Elle ouvre les yeux lentement.
Loin de ses réveils en sursauts habituels, elle sort d'un sommeil lourd qui engourdit son esprit. Elle se laisse même aller à refermer ses paupières quelques fois, à se laisser à nouveau happer par Morphée qui semble vouloir lui redonner un peu de tout ce repos qu'il lui a dérobé. Mais finalement, elle en vient à ce moment où il faut retourner à la réalité. La lumière du jour traverse ses volets, éclaire sa chambre timidement, mais elle devine aux rayons qu'il est bien plus tard que ses horaires habituels. Elle se laisse baigner dans le moment un instant, profite de l'engourdissement dans son corps qui n'est pas si désagréable. Evalue le très léger mal de tête lointain qui ne sera pas un problème. Après tout, elle a le temps.

Elle a le temps ?

Assise droite comme un piquet en moins d'une demie seconde à la pensée - regret instantané. Elle porte ses mains à son visage, secouée par sa vision soudainement parsemée de tâches. Malgré tout, elle en laisse une vaquer sur la table de nuit pour trouver son téléphone et le porter à vue pour voir l'heure. Oh, il est tard. Elle n'est pas en retard pour le travail, elle a même encore un bon bout de temps, mais ça chamboule ses habitudes, elle qui est toujours debout aux aurores... Quand elle a seulement dormi avant. Elle masse son visage doucement. Réfléchie. Elle peut prendre une douche et puis enquiller un rapide café mélangé à un antidouleur et se mettre en route. Elle n'avait pas besoin de partir aussi tôt, pas du tout même... Mais qu'est-ce qui la retenait ? Si elle arrivait au boulot, au pire, elle en partirait plus tôt (non) et elle accomplirait plus de taffe. Ca ne lui semblait pas être une si mauvaise idée.

Normalement, elle serait stressée.
Mais dans son esprit restent des bribes de ses rêves qui l'apaisent tout aussi vite. Au milieu de ses draps, elle se sent un peu idiote, à ne pas pouvoir retenir le sourire qui vient étirer ses lèvres. Un rêve sans queue ni tête. Après tout, jamais elle n'oserait faire tout ce qu'elle y a fait. Tout ce qu'elle y a dit.
Mais c'était doux d'y penser.
Ca lui donne de l'énergie pour la journée.

Un bruit dans le salon.
Elle hausse un sourcil.
Est-ce que Salem est sorti de son serpentarium ? Elle ne s'en fait pas plus que ça, ça ne serait pas la première fois. En tous cas, il faut qu'elle se bouge. Assez de temps passé au lit. Elle s'étire, jette la couverture sur le côté pour dévoiler ses jambes abimées et se remettre sur pieds. Une main vaguement passée dans ses cheveux aux quelques épis, eux qui sont toujours si bien rangés. Un bâillement aux lèvres alors qu'elle passe dans le salon.

Un odeur de nourriture.
Qui l'arrête dans ses pas.
Hmmmmmmm... ?
Peu de chances qu'elle se soit laissée aller à de la cuisine nocturne... Même bourrée. Sinon, déjà, ça ne sentirait pas aussi bon. Ca sentirait le brûlé. Or, ça sent vraiment très bon. La curiosité a raison d'elle - comme toujours. Elle fait quelques pas et manque de faire tomber son téléphone par terre alors que l'incompréhension traverse son visage.

Hmmmmmmmmmmmmmmmmm.... ???

Eamon est dans sa cuisine.
Il est même en train d'y cuisiner.
Et elle, elle a l'air complètement perdue.
Déjà, qu'est-ce qu'il fout là ? Et puis

Oh
Oh.
Oh non.
Un sentiment d'effroi incommensurable descend doucement dans son esprit à l'idée que, peut-être, tout n'était pas qu'un doux rêve un peu stupide et utopique qui l'a éprise dans son sommeil. Qu'elle avait peut-être vraiment été assez conne pour se laisser aller autant qu'elle a pu le faire. Ah. Ahah. Impossible ! Juste impossible. Elle n'aurait pas été SI stupide, tout de même ! Absolument pas en sueur quand elle vrille ses yeux sur l'écran de son téléphone et ouvre ses derniers messages et Oh PUtAiN-
Le téléphone finit par terre aussi vite qu'elle devient livide. Impossible de camoufler l'impact sur le parquet. Impossible de cacher les tremblements timides au bout de ses doigts et malgré le maigre sourire maladroit qui pointe son nez sur son visage, impossible de ne pas percevoir qu'elle ne sait pas sur quel pied danser.

