trop cool, mais t'as assez de jugeote pour ne pas t'engager dans une joute verbale avec un enfant de 5 ans. L'important c'est que la concernée apprécie le geste. Même si l'écharpe n'est pas parfaite. Elle l'enfile et tu lui adresses un petit sourire timide. Tu lui diras plus tard qu'elle ne doit pas se sentir obligée de la porter.

De ton côté, tu découvres le cadeau que ta mère t'as offert (c'est une cravate neuve, et tout son cirque à propos de ta chemise fait sens maintenant), celui de Benny (un goodies du musée des sciences) et Philippe (du chocolat, il connaît ton point faible). Sa fille t'avait déjà offert un livre alors tu es surpris de découvrir un dernier cadeau à ton nom sous le sapin. Tu déballes un petit carnet, très intrigué. En l'ouvrant tu découvres des gommettes étoiles accolées à une écriture familière. Il y a des dates et... des accomplissements.

★ A fait la vaisselle deux jours de suite
★ A lavé ses slips

Tu pouffes de rire.

★ A appris des sorts sans baguette
★ A trouvé un appartement à Londres
★ A été engagé à Ste Mangouste

Tu lèves les yeux, plus touché que prévu.

Merci Dorothy... j'ai la référence, héhé!

Là, c'est sûr, Tommy sera jaloux! Tu refermes le carnet. Il n'a l'air de rien, comme ça, mais il sera utile les jours où tu doutes de toi. Tu le garderas précieusement.

Installé sur le canapé près de Dorothy, avec une couverture sur les genoux et trop de revani dans l'estomac, tu suis d'un œil distrait le film de Noël qui passe à la télé. Ta mère est à l'étage avec Tommy qui voulait absolument faire du balai avant de dormir. Elle semble avoir pris sur elle de l'en dissuader. Au moins elle assume ses cadeaux foireux, c'est bien. Tu profites qu'elle ne soit pas là pour arrêter de faire semblant de dormir (elle est passée deux fois derrière vous avec son fichu gui!) et te tournes vers Dorothy en étouffant un bâillement:

T'es fatiguée? Tu veux rentrer?

C'est pas que les aventures du chien perdu t'ennuient mais t'es plus concentré pour ne pas t'endormir que pour suivre le film. Benny est penché au dessus de la cheminée avec un tisonnier. T'es presque tenté de lancer le gui dans le feu mais ça demanderait un effort supplémentaire. Il demande, amusé:

C'est déjà le couvre-feu?
Ha-ha... parle pour toi. Ou ma mère...
Elle a pas encore volé le balai de Tommy pour l'essayer dans les escaliers, alors je dirais que tout est sous contrôle.

Sa plaisanterie t'arrache un ricanement, mais comme l'intéressée réapparaît à ce moment-là, tu ne peux plus faire semblant.

Vous êtes trop mignons!

Elle s'exclame en s'affalant sur le canapé à côté de vous. Tu lances un regard gêné à Dorothy. C'est le moment ou jamais de disparaître...

Bon il se fait tard on va rentrer je crois...
Roh mais pourquoi? Vous pouvez rester dormir ici!

Elle sort son fichu gui, mais elle a le bras trop court pour l'agiter au dessus de vous et l'énergie semble l'abandonner elle aussi. Telle mère, tel fils. Tu souris, presque attendri.

Va te coucher, annem. Je dois me lever tôt demain et puis je suis sûr que Dorothy aura des tas de trucs à faire de son côté aussi... Comme empêcher Tommy de se crasher dans le jardin.

Évidemment, tu ne penses pas sérieusement qu'il pourrait se blesser avec son balai, les modèles actuels ont des protections en béton, mais tu sais quand même que ce n'est pas Nur qui va s'inquiéter pour ça. Ou Philippe... il n'a pas dit grand-chose à propos du mini Nimbus. Dorothy, en revanche, prend les choses très à coeur dès qu'il est question de son petit frère. Presque un peu trop... Bien que dans le cas présent, on ne puisse pas lui reprocher d'être contre cette idée de cadeau.

