Voilà bien deux fois que tu relis le même passage. Tu viens te masser les paupières avant de jeter un regard à la montre à ton poignet. Bientôt 15h30. Tu n'as toujours pas eu de nouvelles de Leslie. Se serait-il endormi ? Ou sa définition d'après-midi est-elle aussi chaotique que celle de Sunday ? Non, il doit être occupé. L'idée te vient qu'il est peut-être avec ton frère. Tu n'as pas vu Thursday de la journée. Tu claques ta langue contre ton palais. Tu avais trop d'affaires à régler ici et aucune envie de tourner en rond chez toi. Néanmoins l'heure tournait. Il allait falloir songer à rentrer si tu ne voulais pas prendre le risque de définitivement le rater. Tu trempes tes lèvres dans ta tasse de thé encore brûlante avant de te racler la gorge.

— Hector ? Je vais devoir y aller. Ne mettez pas de couvert pour moi ce soir. Mais veillez à ce que Sunday mange ses légumes, il a tendance à se relâcher quand je ne suis pas là.

Il hausse un sourcil, il est rare que tu ne restes pas le samedi soir ici. Il ouvre la bouche pour te répondre, quand on vient frapper à la porte.

— Une petite seconde, monsieur.

Il part ouvrir et tu fronces les sourcils. 15h30. Très certainement un invité de ton père venu prendre le thé. Tu manques de t'étrangler, te souviens que ton père comptait te représenter à Ciara prochainement. Des semaines que tu esquives cette rencontre en évoquant le gala qui approche. Mais tu es censé être là ce week-end, comment ne pourrait-il pas sauter sur l'occasion ? Merde. Aussi douce Ciara soit-elle, tu n'as aucune seconde à lui accorder. Tu te plonges dans ton livre, essayes de tendre l'oreille pour capter la voix de l'invité. Tu tapotes nerveusement le tapis du pied. Merde, Hector à arriver, les pas qui le suivent sont léger. Merde. Merde. Merde.

— Monsieur Monday, votre invité est là.

Tu lèves la tête. Tu t'attends à croiser la figure ronde et pleine d'espoir de Ciara McDouglas. La surprise est de taille. Tu manques de lâcher ta tasse.

— Leslie ?

Tu clignes des yeux, stupide. Tu te lèves, pose ta tasse avec toute la dignité dont tu es capable. Le voir ici, chez toi, chez vous...

— Que... Que faites-vous là ?

Tu te tiens droit, légèrement sur la réserve. Tu prends conscience de ta tenue, d'où vous vous trouvez. Et soudain tu réalises. Ton père est ici, une partie de ta fratrie est ici. Et Leslie est ici. Il ne devrait pas être ici. Tu avales la distance entre vous sous les yeux médusés d'Hector que tu interpelles d'un geste autoritaire.

— Que personne ne sache qu'il se trouve ici. C'est un ordre, Hector, pas une faveur.

Tu empoignes Leslie par le bras pour lui faire quitter le salon et l'entraîner dans un couloir calme un peu plus loin. La main toujours à son bras tu le regardes de bas en haut.

— Je crois qu'il y a eu méprise, je vous attendais à mon appartement, pas ici.

Tu fronces les sourcils, tu as l'air anxieux.

— Vous ne devriez pas être ici.

Mais à le savoir ici, tu devines qu'il a dû faire de la route. Tu devines qu'il n'était donc pas avec Thursday. Cette idée te soulage et ça ne t'en inquiète que plus. Voilà des semaines que tu as compris que vos échanges surfait dans l’ambigu.

La façon dont il dégage son poignet t'arrache une grimace. Il semble perdu, peut-être même un brin énervé. Et t'as pas la mauvaise grâce de lui en vouloir, tu aurais déjà été dégoûté de la situation à sa place. Mais tu es tendu, mal à l'aise. Le voir ici est une source d'angoisse que tu n'as pas le temps d'anticiper. Tu te sens jaloux que tes frères et sœurs puissent le découvrir. Terrifié que ton père puisse le connaître. Si tu mets autant d'énergie à séparer la famille du reste, ce n'est pas par coquetterie.

— Je-

Tu as la mâchoire contractée. Son agacement est légitime, mais tu n'as ni le calme, ni la patience de le recevoir. C'est au final son argument le plus pragmatique qui te fait redescendre, apaise l'incendie. Tu pousses un long soupir, passe une main fatiguée contre ton front.

— Loin d'ici, oui.

Le portoloin le plus proche est à une heure et demie de marche en y allant d'un bon pas et ça ne règle pas le problème de l'heure. Tu le fixes, soudain désolé. Pourquoi a-t-il fait tout ce chemin pour venir te voir ? Tu ne sais pas si sa stupidité te touche ou t’irrite. Probablement un peu des deux. Il a fait un sacré chemin dans la simple optique de prêter, c'est foutu blu-ray. Merde.