▬ Heu. Bonjour.

Elle se baisse - ramasse le pauvre objet qui dieu merci n'est pas abîmé. Rapidement, ses options tournent dans sa tête. Être honnête ? Mais qu'est-ce qui était du registre du rêve et du souvenir ? Jusqu'où elle est allée ?
(Pourquoi tu es resté ?)

▬ Herm... Tente de trouver le ton le moins offensant possible pour sa question - sans façon Qu'est-ce que tu fais là ?

C'est ça, Persy.
Joue au plus con.
C'est votre jeu préféré, de toute façon.

Soudainement le mal de tête semble probable.
Eamon est égal à lui-même, comme toujours. Calme. Semblant légèrement contrarié. Comme à chaque fois qu'elle met pied dans son magasin. Plus distant de la tendresse dont elle semblait se souvenir, la veille. A raison. Ca n'était pas elle, hier soir. Ca avait été un souvenir.

(Mensonge.)
C'était toujours elle.
Ca le serait toujours.
Tout au fond, surtout pour lui.
Mais c'était effrayant, comme pensée.
De ne pas être aussi fort qu'on puisse le croire.
Aussi intouchable qu'on l'aimerait.
(Au moins un truc qu'on a en commun, pas vrai.)

Elle préfère se dire que c'était un rêve, peut-être, malgré son envie que ça soit réel. Qu'il soit prêt à l'enlacer à nouveau. A lui dire qu'il va rester. Si c'est un rêve, ça ne fait de mal à personne. Elle peut le revoir dès qu'elle ferme les yeux. C'était plus simple ainsi. Et pour le mieux, sûrement.
(Mais c'était pas un rêve.)
Elle n'est pas assez bête pour y croire. Pas en ayant vu les messages. Pas en voyant la tresse qui glisse toujours élégamment dans son dos. Ses doigts s'emmêlent à la pensée de la sensation d'avoir pu le coiffer. C'était bien. Ca lui avait manqué. Elle les range dans son dos avec son téléphone. Qu'elle s'en souvienne. Elle essayera de ne plus recommencer. Son coeur sombre dans sa poitrine l'espace d'une seconde quand elle décèle le regard qui glisse sur ses jambes alors qu'elle déglutit. Rêve de se faire plus petite encore, retenant l'envie de tirer sur son sweatshirt pour couvrir ses cuisses en sachant que ça ne changerait rien. Se dit qu'au moins elle a eut l'intelligence d'en mettre un, qu'il n'a pas vu le reste. C'est déjà ça. Elle peut garder l'étendue des dégâts cachée encore un peu.

▬ Oh.

Pourquoi est-ce qu'elle a pris la peine de demander ? A question idiote réponse idiote. Il ne va pas l'aider sur la chose. Du Eamon tout craché. Mais ça fait douze ans qu'elle joue l'autruche. Elle a plus d'endurance qu'à Poudlard pour ce genre de choses. S'il veut, elle peut continuer la carte du déni pendant longtemps. Prétendre qu'elle ne se souvient absolument de rien. Ca ne doit pas être bien compliqué. Pas vrai ?

▬ Moi ? Oh. Heu. J'allais me préparer pour aller au travail...

On y revient toujours.
Le travail, le travail, le travail.
La première pensée au réveil.
La dernière au coucher.
Encore et toujours travailler.

▬ J'ai un peu de temps théoriquement... Mais je pensais sauter dans la douche, prendre un café et y aller.

Omettant la partie manger.
Fallait s'en douter.

▬ Je pensais pas que... tu serais là. Non, rien.

Elle n'a pas bougé de sa position, passant maladroitement d'un pied à un autre comme elle le fait depuis longtemps dès que le malaise ou le stress la prend. Elle cligne des yeux à la question, au sourire qui refait surgir l'embarras au fond d'elle. Mais elle ne rougit pas. Elle ne rougit plus. Ca fait longtemps qu'elle n'est plus aussi expressive que dans sa jeunesse. Elle hésite une seconde, mais finit par admettre.

▬ ... Oui. Mieux que d'habitude, pour sûr.

Elle ne sait pas trop pourquoi.
L'alcool ? Elle avait déjà bu avant.
Eamon ? Ca serait le comble.

▬ Et toi ?

