(musique)
Cuisinera, cuisine, cuisinait.
L'heure qui tourne, les papilles régalées.
Les clients qui passent et qui paient.
Il ne les voit pas (ou si peu) coincés derrière des fourneaux qui ne l'ont jamais mérité (lui et son talent gâché) alors qu'il s'affaire pourtant à satisfaire tous ces gens. Car à défaut d'être à la hauteur de la cravate verte qu'il a pu un jour porter, il fera toujours son job avec le plus grand sérieux, c'est à n'en point douter. Et s'il ne voit jamais personne, pourtant, il t'a aperçu.

Il sait pourtant très bien.
Que tu n'es pas ici pour lui, que tu viens probablement voir tes amis dont il ne fait plus vraiment parti. Il sait, parce que c'est une leçon qu'il a appris (qu'il révise encore) à chaque fois que ton visage ne surgit.
C'est que tu lui manques.
Tu es parti si vite.
Et tu as tout emporté.
(Tes sentiments, ta chaleur et même ton amitié)
Tout ce qui a pris du temps à construire - si vite envolé.

Lui n'y arrive pas - pourtant il essaye. Il fait de son mieux, il jure. Mais dès qu'il aperçoit quelqu'un de ta stature il se retourne dans l'espoir de ne serait-ce que te voir disparaître dans la foule. A défaut de pouvoir marcher à tes côtés, il pourra toujours te voir t'éloigner. Un souvenir qui le coupe en deux et qu'il ne parvient pourtant pas à détester.

(Parce que ça te concerne.)
Et qu'il n'a à ton sujet que tendresse et dévotion.
(Mais ce n'était pas assez.)
Pour te satisfaire, sûrement - et surtout pour te faire rester.

Ce qui le blesse le plus ce n'est même pas que tu aies décidé de le quitter (il comprend, lui aussi il se laisserait, s'il le pouvait) c'est que tu donnes l'impression de le fuir. Est-ce que tu t'es enfin mis à voir le monstre que tu t'es trompé à chérir ? Alors il cuisinera, il cuisine et il a cuisiné.

Seulement pour passer la porte sur la ruelle une fois son service terminé, l'écharpe autour de son cou mise avec hâte pour cacher les cicatrices qui ne sont pour toi pas un secret. Quelques enjambées suffisent à te rattraper. Tu es seul - tant mieux. Il ne veut pas t'interrompre si tu es en bonne compagnie.
(Quoi que, peut-être que tu préfèrerais la solitude,
Au visage d'une amourette finie ?)

Abel.
A peine plus fort que ses phrases habituelles - pas un cri pour autant, ni une altercation, mais quand on le connaît ça témoigne déjà de son âme agitée. Pourtant il n'est pas là pour te demander de revenir. Non, la résignation est déjà venu le cueillir. Ce n'est pas ça qui l'amène à tes pieds (il a rêvé pourtant de s'y baisser pour te supplier) mais ici c'est la réalité. Et il est déjà satisfait juste de pouvoir voir ton visage se retourner.
Reconnaître son existence.
Son souffle s'échappe dans une fumée blanche.
Il est celui que tu as toujours connu -
Peut-être fatigué, comme à vos débuts.
Tu n'es plus là pour bercer ses nuits et accompagner ses songes.
Alors, à nouveau, chaque jour qui passe il lui est difficile de respirer.
Mais il n'est pas non plus là pour te faire des reproches ou te blâmer.
A la place, c'est une joie discrète dans son regard et l'ombre d'un sourire, ô combien discrète, qui vient muet la courbe de ses lèvres. Discrète affection qu'il te portera toujours malgré la distance et les jours qui peuvent s'écouler. Il a abandonné, tu sais. Il ne demandera plus de pouvoir te tenir le pas, ni de prendre ta main, ni de cueillir tes lèvres, ni d'adorer ton corps - et encore moins que tes yeux, à sa vue, ne se teintent d'un carmin qui l'a souvent rassuré, qui l'a aidé à se sentir justifié. Non, plus aujourd'hui.

Comment tu vas ?
Aujourd'hui, il veut juste te parler.
(C'est déjà bien assez.)
En attendant qu'il accepte le fait,
Qu'un jour ce n'est pas que de ton coeur,
Mais de ta vie qu'il faudra s'effacer.