— Je suis désolé, ma réaction est criante de rudesse. Ce n'est pas contre vous. Je... Je ne reçois jamais personne ici.

Tu glisses tes mains derrière ton dos, adoptes une posture plus droite et protocolaire qui te donne un semblant de contrôle, te fait te sentir plus à l'aise. Tu ne peux pas le mettre à la porte. Même en l'état actuel des choses, ta trop bonne éducation t'en empêche. Tu tiques, quand il demande si Thursday est là. Tu le prends au départ comme une provocation, glisse un regard courroucé vers lui. Mais tu comprends que ce n'est pas ton frère qu'il demande. Peut-être pense-t-il qu'il est ici. Peut-être pense-t-il que c'est un problème de vous voir ensemble. Tu repenses au parc, au lac, à l'étendue d'herbe. C'est définitivement un problème.

— Rassurez-vous, il n'est pas encore rentré.

Il le sera probablement ce soir. Dieu que tu n'as pas envie qu'ils se croisent. Pourtant, tu n'aurais pas ton mot à dire. Mais l'idée de voir Leslie à l'aise, chez vous, riant avec ton si parfait petit frère quand toi tu ne sais qu'avoir peur de le voir évoluer entre vos murs te crispe. Puéril, tu balances sur un ton bourru.

— Et tant mieux.

Tu te détournes de lui, conscient que ton comportement n'est pas engageant. Tu soupires, essayes de te détendre tes épaules.

— Allons parler dans ma chambre.

Tu lui indiques du menton de te suivre. Tu traverses le couloir pour t'en engager dans un autre. La maison est propre, mais vieille, les planches grincent sous vos pieds. Votre demeure respire un passé riche, intime. Tu ne sais pas si tu as honte. Depuis Poudlard, personne n'est rentré aussi profondément dans ton intimité. Vous passez devant des portraits rieurs de certains de vos ancêtres.

Alors Mondy, on a peur ?
Non, il a honte !
Honte ? Pourquoi honte ? Nous sommes pourtant tous charmants !
Charmants, oui, mais il n'invite jamais personne, il a peur que son petit ami parte en courant !
Ah, si Baron le découvre...
Mondy le vilain garçon...

— Taisez-vous !

Tu roules des yeux, attrapes la main de Leslie pour accélérer le pas.

— Je suis navré.

Par tous les saints, tu les foutras tous à la cave.

Tu sens sa main presser la tienne. Tu ne sais pas ce que tu veux lui dire, tu ne sais même pas si ça a le moindre sens, mais tu la serres en retour. Entre vous, c'est peu de mot, beaucoup de geste.

Tu hais ces tableaux, tu hais ce qu'ils disent. Peut-être iront-ils cafter. Merde, la situation semble désespérée. Le moins suspect serait encore d'assumer la bourde, de laisser Leslie circuler comme un invité et non comme un trésor à cacher. On te posera peut-être des questions, mais sans doute tes frères et sœurs arriveront à ne pas te faire mourir de honte. Ce ne serait peut-être pas aussi catastrophique que tu ne l'imagines. C'était sans compter sur la voix ton père, qui fait disparaître ton courage et ton semblant de tranquillité en une seule note.

Tu te figes sur place, la main de Leslie solidement attaché à la tienne. Tu lèves les yeux, entends les pas lourds de ton père à l'étage. Il descend. Il te cherche.

— Merde !

C'est bien la première fois que tu balances un mot aussi familier.

— Courez avec moi !

Tu entraînes Leslie, passe une porte à la dérobée pour traverser un salon aux teintes bleutées, l'ancienne salle de lecture de ta mère, et déboucher de l'autre côté sur un couloir un peu moins bien meublé que le précédent. Tu tournes la tête. L'étage est trop risqué, les portraits de votre famille pourraient parler. Le jardin ? Non, certains de ta fratrie doivent y être pour prendre l'air. Merde. Merde. Merde. Tu considères la salle de musique, mais des pas plus léger dans le couloir où vous êtes t'alerte. Sûrement Wednesday ou n'importe qui d'autres, tu es trop stressé pour prendre le temps de deviner. Ton seul choix se porte sur une vielle porte de bois sous l'escalier. Tu vous y précipite sans prendre le temps de réaliser que tu es en train de vous enfermer de le placard à chaussure. Ton dos heurte le mur et la porte claque derrière vous. Il n'y aucun espace, rien, tu n'as d'autres choix que de serrer Leslie contre toi. Tes lèvres proches de son nez tu souffles.

— Chut.