Pas que ça ait dû être très agréable dans son lit, encore moins avec elle... Se connaissant elle a dû être une vraie sangsue. Elle finissait toujours blottie contre Fallen autant qu'elle le pouvait. Un léger soupir lui échappe. Elle n'en rate pas une. Incorrigible, Persy. A creuser sa propre tombe un peu plus chaque jour.

Le bruit de l'assiette lui fait redresser la tête.
Elle ouvre la bouche instinctivement pour refuser. Elle ne mange pas les matins. Mais elle referme ses lèvres au regard d'Eamon. Comprend que ça n'est pas tant une offre qu'une demande. Alors elle se dirige vers l'un des tabourets, y prend assise et observe l'assiette sans encore y toucher. Ca sent bon. C'est bien présenté. Depuis quand Eamon sait cuisiner ? Elle hausse un sourcil.

▬ Uh... Y'avait rien dans les placards pourtant, non ?

La confusion qui la prend une seconde, à nouveau.
Qu'il se fasse son petit déjeuner chez elle pour se simplifier la vie, elle pouvait comprendre. Mais s'il a dû sortir chercher des ingrédients...

▬ T'es revenu pour cuisiner ici ? Pourquoi ?

Elle ne comprend vraiment pas.
Sûrement que ça aurait été plus simple chez lui. Ca lui aurait évité des courses. Il serait rentré dans son confort. Elle l'avait forcé à rester. Il n'avait jamais rien dit à propos de rester le matin. Encore moins de lui faire à manger. Ca n'a pas de sens à ses yeux. Que d'énergie et de ressources gaspillées sur elle. Quelle perte de temps.
(Pourtant ça lui fait plaisir.)
Mais elle admet moins ce genre de choses qu'avant.

Elle finit par attraper une tranche de pain perdu. La porte doucement à ses lèvres avant d'avoir un peu de surprise au fond des yeux. Les mots sortent plus vite qu'elle ne pense, une main portée à ses lèvres par politesse.

▬ C'est délicieux...

Ca lui change, pour sûr.
Combien de mois qu'elle n'a pas touché quelque chose de fait maison ? Elle n'ose même pas y penser. Elle ne se laisse pas aller à des tonnes d'éloges, mais elle n'en a pas besoin. Elle mange. Doucement, à petit rythme, mais elle mange. C'est plus parlant que tous les compliments qu'elle pourrait faire. Elle grignote les morceaux de pomme ici et là et elle se rend compte, aussi, qu'elle n'a pas mangé la veille. Ca explique l'état dans lequel elle était, en partie. Mais elle se rend compte que la faim est peut-être plus présente qu'elle ne le pensait. Alors elle mange, un peu plus d'aisance et de couleurs sur son visage qui profite du plat qui lui est partagé. Seulement pour que l'inquiétude revienne se poser sur son visage.

▬ J'y pense mais... Ca va aller, toi ? Tu travailles pas aujourd'hui... ?

C'est qu'elle oublie que les gens ont des jours de repos.
Manquerait plus qu'elle lui gâche sa journée de travail ! A peine réveillée, la culpabilité revient déjà l'étrangler. Le naturel revient vite, il semblerait.

Evidemment qu'elle pense au travail.
Il vaut mieux penser à ça, aux dossiers empilés, aux heures à aligner, aux patients à sauver, qu'à tous ceux qu'elle a laissés derrière, qu'à ses bourdes de la veille et celles qu'elle veut commettre sans jamais pouvoir s'en relever. Le travail plein la cervelle, c'était pas plus mal, plutôt que de penser à se la faire sauter.

Eamon a bien dormi.
Ca lui arrache une satisfaction passagère, que de savoir que son humble demeure a pu lui apporter un peu de quiétude et de repos - sans penser une seule seconde que c'est sa simple présence qui a pu suffire. Elle se contente de commenter ;

▬ Tant mieux.

Car après tout, elle ne souhaite que le voir au mieux, quand bien même elle l'aimerait à son plus bas tout autant. C'est toujours satisfaisant. Réconfortant. Puis la gêne revient - un interrogatoire. C'est vrai qu'elle se faisait avide de questions ; ils l'ont toujours été, à l'égare de l'autre. Mais c'est que la situation était confuse, tout comme ses sentiments, et que tout tirer au clair nécessitait la participation de son compère, ce qui rendait les choses bien moins aisées. Ce n'est pas comme s'ils étaient connus pour leur envie de coopération sur les affaires du coeur, ni leur maturité.

▬ Pardon...

