Tu fixes l'armoire à disparaître comme on fixe, enfant, le démon dans le placard. Ses portes s'obstinent à rester fermer. Ça te soulage. Ça te tue. Une bonne heure que t'a tirée ta chaise pour lui faire face. Appréhende autant que t'en crèves d'envie de la voir bouger, s'ouvrir, et voir sa silhouette en sortir. Sauf que rien ne bouge, rien ne sort. Ses portes closes, son contenu vide, silencieux, à l'image de vos échanges depuis que ce maudit numéro de la gazette avait atterri sur ton bureau. Ce même numéro qui titrait, à la rubrique mondaine : "Les fiançailles entre M. Clovis Lestrange et A. Darya Black annoncées !". Tu tapotes nerveusement ton pied contre le tapis, ravales la nausée qui t'étreint, l'amertume aussi. La porte ne s'ouvrira pas. Ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais. Et le pire, c'est qu'il t'avait prévenu. Fidèle à lui-même, y compris dans le pire. Il préférerait te voir crever dans le secret que de contempler l'étendu de ses échecs. Ton regard bleuté dérive sur le petit porte document posé sur ton lit. Les dernières traductions des grimoires runiques du cabinet de curiosité. Des pistes, des indices sur l'origine du mal qui ronge cette chaîne. Rien de très concluent, mais pas indigne d’intérêt non plus. Tu t'en saisis, ouvres la porte de l'armoire. Tu te détestes de lui céder cette victoire-là. Mais tu le détestes encore plus de ne pas avoir eu la grâce de perdre la bataille.

Tu rouvres l'armoire, devant toi s'étend la chambre d'enfant de Clovis. Tu espérais la pièce vide, or elle ne l'est pas. Tu vois sur son bureau son dos courbé, sa tignasse blonde. La revoilà, la nausée. Tu détournes le regard, furieux. Pas un mot. Pas une excuse. Pas même un regard. Juste une news qu'il savait que tu lirais et le silence, l'absence, en guise d'explication. Il t'a souillé, piétiner. Il a fait exactement ce que tu attendais. Ce que Vanitas appréhendait. Ce que le monde entier redoutait. Il ne t'a pas déçu. Il est conforme à ce qu'il a toujours été. Lâche. Terrible. Pire. Tu t'avances, droit, fier. Ton costume impeccable, tes cheveux tirés vers l'arrière. Tu ne lui feras pas le plaisir de te présenter à lui débrailler, les yeux rougis et le col imbibé d'alcool. Non. Cette vision, il n'y a que Vanitas qui la mérite. Iphigénie, lui, surtout lui. Des traîtres qui ne méritent pas ta faiblesse, pas ta chute. Quand tu te pendras, ce sera encore plus douloureux de ne pas t'avoir vu aussi malade qu'un futur mort. Pourtant les traits sont tirés, les cernes noirs sous tes yeux malgré les retouches que tu as apportées à ton visage après ta nuit blanche de la veille. Tu déposes sans un mot le porte-document sur son bureau, comme-ci il n'était pas là, comme-ci tu ne pouvais pas frôler son épaule quand tu passes. Dans cette pièce, il n'y a personne. Tu te refuses à le voir. Tu te refuses à lui accorder le moindre souffle. Qu'il aille crever, comme il te fait crever.

Tout est étudié, la façon dont tes yeux ne croisent jamais les siens, la façon dont ton corps se tient ferme, insensible à sa présence. Tu tournes des talons, comme-ci de rien n'était. Dans cette pièce, il n'y a personne. Et s'il ne te rattrape pas, s'il reste assis à son bureau comme-ci, toi, tu n'existait alors tant mieux. C'est qu'il a dit qu'il n'avait rien à t'offrir, Clovis.

En ça, il n'avait pas menti.

Jasp-

Tu tournes des talons, t'obstine à avancer. Tu ne veux pas voir son visage, tu ne veux pas l'entendre, tu ne veux pas, tu ne veux pas, tu ne veux pas. Mais il s'élance, tu t'interdis de te retourner alors que la chaise fracasse le sol. Des bruits de pas précipités et tu le vois te dépasser, se dresser, bras écartés, entre l'armoire et toi. Il te bloque le passage, te retient en otage. Son visage une insulte et tu sens tes traits se tendre, se déformer. Finalement, il a bien fait de ne pas ouvrir la porte le premier. Tu n'es pas prêt. Tu comprends que tu ne l'es pas. Clovis un géant, un seul de ses regards pour déchiqueter jusqu'à tes atomes. Tu le toises, te tends davantage pour te faire plus grand. Si la tristesse perce, c'est la haine que tu brandis comme un bouclier contre sa gêne. Soudain, ça te dégoûte. Cette façon dont il cherche ses mots, cette hésitation. C'est impudique. C'est d'un manque de respect sans nom.

