▌Ça n'avait l'air de rien, a priori. Un message sur ton compte witchagram, rien de bien méchant, pour te parler de ton spectacle. Quelqu'un de la gazette. Un nom qui ne t'était pas inconnu, en fait. Tu connaissais la rubrique. Tu ne pensais pas que tu y figurerais un jour. Ce n'était pas grand-chose, a priori. On était loin des journalistes people et de la presse qui encensait ta performance. Mais quelqu'un avait vu ton spectacle. Quelqu'un t'avait remarqué. Et ce quelqu'un t'avait demandé de lui accorder un peu de temps pour en discuter. Ça n'avait l'air de rien, mais c'est ta première interview et tu es stressé.

Tu comptes ouvrir?

On vient de toquer trois fois contre la porte de la loge et tu aurais presque envie de croire que ça vient d'à côté, mais non. Emma se retient de rire quand tu te lèves précipitamment, en manquant de renverser ta chaise. Tu prends deux secondes pour respirer normalement et chasser l'anxiété sur ton visage et tu ouvres la porte. Ton sourire réapparaît automatiquement quand tu le vois.

Bonjour! Vous êtes Marian? Romeo, enchanté!

Et tu lui tends la main pour le saluer. Tu ne sais pas pourquoi, c'est peut-être de réaliser qu'il n'est pas beaucoup plus âgé que toi, mais ça te détend un peu de voir son visage.

Bienvenue, euh... bon, c'est pas très grand ici, mais voilà c'est notre loge. Voici Emma!

La jeune femme assise dans le fond fait un salut de la main.

Emma joue mon petit frère dans la pièce, Michael.

Toi, c'est John. John Darling. Le frère de Wendy dans la comédie musicale de Peter Pan. À l'affiche de l'Alexandra Palace, cette semaine c'était relâche, mais ensuite vous allez enchaîner non-stop pour les Fêtes. Un spectacle qui te réjouit, même si tu n'as pas un grand rôle. Tu as droit à quelques lignes et surtout une chanson (clairement inspirée de la version Disney) avec les Enfants perdus... c'est toujours ça.

Les comédiennes de Wendy et Peter ont leur propre loge. Oui, Peter est joué par une femme aussi, c'est assez courant dans les rôles d'enfants ou de jeunes adolescents. Question de tessiture... la magie du maquillage fait le reste. Tu les envierais presque, toi tu partages toujours ta loge avec quelqu'un d'autre. Peut-être qu'un jour tu en auras une rien que pour toi... N'être que deux dans une loge est déjà un privilège en soi. Et comme tu as déjà travaillé avec Emma par le passé, c'est plutôt agréable. Ce jour-là, elle est venue plus tôt aussi. Elle a prétexté vouloir répéter au calme, mais tu te doutes bien que ton appel en panique hier soir, pour lui raconter cette histoire de première interview, n'y est pas étranger... Emma comprend la situation. Les présentations faites, tu te retournes vers le journaliste de la Gazette:

On peut s'installer dans les gradins pour discuter, si vous le voulez? Il n'y a personne à cette heure-ci. Et comme ça, vous pourrez voir un peu le décor...

Dans ta tête, il est là autant pour t'entendre parler de toi que de la pièce, mais dans la réalité, tu n'as aucune idée de la façon dont cette interview va se dérouler. Tu sais juste qu'il va poser les questions par écrit. Et toi, tu vas parler. Beaucoup. Tu espères qu'il saura t'arrêter.

▌Tu es tellement nerveux que tu manques sursauter quand Marian projette des mots sur la table. Tu avais bien compris qu'il s'exprimerait par écrit, mais c'est la première fois que tu rencontres un sorcier muet et tu es surpris. Tu ne sais pas à quoi tu t'attendais... il n'allait certainement pas se mettre à écrire sur un bout de papier et un crayon à la façon moldue, ce ne serait pas logique! Tu hoches la tête après avoir lu sa réponse, ravi. Emma vous salue alors que vous quittez la loge et tu lui lances un dernier regard avant de refermer la porte derrière vous. Tu es presque sûr que ce n'est pas un regard désespéré. Presque.

C'est peut-être le stress, ou simplement le fait que tu commences à bien connaître les coulisses du Alexandra Palace, mais tu marches d'un bon pas, ne te retournant que brièvement pour vérifier que ton invité ne se perd pas. Tu manques presque son second message, lèves les yeux pour lire ce qu'il a écrit sur l'arche. Il va falloir que tu restes attentif. C'est une façon originale de communiquer. N'importe quelle surface plane peut faire office de tableau pour y projeter ses mots? C'est plutôt intéressant, quand on y pense. On en vient à considérer différemment l'espace qui nous entoure. Tu te retournes brièvement vers Marian pour lui sourire, un peu embarrassé, un peu touché aussi qu'il te rassure.