Elle s'excuse, pourtant, car après tout c'est vrai qu'elle agresse un peu de bon matin et que ce n'est pas très agréable. Ses propres yeux sont encore un peu embués d'un sommeil qu'elle frotte pour l'effacer, tentant d'ajuster ici et là des mèches qui rebiquent qu'elle n'a pas eu la chance de coiffer. Ses doigts jouent d'un quartier de pomme qu'elle porte parfois à ses lèvres pour grignoter, avare de portion dans ses bouchées. Elle mange lentement, mais se nourrir c'est déjà beaucoup quand on s'appelle Persephone, alors n'allons pas trop en demander.

Dieu merci, elle n'empiète pas sur son travail.
Elle ne s'en serait probablement jamais remise. Un maigre sourire s'esquisse sur son visage alors qu'elle prend un air penaud d'enfant puni à la subtile remontrance. Elle se concentrera sur lui et sur la nourriture plutôt que sur le travail. Juste pour ce matin. Juste pour cette fois.

Il semble tergiverser sur sa propre raison d'être ici pour manger. Moi. qu'elle aimerait oser penser. Mais elle en est loin, ce n'est pas une surprise. C'est vrai que l'état de (sa vie) son appartement était assez déplorable, outre sa propreté. Et elle en avait conscience, mais il y avait si peu de témoins qu'elle avait tendance à l'oublier. Et si ce ne sont pas les rougeurs qui l'étouffent, c'est un brin de gêne qui se presse à ses lèvres.

▬ Je mange !

Parfois.
On s'abstiendra de précisions.
Elle finit son quartier de pomme, profite d'une bouchée de pain en arquant un peu les sourcils. Vingt-huit ans, et la voilà à se justifier comme si elle était encore une adolescente prise en flag.

▬ Juste... Pas ici. L'important c'est que je me nourrisse, non ? Peu importe que je me serve de ma cuisine.

Elle aimerait dire parfois chez des amis, parfois à des soirées, parfois chez un.e compagne - la vérité, c'est que c'était bien trop souvent des plats préparés réchauffés à la va-vite, pas même de la livraison, vu qu'elle rentrait à des heures obscures pas forcément compatible avec la restauration, et que de toute façon elle n'avait pas la fois d'attendre de se faire livrer puisqu'elle ne prenait pas plus de cinq à dix minutes pour manger la moitié de son plat et souvent s'en débarrasser. Mais elle mangeait, un peu, juste assez pour que ça soit suffisant, pour qu'elle puisse carburer, et aux yeux des autres c'était assez pour être fonctionnelle.
C'est tout ce qui lui importait.

▬ Je crois que ça serait l'ironie du siècle que tu sois celui qui en vienne à me montrer comment prendre soin de moi.

Tout le contraire de leur scolarité.
Une réalité qu'elle a un peu de mal à admettre on dirait. Maigre haussement d'épaules alors qu'elle observe la cuisine et ses traces d'utilisation. Ca fait longtemps qu'elle n'y a pas mis les pieds. Elle finit par admettre, comme justification finale.

▬ Et en plus, je sais pas cuisiner. J'ai ni le temps, ni l'envie d'apprendre.

Peut-être que dans d'autres circonstances, elle en aurait la foi, mais elle n'en voit pas l'intérêt et n'en a pas l'amour ou la passion, alors pour le moment ça lui échappe. Mais si elle comprenait que ce n'est pas si différent de la chimie de ses potions, peut-être qu'elle serait une élève plus assidue. A défaut de réellement être mauvaise. Une gorgée d'un thé qu'elle savoure, égayant définitivement toujours plus son matin.

▬ Mais je suis contente de t'avoir ici. Ca fait longtemps que j'ai pas pris de petit-déjeuner en compagnie de quelqu'un.

Comme quoi, elle ne mentait pas hier soir.
L'avoir ici est toujours un plaisir.
Et c'est un peu moins formel que dans un lieu de travail. Un peu plus personnel. Un peu plus de lui, moins coincé par des horaires. Juste lui. Et c'est ça qui la comble le plus.

Il sourit, Eamon.
Loin de la froideur du café, loin des souvenirs alcoolisés, loin de la nostalgie qui les attache au passé. Il sourit, et au fond d'elle, elle sent son estomac un peu se nouer. Elle ne saurait dire si c'est le repas inhabituel, ou le fait que ça lui a profondément manqué.
(Qu'est-ce qu'il est beau.)
Elle n'a jamais cessé de le penser.
Elle ne cessera sûrement jamais.

▬ Serait.