— Tu as deux mains et deux yeux me semble-t-il. Alors si tu veux savoir, va lire.

Tu forces ton timbre à être rauque, neutre. Tu veux lui imposer l'indifférence, voudrais lui montrer que ça ne te fait rien, ça que ne t'atteint pas. Parce qu'il ne mérite même pas tes larmes. Pourtant, les cordes vocales tremblent, des sonorités à mi-chemin entre la haine, le dégoût et la détresse. Le savait-il ? En avait-il conscience de l'étendue de sa bêtise, de sa cruauté ? Oui. Clovis n'est pas un imbécile. Clovis n'est pas un inconscient. Et ça parce que tu sais mieux que quiconque l'étendu de son intelligence que t'as envie de hurler, réduire en charpie jusqu'au moindre éclat de son visage. Son soleil te brûle. Sa chaleur te désintègre. Tu voudrais l'emprisonner dans ta glace et la faire disparaître.

— Écarte-toi.

Tendu. Furieux. Mais il campe. Tes lèvres s'affaissent, tic agacé. Tu sers le poing.

— J'ai du travail, bouge de là.

Et ça t'échappe, cracher à l'acide, cracher malgré toi, la plaie purulente et trop béante pour que tu la caches.

— J'imagine que toi aussi avec ton mariage.

Tu secoues la tête, le "mais" était de trop. Il n'y a pas de mais, rien à négocier, rien à nuancer. Et c'était peut-être ça, le pire. Il n'y avait rien à dire. Alors tu lui balances, acide. Le mot mariage roule sur ta langue et t'as la sensation d'avoir la gueule remplit d'épine. Et face à ça, tu t'attends à ce qu'il baisse les yeux ou à ce qu'il te toise tel le petit roi qu'il pense être. Mais à la place, il s'agrippe les côtes, se plie. Et ce qui sort de sa gorge ce ne sont pas des excuses, ni des accusations, mais des rires.

Tu écarquilles les yeux. Toi, tu ne ris pas du tout. Tu te retrouves stupéfait une demi-seconde face au son qui s'extirpe de sa bouche. Il réagit comme on réagit à une bonne blague. Les larmes qui perlent aux coins de ses yeux et soudain t'éprouve l'envie d'être violent. Tu restes interdit, soufflé (brisé), face à lui.

C'est pour ça que tu m'ignores ?

Et au fond de toi, ça monte, ça gronde.

Qui ignore qui ?

Il attrape ton col et tu recules d'un pas. Ses traits sont déformés, mais tu te fais aveugle et sourd à sa propre colère. Tu anesthésies tes faiblesses, tue dans l’œuf toute forme d'empathie. Parce que ça brûle en dedans. Pas de la passion et du désir qui vous était coutumier depuis le gala. Non. Ça brûle. Ça brûle du même feu dévastateur et assassin que celui qui t'as donné envie de lever la main sur Iphigénie. Ça brûle et ça décime avec les mêmes flammes qui t'ont poussé à séquestrer Valerian et à vouloir le tuer. Et soudain, c'est le goût âcre de la revanche et de la colère. Il n'avait pas le droit. Il. N'avait. Pas. Le. Droit.

— Pourquoi ?

Tu siffles, viens empoigner à ton tour son col pour le projeter (le coincer) contre l'armoire.

— Parce que contrairement à toi je tiens mes promesses.

Et tu le regardes, furieux. Tes yeux envahient de reproches. Tes yeux qui lui hurlent tout ce qu'il t'a dit, tout ce qu'il t'a avoué, tout ce qu'il a déclaré ce soir-là sous la véranda. Tes yeux qui lui crachent tout ce qu'il a piétiné, assassiner, alors que toi tu lui as tout donné, tout sacrifié. T'as dédié ta vie à un homme qui n'aime que lui. Tu réalises seulement aujourd'hui comment tu t'es floué. Tu t'es floué hier en croyant à son amitié. Tu t'es fait flouer aujourd'hui en croyant à son amour. Et tu ne supportes pas. Ça te met hors de toi. Assumer d'être un monstre est beaucoup plus simple que d'assumer d'être un con. Tu frappes ton poing contre l'armoire, serre, le col, tant pis si ça l'étrangle.