Héhé... vous changerez peut-être d'avis après l'interview!

C'est davantage pour plaisanter plutôt que pour te dénigrer ouvertement, mais c'est vrai; peut-être qu'il regrettera ses mots ensuite. Vous pénétrez dans la salle de spectacle par une des portes de service, dissimulée derrière les coulisses. Tu retiens la porte le temps que ton invité entre à son tour, puis tu te retournes vers les gradins. La scène est dans votre dos, mais le reste de la salle trahit déjà énormément le faste des lieux. Parfois tu te demandes ce qui est le plus intimidant: les gradins remplis de public ou la scène énorme sur laquelle tu dois jouer? Actuellement, c'est le décor de la chambre des enfants Darling qui est installé. On y voit trois lits à baldaquins, des jouets éparpillés au sol et au centre, une immense fenêtre ouverte sur une vue nocturne de Londes en arrière-plan. Le ciel est moucheté d'étoiles qui clignotent à un rythme régulier grâce à la magie des décorateurs et de temps en temps, un faux Big Ben se met à sonner dans le lointain.

Asseyons-nous par là.

Tu fais un signe du bras en direction d'une rangée de sièges et tu laisses Marian s'installer où il le veut avant de le suivre. Il sort son matériel et tu te doutes que ton soulagement est visible quand tu constates qu'il n'a pas de plume à papote... Merlin soit loué. Tu ne sais pas comment tu aurais réagi s'il en avait sortie une. Ces instruments sont très pratiques pour les journalistes, mais c'est un cauchemar quand on se trouve de l'autre côté.

Oh! si, c'est très intimidant!

Tu as parlé tellement vite, et sans réfléchir, que tu réalises avec un temps de retard que ces paroles peuvent te donner l'air timide et mal assuré. Tu essayes d'expliquer le fond de ta pensée, en parlant lentement. À défaut de ne pas savoir t'exprimer en peu de mots, tu peux au moins faire l'effort de contrôler un minimum ton stress (et ton accent). Tu désignes les murs, le plafond:

Quand on entre ici, et qu'on voit cette salle magnifique et si ancienne, on ne peut pas s'empêcher de penser aux générations d'artistes qui nous ont précédés et... au nombre de gradins.

Tous ces gens susceptibles d'être assis là quand tu es de l'autre côté de la salle, derrière les rideaux... ça ficherait le trac à n'importe qui.

Mais une fois qu'on est sur scène, on ne pense pas à ça. C'est la scène qui est éclairée. On ne voit pas le public comme il nous voit nous, vous savez? Alors la plupart du temps, on n'y pense même pas. On se concentre sur le spectacle. Une fois qu'on est lancé, on n'a plus de trac!

Tu parles à la troisième personne, parce que c'est une généralité, mais elle reflète surtout tes pensées. Ce qui est intimidant, pour toi, c'est de te livrer ainsi à un parfait inconnu. Tu croises les bras, encore nerveux, mais toujours souriant. Tu aurais peut-être dû relire ses anciens articles pour te préparer, mais tant pis. La première question n'était pas compliquée, tu espères qu'il en sera de même pour les suivantes... ou qu'il aura pitié de toi dans le cas contraire.

▌Tu hoches la tête lorsqu'il rebondit sur ta question. Enthousiaste, ravi de savoir que tu ne t'embrouilles pas complètement quand tu parles. Il faut dire que tu as tendance à dire les choses comme elles te viennent, sans forcément réfléchir.

Oui, c'est ça! Après le spectacle, on se sent léger, comme si on avait accompli quelque chose d'extraordinaire... je crois que c'est juste la sensation d'avoir surmonté le trac qui fait ça.

Regarder en arrière et se dire: moi, j'ai fait ça! Et sans m'évanouir sous le stress en plus! Pour quelqu'un d'anxieux c'est d'autant plus gratifiant. Tu pourrais difficilement t'en passer maintenant. Tu fais un signe de dénégation avec tes mains (tu parles beaucoup trop avec tes mains) quand tu enchaînes sur la deuxième partie de la question:

J'ai l'habitude de me préparer toujours dans le même ordre. Ça dépend de la troupe aussi. Ici on discute et on s'encourage derrière le rideau juste avant de se lancer. Mais je n'ai pas de rituel, non.

Tu avais bien une paire de chaussettes fétiches pour les auditions, mais ce n'était pas la question. Et puis c'est un peu ridicule alors tu gardes l'anecdote pour toi. Manquerait plus qu'on affiche une photo de tes chaussettes dans la Gazette...