Qu'elle affirme en connaissant ses torts. Sûrement qu'il n'est pas aveugle au style de vie qu'elle mène - le peu qu'il a pu en apercevoir dans les crevasses qu'elle couvre de joliesses est suffisant, quand on se connaît depuis plus de douze ans. Elle aussi, pourtant, n'est pas aveugle aux manies qui ont la vie dure.
C'est aussi pour ça qu'ils se comprennent.
Le travail - les buts, suprêmes.

▬ A nouveau, je te retourne le commentaire.

Elle soupire, doucement.
finit par souffler dans un haussement d'épaules.

▬ Et puis, pour quoi faire ? Je m'ennuie sans travail, et il y a toujours du travail à faire. J'y vois un bon compromis.

Pour tout, Persy.
Pour les hobbies que tu n'as plus.
Pour les amis que tu te refuses.
Pour les amours que tu ignores.
Pour les pardons que tu implores.
Pour la fin, même, peut-être.
La seule idée que tu adores.
Elle sonne un peu comme lui, maintenant - moins optimiste sur la compagnie d'autrui. C'est que les gens sont proches, et pourtant loins, et que c'est bien mieux ainsi. On voit passer les comètes, on en garde un bon souvenir, le temps d'une seconde. Le temps d'une vie. Elle aussi, elle sera bientôt partie. On se souviendra de sa traînée de poussière, la pensée éphémère qu'elle fut un jour gentille, qu'elle fut un jour jolie. Et c'est ainsi que sera la vie.

Pourtant la confession à demi-mot, à demi-souffle, lui fait redresser la tête. Arrache au tourment dans sa poitrine l'amère accalmie de quelques secondes. Cette douceur douloureuse qu'elle aime autant qu'elle déteste, parce qu'elle en veut plus sans se vouloir avare d'une chose qu'il regrettera plus tard.

Sois égoïste.
Elle n'a pas oublié.
Le fait est qu'elle l'est.
C'est juste qu'il n'en a pas idée.
Elle sourit, pourtant. Avec une tendresse sincère. Avec l'ombre d'une adolescence oubliée. De promesses toujours bonnes à partager.

▬ A refaire, oui.

Tant que les jours sont comptés.
Il faudrait en profiter.
Mais la douceur s'efface bien vite derrière cette frontière de maladresse à l'évocation inévitable de ses péripéties ivres - le regard qui fond sur sa tasse et son assiette presque vide. Pourtant la réponse lui est évidente.

▬ Non, ça ira, je pense que je me contenterai de le faire à la maison...

Compter arrêter ? Non.
Juste cacher un peu plus la chose.
Les secrets, toujours plus de secrets.
Toujours plus de cadavres sous le plancher.
Il a l'air de s'amuser à le mentionner - elle, secoue simplement la tête dans un énième soupire. Continue à mentir.

▬ Je suis encore vraiment désolée de t'avoir dérangé... J'imagine que la soirée a dû être pénible. J'ai entendu dire que j'étais... Enfin, que je devrais boire avec modération, dirons-nous.

Comme si elle avait tout oublié.
Pourtant chaque seconde qui passe un souvenir remonte. La sensation si fraîche de ses cheveux sous ses doigts, de sa peau sous la sienne, des caresses laissées sur sa mâchoire, sur son poignet, en toute impunité. Des aveux de ses méfaits. Elle le cache, dans un sourire désolé.

▬ Et puis en plus mon canapé n'est pas des plus agréables.

Et toi, Persy, à mentir ainsi, tu es détestable.

C'est qu'elle n'a plus quinze ans, Persephone.
C'est qu'elle n'est plus aussi naïve, qu'elle n'est plus aussi tendre et quand bien même sa dévotion n'a toujours pas de faille, son coeur en est empli. Elle n'a plus la tendresse latente de ne plus écraser par compassion si elle doit se défendre.
Même auprès d'Eamon.
(Peut-être surtout auprès de lui.)
Parce qu'elle se souvient, Persy, qu'il a empoisonné (et qu'elle aurait fait pire que lui) et qu'elle se doute que ce n'est pas un renvoi qui l'a remis sur le droit chemin.
Parce qu'elle n'a plus quinze ans, Persephone.
Et surtout, elle n'a jamais été conne.
Alors malgré la confiance aveugle, il y a la conscience - pas la méfiance. Juste la conscience qu'en face il y a quelqu'un capable d'utiliser à ses propres fins.
Et qui sait si en douze ans elle n'a pas été ajoutée à la liste des pantins.
Les gens changent.
Elle ne le sait que trop bien.