— Tu savais ?

Tu viens agripper de nouveau son col à deux mains, le soulèves vers toi.

— Quand tu bandais en me disant que je t’appartenais, tu le savais ?

La voix qui tremble. La haine. La haine. Rien que la haine.

— Quand tu as dit que tu me voulais comme moi, je te voulais, tu le savais ?

Tes traits qui se déforment, ton cœur en cendre.

— Tu savais que tu allais épouser cette pute ?

Tu restes interdit, le fixes, cherches les réponses. Mais les réponses, tu les as déjà. Tu le lâches. Ton visage qui se ferme, tes yeux qui s'éteignent.

— Tu me dégoûtes.

Oui.

Et tu le savais, Jasper. Tu le savais. On ne planifie pas des fiançailles en seulement deux semaines. C'est un projet qui devait être sur le feu depuis des semaines, voir des mois. Et tu te demandes, s'il le savait déjà quand il t'a embrassé dans le bureau, s'il le savait déjà quand il a couché avec toi. Peut-être même le savait-il déjà quand il t'a étranglé au gala. Peut-être même que tout cela datait d'avant, peut-être même qu'il n'était revenu que pour ça. Tu fermes les yeux, l'amertume te transperce. Et lui, il gît à tes pieds, geint contre tes genoux. Et tu n'éprouves pas la moindre pitié pour lui. Quand tu rouvres tes paupières, que tu le vois misérable à pleurer au sol, tu n'as aucune envie de lui tendre la main. Tu n'as pas la faiblesse de le serrer contre toi comme tu as pu le faire sous la véranda. Parce qu'il a brisé ton cœur en toute connaissance de cause, parce qu'il t'a prouvé que toi, vous, ça n'avait au final jamais compté.

— Tu es désolé.

Froid. Distant. Tu recules, dégoutté, comme-ci tu venais de mettre les pieds dans les ordures. Le visage en larme ravagé de Clovis. Autrefois, t'aurais été brisé de le voir ainsi. Aujourd'hui... Aujourd'hui, t'es juste vide.

— Et es-tu désolé de m'avoir fait croire que mes sentiments étaient réciproques ?

Tu matraques, impitoyable.

— Es-tu désolé de m'avoir menti en me regardant droit dans les yeux ? Es-tu désolé d'avoir profité de moi ?

T'es sévère, cruel, l'éclat bleuté de tes yeux qui ne fuit à aucun moment son regard. Toi, tu ne verses pas la moindre larme.

— Es-tu désolé de chaque verre d'alcool que ta connerie m'a fait boire ? Et quand j'écrirais ma lettre de suicide pour dire que tout est de ta faute, est-ce que tu seras tout aussi désolé ?

Ta poitrine se soulève, tu retiens l'explosion. La colère froide te va mieux. La colère froide est la colère la plus sincère que tu connaisses. Et soudain, t'as un sourire presque tendre. T'es cruel, Jasper. Tu reprends mot pour mot l'une de ses répliques de ce soir-là.

— Alors quoi ? C'est déjà la fin de notre idylle ?

Les coups de ton père avaient meilleur goût.

Tu ne l'as jamais vu aussi faible et éploré. Même dans le pire, il restait toujours digne, Clovis. Même le nez dans la merde, il restait toujours grand. Mais à tes pieds, sa tête qu'il enserre de ses mains, il te semble chétif, misérable. Et quelque part, tu as l'impression qu'il paye enfin sa dette. Cette façon d'être prostré au sol, ses larmes pour seule compagnie, ça a été ton quotidien pendant trop d'années pour que tu ne les comptes. Il goûte un peu la détresse qui a été la tienne. Mieux, tu le voit y goûter. C'est une forme de justice que tu n'aurais jamais osé réclamer il y a peine quelques mois.

Et tu plisses les yeux. Il n'a pas menti, qu'il te dit. Il n'a jamais menti sur ce qu'il ressentait. Alors quoi ? Il t'aimait ? Il te veut ? Pourtant, il a passé la bague au doigt d'une femme qui était votre ennemie, avant. Tu secoues la tête, agrippes fermement son bras quand il passe à ta hauteur. Il n'a pas le droit de se lever, de te dépasser, de regagner sa dignité.