▌L'excuse de Dorothy te rappelle que tu as toi aussi des choses à donner à ton colocataire, et tu quittes le canapé d'un bond:

J'ai failli oublier les tupperware!

Tu retournes en cuisine afin de mettre des restes de côté pour Beckett, tandis que ta meilleure amie va coucher le futur nouveau joueur de Quidditch de la famille. Tu rassembles tes affaires, fais tes adieux, et attends Dorothy dans le couloir de l'entrée. Ta mère t'accompagne et elle en profite pour te serrer dans les bras. Elle n'est pas aussi expansive habituellement, et là, c'est particulièrement long.

Wow, décidément... Les Fêtes te rendent sentimentale.

Elle marmonne quelque chose en turc contre ton épaule, que tu ne comprends pas, alors tu te contentes de lui tapoter le dos.

J'ai vu que t'avais accroché une chaussette en plus sur la cheminée.

Il y en avait sept, or vous étiez six cette année. Comme elle ne répond rien, tu continues:

T'as pas besoin de la mettre l'année prochaine. Il ne va pas se vexer.

Tu parles à la troisième personne, mais tu te doutes que c'est avant tout à toi qu'elle pensait quand elle l'a accrochée. Avant qu'elle puisse protester, tu la serres brièvement dans tes bras et tu ajoutes:

Et pas besoin de gui non plus!
Ça, c'est ce que tu crois, mon fils.
Je t'assure!

Tu recules en souriant, parce que tu devines qu'elle n'a pas compris le message. Tu te demandes combien de temps ça prendra avant qu'elle ne percute. Tu n'as pas l'impression que Dorothy ou toi vous soyez trahis ce soir, en revanche tu es sûr d'avoir beaucoup trop souri. Plus que d'habitude, s'entend. Or, si quelqu'un d'autre que Dorothy a remarqué ce changement d'humeur, personne ne l'a dit tout haut. Ta mère a beau être perspicace, elle a aussi beaucoup trop bu. Elle a l'air légèrement suspicieuse, mais surtout beaucoup trop fatiguée.

Biraz uyu, anne. Va dormir.

Dorothy apparaît à son tour, avec son manteau et son écharpe. Tu fais un dernier salut de la main à ta mère, avant d'ouvrir la porte. Tu sors à la suite de Dorothy, lèves les yeux en prenant une grande inspiration. Il fait frais mais le ciel est clair. On voit bien les étoiles d'ici, malheureusement on ne peut pas en dire autant à Londres. La remarque de ton amie t'arrache un sourire sarcastique:

Qui l'eût cru?

Ton sourire s'adoucit quand ton regard tombe sur l'écharpe moche. C'est son nom dorénavant: écharpe moche.

Ne te sens pas obligée, hein.

Tu prends sa main pour transplaner à la coloc. Quand tu ouvres la porte, l'appartement est plongé dans le noir.

Beck est chez son père. On peut Netflix et chill sur le canapé, du coup.

Tu remarques qu'elle te fixe, discrètement. Alors tu hausses les épaules, soucieux de paraître détaché:

Sauf si tu as envie de parler. Ou de dormir. J'ai encore de l'énergie pour faire les trois.

Pour Netflix, parler et dormir, dans cet ordre-là. Mais surtout pour dormir, ce qui ne surprendra personne. Là, cependant, c'est plutôt l'avis de Dorothy qui t'intéresse.

Qu'est-ce que tu veux?

Très vaste, comme question. Alors tu parles en prenant la direction de la cuisine, pour ranger les tupperware dans le réfrigérateur. Ensuite seulement tu enlèves tes chaussures, ta veste, pour ne pas que Dorothy soit au centre de ton attention. À vrai dire, t'aimerais bien, mais t'as pas envie de lui mettre la pression.

▌Il ne t'a pas échappé que nous sommes seuls, n'est-ce pas? Tu ne sais pas si c'est le choix des mots ou la façon de les dire qui te fait sourire, mais tu te retiens de rire pour ne pas la couper dans son élan. Il y a visiblement quelque chose qui la met mal à l'aise dans cette situation.