▬ Un compromis. On en fait tous, après tout, pas vrai ?

Comme elle a compromis leur amitié.
Ce n'est pas forcément quelque chose de positif.
Elle secoue doucement la tête, comme si elle ne venait pas de pointer du doigt ses propres erreurs pour y remettre de la douceur ; elle est comme ça, Persephone. Elle enlace le coeur, y appose des baisers et le piétine pour mieux le soigner.

▬ Jamais, après tout, c'est pour toi que j'y vais. Et ton thé, évidemment. Mais si je m'y ennuyais, j'irais ailleurs. Ce n'est pas les salons de thé qui manquent dans le quartier.

Elle redresse les yeux, pourtant.
(Tu n'oserais pas vraiment ?)
Avant, elle aurait dit non.
Maintenant elle ne sait plus tant.

▬ Allons bon, ton thé est excellent je doute que quelqu'un s'empoisonne avec. Joue l'idiote, l'amnésique. Encore et toujours. Mais j'ai déjà assez de travail ainsi, je pense que ça ira.

Menteuse.
Elle est en manque, en rade.
Au fond, elle sait. Elle est comme ces soldats qui reviennent de la guerre et qui pensent avoir peur d'y retourner - pour certains c'est vrai. Pour d'autres, c'est tout l'inverse. L'adrénaline qui manque. La balance entre la vie et la mort et le pouvoir qui est donné. Le fil trop fin sur lequel on se fait funambule le temps d'une bataille ; toujours potentiellement la dernière à s'adonner.
Et elle sait consciemment dans quelle catégorie se ranger. Ca ne veut pas dire qu'elle l'avouerait.

Il se doute Eamon.
Et elle ne se cache pas.
Elle a bu, elle va boire et continuera.
Enfin elle arrêtera, un jour.
Quand c'est la Tamise qui l'avalera.
Elle se contente de siroter son thé, de profiter des fragrances, du gris de la table et du blanc de l'assiette. Des teintes neutres de la boisson. Toujours plus neutres que leur tissu de mensonges. Elle se souvient de la main qu'elle a tenu avant de s'endormir qui ne s'est pas perdue sur son divan, mais bien près de son visage.
Et elle rit, Persy.
Ca sonne faux.
(Faut pas dire des choses pareilles, Eamon.)
Parce qu'à ses oreilles ça sonne joli.
Et que ça lui donnerait presque envie de rester en vie.

▬ Oh non, je pense pas. Apparemment j'ai tendance à être collante et à prendre toute la place quand je dors avec quelqu'un.

(Moi aussi.
J'aimerais même que ça soit comme ça toutes les nuits.)
Et surtout, avec qui elle a dormi ?
Elle taira que ça n'était qu'une amie.
Il a l'air neutre et elle, elle a l'air douce. Et s'il n'a pas changé, elle oui. Parce qu'elle s'évapore, la fumée. Elle a grandit, elle.
C'est peut-être sa plus grande tragédie.

▬ Je suis sûre que tu as le choix d'avec qui dormir.

Parce qu'il a grandit aussi.
Qu'en douze ans on n'a plus les mêmes sentiments.
(Et qu'est-ce qu'on se ment, en douze ans.)
Elle finit son assiette, Persy. Elle a ce vague geste poli, qui rappelle ses bonnes manières dans sa gratitude, après un repas.

▬ Encore merci pour le petit-déjeuner. Je vais pas tarder à aller me préparer pour le travail, je pense.

Après tout, elle a fini de manger.
C'était l'accord.
Il n'y a plus rien pour la retenir.
(Pas tant qu'il n'aura pas le courage de la saisir.
Mais on sait tous déjà comment ça va finir.)
Alors elle sourit doucement en descendant de son siège et en se dirigeant vers sa chambre.

▬ Pas besoin de t'occuper de la vaisselle, je la ferai. Si tu veux prendre une douche après moi, libre à toi de faire comme bon te semble. Et si tu pars après moi, laisse juste les clefs sous le paillasson.

Elle se retourne à peine, le sourire poli.
(Elle l'aime pourtant au fond, c'est toujours joli.)

▬ Même si je m'en souviens pas, je suis sûre que c'était sympa comme soirée. On devrait refaire ça, à l'occaz'.

Tendre la perche pour que ça ne soit pas la dernière fois.
(Elle a toujours peur que ça soit le cas.)
Seulement pour se retourner et fermer la porte derrière elle.
Le son de la douche, on n'entend plus chanter l'hirondelle.