— N'essaye pas de me reprocher quoi que ce soit, Clovis.

Tu glisses tes yeux vers lui, furieux. Ses yeux rougit en confrontation face à tes yeux secs.

— Tu ne m'a jamais regardé. Avec tout ce que tu te tapais, à l'époque, le message était plutôt clair. J'ai choisi d'épouser Evonice parce que je ne pourrai jamais t'épouser toi. Elle le savait, elle l'a toujours su. Toi, en revanche, je doute que ta future femme soit au courant de tes "sentiments".

Tu le tires d'un coup sec, le ramènes devant toi. Il ne te fuira pas. Il n'en a pas le droit. Tu le toises de haut, impérial. Il n'est pas le seul à savoir se draper d'une couronne imaginaire et de la cape fictive des grands hommes.

— Tu n'as pas profité de moi. Tu m'aimes. Pourtant tu as passé la bague au doigt de Darya Black et ça dans mon dos.

Tu fronces les sourcils, réduit l'espace entre vous. Tu n'as pas la délicatesse de lui laisser le loisir d'une seule respiration.

— Tu n'as même pas eu la gentillesse de venir t'expliquer. Non, tu as attendu que je le découvre. Qu'espérais-tu, au juste ?

Tu t'avances de nouveau, jusqu'à l'acculer de nouveau contre l'armoire. Tu poses ta paume contre le bois, t'avances ton visage. Toi, tu ne rigoles pas.

— Mon pardon ? Ma bénédiction ? La proposition d'un ménage à trois, peut-être ?

Tu souffles et c'est peut-être à ce moment-là qu'il peut voir l'étendu de tes blessures. Dans tes yeux, c'est d'une tristesse sans nom.

— Pourquoi tu nous fais ça ?

Et maintenant ? Et maintenant que vous êtes-là, face à l'autre, vos sentiments réciproques, vos cœurs en miettes, vos âmes meurtrit par vos guerres, étiez-vous lassé de l'autre ? Et maintenant que tu l'as devant toi, ses crimes avoués, l'impasse dans laquelle il te place, qu'est-ce que tu ressens ? Il a bon espoir que son mariage fonctionne et tu te surprends à sourire, déchiré, nerveux. Tu laisses tomber ta main contre ta hanche, t'es vidé. Tu baisses la tête, fixes tes pieds.

Il est cruel, Clovis, à parler de devoir. À parler avec le seul langage que tu connais et que tu respectes. Dans sa bouche, ça file la nausée. Non, ça ne lui va pas de parler comme son frère, comme son père. De brandir le mot adulte comme une excuse pour justifier la fin de votre histoire (mais quelle histoire ?).

— Alors c'est ça, tu t’assagis enfin.

T'as un rire sans vie, amer, âcre, dans ta bouche ça à des relents du goût métallique du sang.

— Je vais gerber.

Tu recules, te laisses tomber, abattu. Tu viens glisser tes mains contre tes tempes, l'image d'un homme qui croule le poids d'un millier de maux. Et soudain tu te sens vieux. Il a raison sur un point, Clovis, t'as plus la force de lutter contre tout ça.

— Je te veux toi.

Tu souffles, ta voix ne tremble pas. T'as même plus la force de pleurer, la voilà la triste vérité. Et tu repenses à tes discussions avec Vanitas. À ce sens erroné mais sacré de la famille, à cette quête sans sens de vouloir absolument engrosser la première sang-pur venue pour transmettre votre nom, votre sang à vos enfants. Perpétuer l'héritage. Perpétuer la tradition. La même qui t'a rué de coup et qui donnait à Clovis des envies de révolution. C'est affligeant.

— Tu m'as menti mieux que ça. Le sang, la famille, t'es pas aussi con que moi pour y croire. On avait pas besoin de ça pour construire...

Tu fais mourir la suite de ta phrase dans le fond de ta gorge. À quoi bon se battre ? À quoi bon lui dire que pour lui et avec lui, tu aurais pu lâcher l'affaire ? Accepter que les Fawley perdurent sans la pureté du sang, parce que le sang ne fait pas les grands Hommes. À quoi bon lui dire que vous auriez pu les prendre à revers, les étouffer dans leur propre médiocrité, les conquérir, leur montrer, définir à vous deux la nouvelle définition du supérieur. À quoi bon ? Tu redresses la tête, viens chercher son regard. Terrible, mais fatigué, si fatigué.