OK, la suite t'es obligé de rire, légèrement gêné:

En effet!

Tu ne ressens pas d'embarras à proprement parler, mais si tu occultes ta bonne humeur, tu peux distinguer ce que Dorothy essaye de souligner, maladroitement, les joues rouges et le regard fixé sur le sol. C'est peut-être ça qui te gêne... sa réaction. Tu poses ton écharpe sur le rebord d'Olga et enfonce tes mains dans tes poches.

Et si tu as bien conscience qu'il ne faut pas mettre la charrue avant les hippogriffes, tu constates que ce qui te paraît évident ne l'est pas pour Dorothy.

Eh bien... comme tu dis on s'est galoché dans la cuisine, et je t'ai dit que je t'aimais, alors je peux pas être plus clair dans mes intentions... mais promis, je me vexerai pas si tu dis non.

Tu serais plus dépité que vexé, cela va sans dire. Mais tu ne peux pas lui en vouloir de prendre son temps, ou même de faire machine arrière, pas quand tu as toi-même été si lent à réagir. Peut-être même que si tu te penches sérieusement sur la question, tu la trouves effrayante... mais tu es de trop bonne humeur pour te lancer sciemment dans des réflexions qui ne feraient que réveiller tes inquiétudes profondes. Tu effaces ton sourire amusé, conscient du sérieux de la situation. Tu préfères être clair dès le départ, même si sa réponse pourrait être difficile à entendre.

C'est OK si tu veux prendre ton temps, Dorothy.

Ou ne rien prendre du tout; c'est pas comme si t'allais disparaître de la circulation parce qu'elle a réalisé, entre la cuisine de ta mère et ton salon, qu'elle préférait que vous restiez amis.

▌Le regard de Dorothy, plus que ses mots, te fait réaliser à quel point votre relation vient de passer un cap. T'es pas censé rougir à ses compliments, pourtant tu sens que ton visage chauffe légèrement contre ton gré. Mais ça va tu restes digne. T'es juste à court de mots pendant un moment. Tu prends la main qu'elle te tend, sans hésiter, peut-être un peu pour te cacher le temps de retrouver ta contenance. Tu le savais, mais c'est flagrant maintenant. À quel point les choses sont différentes. Définitivement. Ça pourrait être effrayant, pourtant le sentiment est familier. Tu le reconnais, alors tu sais que ce n'est pas la peur qui tiraille ton ventre et fait battre ton cœur plus fort. Et tu te demandes depuis combien de temps.

Quand tes doigts enlacent les siens tu sais d'avance que quelle que soit sa réponse, les choses ne seront plus comme avant. Est-ce que tu pourrais faire semblant? Cette question-là est plus effrayante que tes sentiments, mille fois plus. Tu ne sais pas si tu serais capable d'accepter le refus avec dignité, probablement que t'en serais pathétique à essayer. Parce que les sentiments c'est pas quelque chose que t'acceptes facilement, c'est bien trop contraire à ta façon de fonctionner. On ne peut pas raisonner avec le cœur, tu sais, mais c'est encore plus flagrant quand tu te retrouves face à Dorothy et qu'elle dit tout haut ce que tu avais déjà compris. T'es beaucoup trop faible.

Penché contre elle tu cherches encore une réponse rationnelle mais rien ne te vient alors tu es bien content qu'elle te pose une question simple. Tu hoches légèrement la tête en signe de négation, sans pouvoir retenir un sourire:

Pas d'objection votre honneur.

Ton regard cherche le sien, et quelque chose au-delà qui te convaincrait que tu fais le mauvais choix. Mais il n'y a rien. Rien que de la tendresse et l'assurance d'être aimé, puissante. Il n'y a aucune logique derrière tout ça, aucune explication à trouver pour te convaincre puisque c'est naturel. Et tu te demandes encore: depuis combien de temps?