La troisième question te paraît plus difficile. Tu racontes à qui veut l'entendre que tu as toujours voulu faire des comédies musicales, pourtant tu ressasses rarement tes souvenirs avec bonheur. Ton enfance à suivre des cours de musique ou de chant ne t'évoque aucune vocation. C'était même tes parents qui t'avaient poussé à suivre des activités artistiques durant ton temps libre. Parce que tous les enfants ont besoin de passe-temps, et parce qu'il était de notoriété publique que tu aimais chanter et faire l'imbécile... Pour eux ce n'était pas sérieux. Quand cela l'était-il devenu à tes yeux?

Tu réponds lentement, le regard vaguement centré sur la scène, à mesure que tu analyses tes souvenirs:

Mes parents m'ont inscrit à des cours de danse quand j'étais petit, et je suis entré au club de théâtre à Beauxbâtons car j'aimais la comédie. J'ai toujours aimé chanter aussi, mais je crois que j'étais assez grand quand j'ai réalisé que je pouvais faire les trois à la fois... je ne me rappelle pas quand.

Ce dont tu te souviens précisément, en revanche, c'est le moment où tu as réalisé que tu pouvais en faire ta vie, ton métier, et pas cantonner cela à un passe-temps sans sérieux. Ton sourire revient en même temps que ton regard se recentre sur ton interlocuteur:

C'était plus un défi logique qu'une révélation, quand on y réfléchit! Un jour, je me suis dit: si tu sais faire trois choses séparément, tu devrais essayer ensemble pour voir comment tu t'en sors. Je m'en sortais bien, alors j'ai continué!

▌Il est vrai que le trac peut être terrible. Tu as connu de très bons acteurs qui avaient beaucoup de peine à jouer devant plus de deux ou trois personnes. On t'a toujours dit que le malaise s'effaçait avec de la pratique, et comme tu as commencé à jouer assez jeune, au club de théâtre, tu y crois. Mais tu sais aussi que personne ne vit les choses de la même façon. Tu es bien placé pour te mettre à la place de ceux qui ont le trac, même si ton anxiété s'exprime différemment. Ce n'est pas un sujet sur lequel tu peux juger qui que ce soit. C'est pourquoi tu te contentes de hausser les épaules avec un petit sourire quand Marian partage son opinion sur le sujet.

Intérieurement, tu es soulagé que vous ne vous attardiez pas sur le passé. Tu souris toujours, bien sûr, mais ce n'est pas une conversation que tu aimerais avoir avec un étranger. Peut-être que ta réaction est un poil surjouée quand tu réponds:

Si! Mais si j'en parle, cela va me porter malheur. Je suis un peu superstitieux sur ça...

Ce n'est pas faux. Mais plus qu'une superstition, c'est de renvoyer l'image de quelqu'un de trop ambitieux, trop arrogant qui t'inquiète. Tu as beau ne pas avoir encore eu de rôle principal dans une comédie musicale, ça ne t'empêche pas d'avoir de grandes ambitions. Certains jugeraient qu'elles sont encore hors de portée. Sur ce sujet tu ne peux pas te dévoiler. Mais comme tu es poli, tu as un as dans ta manche:

Mais! je peux vous dire le rôle que je ne veux jamais jouer...

Tu souris comme si tu t'apprêtais à lui faire une grande confidence, alors que ta voix est amusée:

Roméo Montaigu!

Tu lâches un petit rire. En fait, c'est très sérieux. Tu te sentirais offensé que l'on te propose ce rôle. Et en même temps, qui es-tu pour refuser de jouer un protagoniste dans l'une des œuvres majeures de Shakespeare? Ah, dilemme...

Plus sérieusement, tu te penches sur la question de la technomagie. C'est une interrogation légitime, et tout à fait intéressante. Tu ne t'attendais pas à ce qu'il l'aborde.

Mmh... eh bien, à titre personnel, j'utilise beaucoup Witchagram pour partager ce que je fais ou le contenu d'autres artistes qui me plaisent.

Et aussi pour exprimer ton opinion politique, mais ce n'est pas le sujet. Si Marian a fait ses recherches, il a sûrement déjà trouvé ta page Witchagram et son contenu. Tout est public, tu ne te caches pas spécialement.

Je dois avouer que je peux être un peu vieux jeu avec la technologie, mais pour ce qui est de Witchagram, je pense que les sorciers ont bien fait de s'inspirer des Moldus. Ça permet de rencontrer des gens qui n'évoluent pas forcément directement dans notre sphère professionnelle, ça peut donner un coup de pouce, accélérer les choses parfois. Mais ultimement, mes contacts et mes contrats se font en présentiel.

Tu marques une pause, dévisages quelques secondes ton interlocuteur. Finalement tu lui demandes, pensif:

Vous, qu'est-ce que vous en pensez?

Comme il est journaliste et illustrateur, tu supposes qu'il a aussi développé son propre réseau, que ce soit sur Witchagram ou ailleurs. Et comme son avis t'intéresse sincèrement, tu ne réalises pas tout de suite que ce n'est pas à toi de poser les questions. Tu oublies presque que tu es en interview.