— Alors quoi ? Je dois te souhaiter tous mes vœux de bonheur et me réjouir que tu partages ta couche avec quelqu'un d'autre ? Je ne vais pas en être capable.

Tu te redresses, finis de t’apitoyer. Tu viens te dresser devant lui, appuyer un doigt impérieux contre son cœur.

— Si tu n'en as pas l'envie, annule tout.

Tu appuies plus fort, comme-ci ça pouvait le forcer à revenir en arrière. Tu désespères qu'il revienne en arrière.

— Annule ce mariage, annule cette vie au côté de Darya.

Tu ne supplies pas, tu ordonnes.

— Annule tout et faisons ce qu'on a toujours fait : être mieux qu'eux.

Quel genre de farce est-ce ? S'entend-il, Clovis ? S'écoute-t-il ? Se rend-il compte que chacun de ses mots ont un goût de vase et que chacune de ses justifications sont aussi souillées que la main que tu as jetée au feu ce jour-là ? Ta gorge se serre, s'étrangle sous la rage et la détresse. Il te prend pour un con. Il n'a jamais cessé de te prendre pour un con. Il te balance des solutions invalides, comme-ci tout était simple, comme-ci tout était évident. Oublie, qu'il dit. Hais, qu'il dit. Oh, ce serait plus simple. Pour lui. C'est peut-être ce qu'il attend. Non, c'est totalement ce qu'il attend. Il a encore l'audace de vouloir se regarder dans le miroir et se convaincre d'avoir fait le bon choix. Rictus nerveux, qui vire bien vite en un sourire poli et dégoutté. Le même qu'on affiche quand on vous sert ce que vous détestez de plus.

— Ça t'arrangerait, hein ? Ça réglerait tout. Je te déteste et comme ça, tu pourras couler des jours heureux avec ta pouffe sans regret... Va te faire foutre, Clovis.

Tu peines à maîtriser ta colère. Chaque coup qu'il te porte te tue davantage. Seulement le pire, c'est qu'aucun de ses coups n'est original. C'est tellement... Lui. C'est tellement... Vous. Et à quoi tu t'attendais au juste, Jasper ? À quoi avais-tu l'audace de rêver ? Quelque chose de semblable à Neal et Vanitas ? Les petits dîners sur le canapé, les virées en ville à danser et boire, les échappées le week-end à prendre ta voiture moldu pour aller n'importe où, transplaner au bout du monde et faire l'amour dans un hôtel avec vu sur le mont Fuji, transplaner encore et décider de prendre votre bain dans des cascades au milieu de nulle de part ? Qu'espérais-tu ? Les mots tendres ? Les caresses ? L'éclat dans ses yeux qui te confirme qu'il n'y avait que toi ? La certitude qu'il t'aime autant que tu l'aimes toi ? Des milliards de fantasmes et d'éclat de rêve que tu fracasses un à un. Il n'y aura ni danse, ni voyage, ni rêve, ni exotisme, ni rien. Ton doigt quitte sa poitrine et d'une voix blanche, tu balances.

— Et c'est quoi, tout ce que j'ai ?

Il se moque de toi. Il te regarde droit dans les yeux en te faisant croire à un contrat équitable, mais t'es pas stupide. Et tu ne sais pas ce qui te blesse le plus. Qu'il t'impose son mariage ou qu'il essaye de te consoler à coup d'arguments non-valables.

— Ta fidélité ? Oh, je t'en prie, tu vas prendre plaisir à essayer de lui fourrer un gosse dans le ventre.

Le dégoût sur ton visage. On ne t'avait jamais fait aussi mal.

— Ton amour, peut-être ? Clair qu'il a une belle gueule ton amour jusque-là.

Tu ricanes, cruel, excédé. Tu viens saisir son col, souffle, furieux, dévasté, ils seront nombreux les litres d'alcool que tu iras ingurgiter quand tu passeras les portes de l’armoire.

— Alors vas-y, mon cœur, fait moi rêver. Liste-moi tout ce que j'aurai et qu'elle n'aura pas.

Tu serres, des envies de violence souvent.

— Fais-le.

