Jeudi.
Jeudi qui promet son lot de douceur, jeudi sans noirceur, jeudi en couleur.
Jeudi de l'habitude qui se répète et adoucit ses journées, jeudi de l'enfant de choeur qui vient bercer ses nuits. Jeudi du geai qui chantait au rebord de sa fenêtre, jeudi de la promesse qui jamais ne se rompt.
D'un col roulé anis vêtue, elle a les mains sur ses genoux lorsqu'il franchit la porte, toujours à l'heure, jamais en retard, jamais en avance.
Tic tac, comme une horloge réglé, jamais Ronan n'avait failli à ses aiguilles, n'avait échoué à sa rythmique, n'avait manqué un rendez-vous.

Ronan, bonjour.

Ernest, aimerait-elle murmurer, affirmer, mais elle n'oserait jamais - personne ne l'appelait ainsi, pourquoi elle le pourrait ?
Elle sourit à sa tirade, observe le paquet, aux couleurs si familières, toujours la même boulangerie, toujours le même pâtissier, jamais déçue, non, il savait toujours combler ses papilles et ses doux besoins de sucre.

Je me sens très bien aujourd'hui - une nuit qui ne s'est pas fendue de mauvais rêves, dira-t-on.

Elle sait, pourtant, elle sait que ses nuits n'ont rien à voir avec ses jours, qu'il suffit de si peu pour tout basculer, qu'un sourire de trop, qu'un regard de trop peu, un pli dans les draps, une feuille qui chute, et tout s'effondre, que le monde s'écroule.

Des paris-brest... C'est à la crème pâtissière, si je ne me trompe pas ?

Elle lui offre un sourire, un empire de tendresse dans le regard, dépliant les plis de sa jupe étendue entre ses genoux, se mordant les lèvres légèrement.

Mon potos a encore continué sa traversée de la pièce. Je crains que je devrais bientôt vous quémander du fil de fer...

Pour le guider sur son chemin, voudrait-elle ajouter, mais elle se rappelle, comme si elle pouvait l'oublier, qu'elle n'avait guère le droit à ce genre de biens. Et un soupir s'esquisse de ses lèvres alors qu'elle lui adresse un regard adouci, affaibli, avant de relever le menton et saisir la petite cuillère, pour couper une tranche maladroite de sa pâtisserie.

Les plantes poussent, Ronan, la vie avance et je reste là à la contempler. Tout est donc aussi habituel qu'à l'accoutumée.

Doucement, elle porte un bout du gâteau à ses lèvres, laisse la friandise sur sa langue un instant avant de la consommer. Un sourire s'esquisse sur ses lèvres et elle ferme les yeux, la chaleur l'enveloppant, tendrement, châle de douceur autour de ses frêles épaules.

Le boulanger est de bon conseil.

Elle repose sa cuillère lentement - pour ne pas subir le cliquetis du métal - lève les yeux sur l'infirmier.

Comment allez-vous, mon ami, depuis notre dernier quatre heures ?

Elle connaît la règle, oui.
Elle sourit de cet énième interdit, qui la bride et la ralentit. Pourtant, elle le sait si nécessaire.
Si primordial.
Que serait-elle devenue sans ces sécurités ? Une pâle, frêle silhouette au creux des murs.
Les règles se devaient d'être respectées - du moins jusqu'à l'arrivée d'un de ses amis.
Mais elle savait qu'auprès de lui elle n'avait pas à craindre pour sa sanité.
Elle se reconcentre sur le professionnel, qui, lui, est d'un autre genre d'individualité.
Doux sourire sur les lèvres, écoute aussi attentive qu'elle peut le lui offrir, une autre cuillère est portée à sa bouche alors qu'elle se plaît dans le goût exquis.

Ronan, tu peux me tutoyer !

Amusement léger sur ses traits, elle penche la tête et le contemple - ravie de l'entendre s'ouvrir sur une affaire aussi mondaine que celle-ci.

J'ai eu un lapin quand j'étais à l'école. Un chat l'a mangé. Je ne les apprécie que moyennement depuis, alors je pense qu'un chien est une bonne idée.

Reposant sa cuillère, son palais trop stimulé, l'estomac incapable d'en accepter davantage, elle s'affiche chaleureuse, souriante, tendre.

Si tu t'en sens capable, adopte donc un chien. Je trouve c'est une très bonne idée.

Ses mains se croisent sous son menton alors qu'elle se penche en avant, amusée.

L'amèneras-tu ici ?

Elle hoche la tête, sourit, l'observe attentivement.
Il était comme le jour et la nuit, un cycle répété, rapide, qu'elle ne pouvait qu'admirer au travers du verre.
Toujours à moitié vide et à moitié plein.

Pas tous ne sont sales.

Tête penchée, elle se demande, s'interroge, cherche dans sa mémoire ce qui manque à ses connaissances.
Errant dans un manoir vide dont toutes les portes fermées miroitent un contenu différent de la pièce d'à côté.

Les reptiles sont propres, non ?

Mais elle n'insiste pas, sourit, témoigne simplement de l'évolution de ses pensées.
Il n'a pas besoin d'elle autant qu'elle a besoin de lui.

Je suis contente d'avoir pu t'aider à décider.

Et son sourire affirme sa sincérité.
Puis l'ami redevient médecin, et elle rougit doucement, secouant la tête.
Non elle ne mange plus beaucoup.
Les envies sont revenues.
Souffles au creux de son cou.
Lui demandant de ne pas s'en faire.
De ne pas le faire.

La semaine dernière, je crois.

Le doute dans sa voix est courant.
Le temps est une idée dont elle s'est depuis longtemps séparée.
Elle ne se souvient jamais du temps qu'il faut pour les choses. De l'heure des repas, ou des sommeils.
Le seul moment qu'elle retient, est celui-ci, lorsqu'il vient.

Non, c'est tous les deux jours désormais.

Elle n'était plus, depuis longtemps, attitrée. Tout le monde prenait soin d'elle, comme une grande famille réunie pour elle.
Mais le personnel était débordé, et on avait espacé les rapports la concernant - trop réguliers et stables pour qu'on puisse réellement s'en inquiéter.

Il redevient le médecin, et elle se fait.
Petite.
Abaisse la tête, les yeux, les mains. Désolée d'être blessée, un animal dont on doit s'occuper.
Qui contrairement au chien ou au reptile ne peut survivre seul.

Pardon, Ronan, j'essaie.

Mais la nourriture ne veut pas venir à elle. Rester entre ses lèvres, descendre plus bas que son foie.
La nuit elle se réveille pour s'en défaire.
À chaque fois.
Il s'agite et elle n'ose le regarder, comme si ses réprimandes allaient à elle.
Pourtant, ce n'est pas contre elle qu'il est agité.
Elle le sait.
N'est-ce pas, Summer, que tu le sais ?
Oui, pourrait-elle répondre. Oui, mais je ne peux m'empêcher.
De se blâmer.
De se faire payer.
Encore et encore. Pour autrui.

Ils y sont pour pas grand chose... Je suis là depuis trop longtemps.

L'habitude déstructure et créé des failles.
Des entrebaîllements où se faufilent les idées folles.
Et les soupirs de désespoir.

Je n'ai jamais su en quoi constance se distinguait de l'indifférence.

Faible sourire, elle hoche la tête et baisse les yeux de nouveau.

Tu reviendras ?

Pas dans l'heure, non, leur temps est passé. Mais la prochaine fois.

Tu es ma constance, Ronan.