Tu ne caches pas ton soulagement de savoir les Stuart occupées. Tu ne lui as jamais dit, mais son père te fait peur. Il a la figure de ses gens tranchants que ton propre père apprécie. Tu n'as pas envie d'y être confronté, de devoir rendre des comptes. Mais tu n'as pas envie non plus de te censurer de ses baisers ou de sa présence. En vérité, tu attends beaucoup de cette soirée. Tu en as assez flirté avec lui et te goûter sa bouche sans lui dire la vérité. Tu voudrais être libre de le toucher. Tu voudrais lui demander d'officialiser, entre vous. Mais tu as encore quelques réserves. Peut-être que ce jeu sans statut ni mot est ce qui lui plaît. Tu lui adresses un sourire, glisses tes longs doigts entre les siens.

— En effet, je te dois une danse.

Vous vous dirigez vers la piste, au son d'une valse noble. Quelques couples dansent déjà. Tu te racles la gorge, tu te sens petit. Tu sais que des journalistes sont ici et que tes faits et gestes seront aussi décortiqués que ceux de Zadig. Tu danses avec un invité de ton émission. Tu lèves les yeux vers lui, te racles la gorge.

— Thursday ?

Tu t'es habitué à son vrai prénom, depuis le temps. Mais tu as eu du mal les premières fois.

— S'il y a des rumeurs sur nous, tu fais quoi ?

On n'a pas plus vu maladroit que toi pour ses choses-là.

Ton sourire espiègle se perd bien vite. Tu regardes malgré toi autour de vous. T'es peut-être parano, mais tu as l'impression de surprendre quelques regards, quelques bouches qui s'agitent. Toi, tu ne crains pas grand-chose. Ton père te fera très certainement des réflexions bien senties, mais après tout du reste le monstre de foire de cette famille. Non, celui que tu crains sincèrement, c'est le sien.

— Je ne sais pas, je crois ?

Tu ne peux pas dire avoir été spécialement discret non plus. Dans vos métiers, on remarque les sourires et les regards. Tu en as eu beaucoup pour lui ces derniers temps, à défaut d'avoir le courage de mots.

— Je ne veux pas te mettre en difficulté vis à vis de ton père. Et, nous sommes engagés en rien.

Tu presses sa main, vos corps rapprochent, son regard dans le tien. Tu baisses un instant les yeux.

— Mais...

Tu te sens égoïste et à la fois totalement dans ton droit.

— On s'est embrassé, Thursday.

Comme pour lui rappeler que depuis qu'il était revenu vers toi, vous aviez bien progressé. Vous aviez pris le temps, cette fois.

— Et je ne suis pas du genre à jouer sur quarante-six tableaux.

La pique est involontaire, mais tu n'en culpabilises pas pour autant. On ne fait pas plus rancunier que toi.

— Je suis prêt à essayer avec toi. Sincèrement et sérieusement. Si c'est ce que tu veux aussi.

Tu secoues la tête.

— J'en ai assez de te dire peut-être.

Tu glisses un regard anxieux sur un groupe de personnes bavardant.

— Mais je ne veux pas non plus te forcer la main. Je sais que ton père est... Important pour toi. Et pour être honnête, il me fait très légèrement flipper.

Très légèrement. Oui.

Tu crispe dans ses bras. C'est de l'ordre de l'aveu quand tu baisses la tête et une partie de toi se hais. Ils te diront que la maturité implique de lâcher l'affaire, de passer à autre chose. Mais tu restes accroché bien malgré toi à tes amertumes. Elles te bouffent, tu voudrais les abandonner, pouvoir te libérer. Mais tu ne peux pas, n'y arrive pas. Comme-ci penser en et au pire pouvait te rendre plus fort. Tu as appris à compenser ton infériorité dans la colère et le jugement. Tu le sais, Basile, que t'es définition même d'une teigne.

— Je suis rancunier.

Tu le concède, en même temps tu ne pouvais pas faire autrement. Tu souffles un peu. Secoues la tête.

— Ce n'est pas que je t'en veux. Juste, je n'oublie pas. Je n'y arrive pas. J'ai besoin de me rappeler les erreurs des autres, tu vois, pour compenser les miennes.

Tu hausses les épaules, tu te décris sans pudeur dans le pire de ce que tu es. Mais tu ne vois pas l'utilité de lui mentir. Thursday sait. Tu penses qu'il en a conscience. Comment tu piques, jalouse, te fait cynique. Il le sait, que tu es hypocrite. Il est juste trop poli pour le dire. Alors tu veux lui montrer qu'à défaut d'être mieux, tu n'es pas aveugle à tes propres défauts.

— Moi aussi, je suis loin de l'image du prince charmant.

Tu t'accroches au tissu de ses vêtements. Comme-ci tu avais peur de le voir partir. Tu crois comprendre que l'incertitude vous guides. Vous êtes tous les deux plus mauvais que vous ne le laissez paraître, vous en êtes tous les deux profondément complexé. Vous avez craignez chacun le regard des autres. Pas besoin d'avoir fait de grandes études pour comprendre que ça ne sera pas de tout repos.

— Comme dis, je ne veux pas te mettre dans une position délicate. Je sais... Qu'on est compliqués, toi et moi.

Tu ne peux pas t'empêcher de souffler du nez, désabusé, presque amusé.

— Évidemment il fallait qu'on s'intéresse à des gens compliqués.

Tu t'arrêtes soudain au milieu de votre danse. Tu lèves pour la première fois depuis deux bonnes minutes ton regard vers lui.

— Mais je crois qu'il y a une différence entre assumer ce qu'on est et le brandir comme excuse pour ne pas assumer nos conneries. T'es loin du prince charmant, d'accord, mais je pense que tu as assez de rigueur pour pas en abuser et te permettre les pires trahisons. Tu me sortiras pas l'excuse du "je t'avait prévenu", n'est-ce pas ?

Parce que toi, tu ne le feras pas. Tu ne veux pas. Tu veux pouvoir te regarder dans le miroir.

— Viens.

Tu tires sur sa main pour l'entraîner en dehors de la piste. Tu l'éloignes volontairement du regard des curieux et de sa famille. Tu ne veux pas donner matière aux ragots et ce que tu as envie d'en faire en ferait forcément naître quelques-uns. Tu vous guide jusqu'à un coin de la salle un peu en retrait. Entre deux colonnes, tu agrippes le pan de sa veste, te hisses sur la pointe des pieds pour coller ta bouche contre la sienne.

— Sors avec moi.

Tu le regardes, avec appréhension malgré ton courage apparent. Tu as peur qu'il ne te rejette, qu'il prenne la fuite. Tu vous avais volontairement laissé une porte de sortie. S'embrasser oui. Se regarder oui. Mais y avait pas de mot, pas de contrat. Là, tu sais que tu joues votre relation à pile ou face. Alors, un peu par lâcheté tu concèdes.

— Même si on le dit à personne et que ça se fait en secret. Je veux juste que ce soit clair et vu entre toi et moi.