Et quand il se rendra compte qu'il n'aura rien à te proposer, tu veux qu'il rampe, qu'il pleure, qu'il supplie. Mais c'est probablement de l'ordre du rêve, là aussi. Cela fait quinze ans, en réalité, qu'il a mis ton roi en échec. À quelques coups de la fin t'en viens à penser qui si ton père avait été réellement un fumier, c'est Clovis qu'il aurait fait sauter.

C'est tellement tentant. Ta mère qui rêve de te voir passer la bague au doigt de la première sang-pur venue, ce serait presque une bonne idée d'un coup. Lui infliger le double qu'il t'inflige. Un mariage pour un mariage, un gosse pour un gosse. Mais quelle gueule aurait votre vie, alors ? Se regarder en chiens de faïence, exposer son faux bonheur à la gueule de l'autre en ne trouvant de réconfort que dans la crispation de ses traits. Même toi, t'aspire à plus que ça. Tu détournes le regard, serres le poing.

Et il crache soudain, Clovis, des mots que tu n'aurais jamais cru entendre de sa bouche. T'écarquilles légèrement les yeux, encaisses sa colère, encaisses ses confessions. Tu pourrais te moquer du fait qu'il faut toujours être au bord du drame pour qu'il se dévoile Clovis. T'as dû plonger ta main dans les flammes pour lui voler sa tendresse le temps d'un soir. Il faut que tu accuses son mariage pour qu'il te dise ouvertement le teneur de ses sentiments. Et les larmes qui perlent ses yeux, encore. Il balance des mots comme parrain et ça te décontenance. Il a l'audace de t'inclure dans ses plans. Tu déglutis, imagine la gueule de votre avenir, Darya le ventre rond, le sourire des enfants que tu ne connais pas encore, a jouer le rôle du parrain alors que c'est dans ton lit que Clovis gémit le soir. Horrible est le premier mot qui te vient à l'esprit. Et quand viendra le temps du mariage pour toi aussi, en feras-tu de même ? Est-ce seulement tenable sur le long terme ? Et s'il finit par l'aimer, Darya ? Ta mâchoire se crispe, il te repousse, te tourne le dos.

— Et tu as intérêt à ne le dire à personne d'autre que moi.

Tu passes une main lâche dans tes cheveux. Tu le contournes pour te poster devant lui. Baisse les yeux, sur son visage humide et colérique. A-t-il toujours été aussi gâté ? Ah. Mais c'est ta faute, ça. Tu gâtes son égoïsme et son pouvoir depuis qu'il t'a offert cette foutue glace au chocolat. Tu poses ton doigt contre son cœur. Tu repasses en revue chacune des fois où tu l'as suivit, où tu lui a cédé. Rien qu'un bon toutou, Jasper.

— Ça, c'est à moi.

Puisqu'il se refuse à te rendre le tien, tu vas te faire plus royaliste que le roi.

— Pas à elle, jamais.

Tu fermes le coffre, jettes la clé. S'il veut la récupérer, il faudra qu'il rampe, qu'il te cède plus que ce qu'il n'aura construit dans sa vie. Tu es dur en affaires, Jasper. Du même bois que ton père aussi révulsant que ce soit. Un requin, un loup, une immonde charogne qui ne repart jamais sans un bout de gras entre les dents.

— Qu'elle te passe donc sa bague, tu es à moi.

C'est dit, sévère. T'imposes ta marque. Ta main qui attrape doucement son menton, glisser sur sa joue, cueille ses larmes.

— Tu ne me mérites pas.

Goutte humide sur ton doigt.

— Arrête de pleurer, c'est moi qui vais devoir te partager.

Tu fais de même avec l'humidité indécente qui coule à son œil opposé.

— Désolé, je ne suis pas assez bon pour te prendre en pitié. Je vais me retirer, j'ai besoin d'être seul. Jette un œil à mes traductions et dis moi s'il y a des pistes que tu souhaites creuser. Si tu veux venir me voir, passe le soir.

Tes doigts souillés de son eau mais tu n'arrives pas à tout pardonner. En vérité tu ne pardonnes rien. La rage qui étreint au fond de la gorge. Tout en tension. Mais tes doigts qui s'échouent contre sa joue. Ce soir tu n'as plus d'amour à donner. Tu soupirs, laisse ta main s'échouer contre ta hanche. Tu le dépasses sans un mot, ouvres la porte du placard.

— Toutes mes félicitations.