(musique)
C’est le rouge dans tes yeux qui fait sursauter son coeur dans sa poitrine. Le même qui pare son visage d’une surprise qu’il ne peut feinter. C’est qu’il l’a tellement chéri, ce rouge. Cette preuve trop honnête, impossible à trahir, d’un bonheur que tu as toujours mérité et qu’il a tenté de te donner. Un rouge qui ne devrait plus lui être dirigé. Un rouge que tu ne devrais plus lui accorder. Pourtant, il est là.
Il sait que c’est dû à l’ivresse.
Clairement, tu es dans un état second.
Tes idées ne sont pas claires.
La question, c’est est-ce qu’elles sont désorientées ou plus sincères ?
Dans tous les cas, sa poitrine se serre.

(Il ne doit pas espérer.)

C’est fini, il le sait. Il ne pourra jamais te récupérer. Et il ne devrait pas t’en vouloir (est-ce qu’il en est seulement capable ?) parce que tu n’as pas l’air de pouvoir te contrôler, te mesurer - mais si tu savais comme ça lui fait du mal, quand tu joues ainsi des sentiments qu’il continue de te porter.

Il te laisse te reprendre.
Te corriger.
Ramener les choses à ce qu’elles devraient être.
Un bleu glacial, immuable.
La douleur en lui s’agrandit.

Un souffle tremblant passe ses lèvres, imperceptiblement, alors que lui est bien maître de ce coeur qui rêve déjà de se déverser en larmes. Le moment est court pourtant ça lui semble être une éternité. Chaque seconde qui passe piétine un peu plus cette affection qui t’est dédiée.

Tu ne réponds pas à sa question.
Vu comment t’es éméché, il se doute que ça n’a pas l’air d’aller.
Et il se sent bien con.
Parce qu’il ne peut pas s’empêcher de s’inquiéter.

(Est-ce que c’est ton travail ? Est-ce que c’est tes parents que tu n’aimes pas mentionner ? Est-ce que c’est juste la vie qui vient te peser ? Est-ce que c’est ta soeur, celle que tu te perds à chercher et à tenter de ramener ? Celle pour qui tu t’énerves dès que j’ai le malheur de la mentionner ?)
Il n’ose pas penser que c’est à cause de lui.
Tu l’avais chassé si promptement, il n’était pas une raison de boire. Tu t’étais libéré d’un poids en le laissant partir, c’est lui qui en avait écopé.
Et naïvement il aimerait pourtant être encore capable de pouvoir te soulager de celui qui continue de te courber le dos et l’échine.
De te faire ressembler à une machine.
Mais à nouveau, ce n’est plus son rôle.
Malgré son cerveau épris.
Tellement risible que c’en est presque drôle.

On fait aller.
Rien ne va.
Rien n’allait déjà, avant, mais depuis que tu es parti tout s’est écroulé. Le peu de choses qu’il avait réussi à construire s’est effondré. Aussi facilement qu’un château de cartes. Il n’avait rien et il a réussi à tout perdre. C’est presque impressionnant, en un sens.
Il s’approche de toi, dans des pas lents.
S’arrête à deux petites enjambées, te surplombant de sa grandeur alors qu’il laisse ses doigts s’approcher de ta joue chauffée par l’alcool et pourtant probablement mordue par le froid - seulement pour se raviser. Les laisser flotter dans l’air avant de fermer son poing et de le laisser tomber mollement contre lui.

Il n’en a pas le droit.

Son inquiétude se traduira seulement par ce regard trop plein de tendresse qui te couve alors que sa voix est toujours aussi chaleureuse et douce, elle qui est pourtant si dure à faire fluctuer selon ses émotions.

T’as l’air d’avoir pas mal bu.
Une observation fine et intelligente.

Ca va aller pour rentrer ?
Il voudrait passer une main dans tes cheveux, gentiment, venir caresser ton front mais ses mains restent là, contre sa silhouette. Sans trop savoir quoi faire.

Je peux te raccompagner si tu veux.
Il a un peu peur que tu sois malade en chemin, ou que tu fasses une mauvaise rencontre, même s’il te savait fort et compétent. Rien de douteux dans sa proposition - tu sais bien qu’il n’oserait pas. Qu’il a toujours respecté tes limites. Qu’il ne profiterait jamais d’une quelconque confiance que tu puisses lui accorder.
Trop doux.
Trop gentil.
Trop lui.

J’espère que tu vas pas trop regretter demain matin…
C’est que tu as vraiment l’air démonté…
La gueule de bois te guette sûrement déjà.