▌Tu hoches la tête, une expression concentrée sur le visage. Tu es clairement intéressé par la réponse de ton interlocuteur et pendant un temps tu oublies qu'il est journaliste. Ce n'est pas si difficile; l'échange est agréable, il a ton âge et il évolue aussi dans le domaine artistique. Bien sûr que sa réponse t'intéresse.

Je vois totalement ce que vous voulez dire! Vous avez une identité visuelle. Si elles étaient mises à l'écrit, vos compétences seraient juste un reflet de vos créations. Dans un domaine artistique, il faut pouvoir voir, entendre, sentir. C'est pas...

Tu t'interromps, les mains suspendues dans un geste qui se voulait expressif mais qui est au final très abstrait, comme ta réflexion.

Désolé, je parle trop.

Tu te recentres sur sa dernière question, un peu gêné d'accaparer son temps pour parler d'autre chose que ce qui l'amène ici.

Oui, enfin... tous les réseaux de diffusion le font.

Ta réponse n'est pas des plus éloquentes mais ta gêne est encore palpable. Tu essayes de te concentrer sur ce que tu dois dire et pas sur l'impression que tu donnes. Ça, c'est juste ton anxiété qui parle. Ton regard se fixe quelque part sur la scène en contrebas, mais de temps en temps, tu reviens vers ton interlocuteur pour ne pas rater une potentielle intervention.

Que ce soit sur Witchagram ou dans les journaux, les médias parlent forcément de vous en fonction de ce qu'ils ont vu, alors si vous montrez toujours la même chose, vous vous laissez enfermer. Ça rend forcément le travail plus difficile, peut-être parce qu'ensuite il faut aller chercher soi-même les rôles que l'on veut?

Tu as l'air pensif. Sérieux.

Moi, je n'ai pas de préférence sur le type de comédies ou le genre de personnages que je voudrais jouer. Par contre, j'espère avoir un premier rôle un jour. Mais les choses ne tombent pas du ciel.

Cela fait plusieurs années que tu es dans ce milieu maintenant. Tu sais à quel point la réussite se mérites. Tu hausses les épaules avec un petit sourire:

Au final, passer des castings, c'est un peu comme s'exposer sur les réseaux sociaux, non?

Sauf que dans les castings, vous êtes jugés par des professionnels censés être impartiaux. Sur les réseaux, on peut vous adorer et vous détester sans raison particulière. Tu ne sais pas ce que tu préfères.

▌À entendre sa réponse, tu te demandes si Marian a déjà eu envie d'être comédien. Tu supposes que c'est un trait d'humour, même si c'est plus difficile à déceler par écrit qu'à travers la voix, ou alors c'est parce que tu es habitué à entendre. Travailler les intonations est une grande partie du travail de comédien. Sans ça, c'est plus compliqué, en effet. Ça ne devrait pas, mais... on est encore loin de films ou de spectacles qui représenteraient équitablement tout le monde.

Vous avez déjà fait de la danse?

Tu souris, mi-pensif, mi-sérieux, parce que c'est une forme d'expression qui ne requiert pas de parler. Mais bien sûr, ce n'est pas donné à tout le monde de pouvoir s'exprimer librement sur scène. Tu comprends mieux que quiconque la difficulté de s'exposer de cette manière. Tu ajoutes un petit rire, pour ne pas le mettre mal à l'aise:

Ha ha, je plaisante!

Tu secoues la tête, amusé par la tournure qu'a pris cette interview.

C'est moi qui vous remercie de m'avoir proposé cette opportunité.

Il ne te faut que quelques secondes pour réfléchir à ton planning et à sa proposition, tant elle est sincère. Tu réponds sur le même ton, avec une maladresse mêlée d'enthousiasme:

Vous voulez prendre un café? Moi, ça me ferait plaisir!

Tu te lèves en récupérant ta veste, tâte tes poches pour t'assurer que tu n'as pas laissé ton porte-monnaie dans la loge. Ce n'étaient pas les endroits pour se restaurer qui manquaient, même en dehors des heures de spectacles, il devait bien y avoir un ou deux cafés ouverts dans l'enceinte de l'Alexandra Palace.

Et puis comme ça, on pourra parler de votre travail aussi. Je me suis toujours demandé ce que ça faisait de travailler pour la Gazette... j'ai hâte de lire votre article. Je ne dis pas ça pour vous mettre la pression, hein! J'ai lu plusieurs de vos interviews, j'aime bien ce format et...

Est-ce que tu parles tout le long du chemin, comme un gamin heureux de s'être fait un nouveau copain? Oui. L'avantage avec toi, Romeo, c'est que tu fais la conversation pour deux.