C'est peut-être ce qui te rassure le plus dans votre relation. Tu ne sais pas ce que tu aurais fait si les sentiments t'avaient frappé comme la foudre, probablement que ça aurait été trop soudain pour que tu comprennes, mais ça, non. C'est quelque chose qui a grandi en secret entre vous, à force de confiance, d'épreuves, de larmes, de joie. Comme une petite fleur précieuse, solide dans ses racines. C'est évident et c'est pour ça que tu ne te poses plus aucune question.

Pardon, Olga...

Tu grimpes par-dessus le canapé pour rejoindre Dorothy de l'autre côté, tires doucement sur la main que tu tiens toujours et ouvres les bras pour un câlin. Ça a beau être nouveau, c'est très naturel. Un peu étrange, mais dans le bon sens du terme. L'idée t'arrache un début de rire gêné, et un sourire idiot:

J'ai le droit de trouver ça bizarre et génial à la fois?

▌Sa réponse t'arrache un rire un peu idiot. Demain tu seras moins niais, mais là c'est trop récent, ton cerveau a le droit de prendre une pause de temps en temps:

C'est pas faux!

C'est vrai que les choses bizarres se sont un peu enchaînées dans vos vies, alors ça, ce n'est peut-être qu'une étape parmi tant d'autres. Étrange de se dire qu'il y a quelques heures en arrière, tu trouvais ton pull moche en comparaison de sa robe et ta préoccupation première était de ne pas faire tache sur les photos, maintenant la robe n'est plus si importante. Enfin, si, mais seulement parce qu'elle est à Dorothy... Tu allais quelque part avec cette réflexion, mais ses gestes détournent ton attention et bientôt tu ne sais plus à quoi tu pensais. Tu reviens dans la conversation, te concentres pour comprendre où elle veut en venir. Évidemment, ça ne te semblerait pas étrange que vos amis soient au courant, par contre ta mère, elle va sûrement insister, et ce serait un peu malaisant de subir ça alors que vous venez à peine de définir votre relation. Tu hoches la tête, presque solennel, devinant exactement ce que Dorothy imagine. Oui. Oui, elle sera exactement comme on le redoute. T'as pas hâte du tout, même si sur le long terme, tu seras content de savoir qu'elle est heureuse pour vous... Elle a juste une façon gênante de le montrer.

On lui en parlera... plus tard. Quand on sera prêts à entendre ses je vous l'avais bien dit!

Cela arrivera plus tôt que tard, votre relation n'a pas à être un secret, non merci, même si ta mère est agaçante, même si Dorothy est une personnalité publique... tu ne penses pas du tout aux paparazzis potentiels, c'est trop difficile de se projeter quand vous n'êtes que tous les deux et que les choses ont changé si vite en si peu de temps. Dorothy joue avec tes cheveux alors tu soulèves une de ses mèches en retour, amusé. Tu la poses sous ton nez.

Et ça?

Que tu déclares avec ta fausse moustache. Le mouvement de sa main contre ta nuque te fait frissonner. Tu es très attentif, soudain. Tu guettes la plus petite réaction, sensible au moindre geste, tu suis simplement le mouvement. Il te semble que ce baiser est plus langoureux, peut-être parce que moins tu penses et plus les choses se font naturellement. Tu poses ta main contre sa joue. Tes doigts glissent dans ses cheveux mais tu t'écartes juste assez pour la regarder, faussement sérieux:

Tu me déconcentres, Dorothy...

Il ne te faut pas longtemps pour récupérer le fil de ta pensée, puisque c'est évident maintenant:

Je t'ai dit que ta robe était jolie, mais je ne t'ai pas dit à quel point je te trouvais belle dedans.

Ça semblait important pour elle et c'est logique pour toi mais s'il faut le dire tout haut, tu peux faire ça. En essayant de ne pas rougir alors que tu réalises que tes propos peuvent être maladroits, la robe n'étant pas la plus importante:

Enfin, sans la robe aussi. Je veux dire, de manière générale!

Pas littéralement sans la robe. La concentration n'est déjà pas maximale, pas la peine de dériver sur ce genre de pensées.