Tu lèves les yeux dans le noir. Ta poitrine se soulève au rythme effréné de ta respiration. Les pas légers passent devant la porte sans s'arrêter. Ceux plus lourd de ton père descendant l'escalier. Tu déglutis, te forces au silence. Tu ne te rends pas compte que tu presses Leslie contre toi avec un peu plus de force. Tu attends. Des secondes interminables, avant qu'enfin les bas ne s'éloignent. Tu murmures.

—Je crois qu'il est parti...

Le corps de Leslie contre le tien, tu captes enfin sa respiration, la façon dont son souffle s'échoue sur ta peau. Ton estomac se tord légèrement. Tu as une main dans le haut de son dos, l'autre en bas. Tu n'oses pas bouger, conscient que c'est soit dans ses cheveux, soit sur ses fesses que tes doigts vont s'échouer.

— Vous allez bien ?

Il faut que vous sortiez. Le lac était une chose, mais tu te sens monstrueux à presser contre toi un homme que tu soupçonnes d'entretenir une relation intime avec ton petit frère. Tu te sens encore plus monstrueux de sentir ton cœur battre un peu plus fortement qu'à l'accoutumer.

Qu'est-ce que tu fou ?
Ainsi bloqué dans le noir, tu vous rend d'office coupable. Pourquoi tu ne l'as pas laissé dans le salon ? Pourquoi tu l'as traité dans l'urgence et la panique et non pas comme tu traiterais n'importe lequel de tes invités ? T'es dépassé par tes actions qui n'ont ni queue-ni-tête, uniquement guidé par une impulsion sur laquelle tu n'as aucun contrôle. Ce n'est pas toi, ça. Ça ne doit pas l'être. Tu es un métronome, un modèle de retenue. Tu dois être le marionnettiste, pas le pantin baladé au grès de ses envies. Tu le sens s'éloigner, grimace dans le noir. Tu le prends pour un rejet qui est dans la logique légitime, mais intérieurement dure à accepter. Et tu culpabilises, presque immédiatement. Leslie est un "ami" de Thursday. Leslie n'est pas n'importe qui. Tu ne peux pas. Merde, comme tu aurais aimé rester sot et ignorant de la subtilité de vos échanges.

Tu le sens se dérober, heurter quelques chaussures avant de tomber. Le placard est minuscule, il n'y a même pas la place d'étendre ses jambes. Ses pieds ont cognés les tiennes quand il a touché le sol.

— Leslie, accrochez-vous à moi, je vais vous aider.

Tu te sens bizarre ailleurs, tu te penches maladroitement en avant, en cherchant ses mains dans le noir. Les siennes accrochent ta chemise et tu passes un bras autour de sa taille pour le soutenir. Tu sens son souffle contre ton visage. Et il parle. Il parle vraiment. C'est peut-être ça qui te fait rater un battement.

Il y a tellement de choses que j'aimerai...

Tu veux savoir la suite, tu es suspendu à ses lèvres. Le cœur battant, le ventre en vrac, comme-ci ses mots détenait à eux seuls le remède à tous tes maux. Il te met au supplice, c'est insupportable. Tu veux l'entendre. Sa voix te manque.

— Leslie.

Que j'aimerai...

Les lèvres entrouvertes, tu jures que tu ne sais plus où tu es. Mais des pas se font de nouveau entendre. Par réflexe, tu plaques ta main contre sa bouche. Tu te rends compte d'à quel point vos fronts sont proches. Tu ne respires plus, il te semble qu'on s'attarde devant la porte. En silence, ta main glisse sur sa bouche, tes doigts à ses lèvres. C'est fascinant de le toucher comme ça. Tu sens ses cheveux chatouiller ton front, le bout de tes doigts caresser la courbe de sa bouche. Tu as le souffle court. Un sentiment étrange. Ça ne va pas. Ça ne va vraiment pas.

— Nous devrions...

Sortir. Tu dois sortir. Mais tu n'as plus les mots pour le dire. Tu as la gorge sèche, tu as chaud. Tu ne sais pas si c'est lui ou tes tendances claustrophobe qui font enfin leur office.

Tu souffles, tu maudis son tremblement. Il doit te prendre pour un fou, voir pire. Tu as conscience que l'idée est dangereuse, sans pour autant réussir à t'arrêter. Une partie de toi prie pour qu'il te repousse, te marche sur le pied ou autre. Elles sont si douces, ses lèvres. Mais Leslie est pire, tu l'apprends par toi-même.

Tu sursautes au contact de sa bouche qui agrippe ton doigt, te mord la lèvre quand sa langue la caresse. Tu es hypnotisé, peut-être un peu terrifié. Tu dois rêver, fantasmer, c'est une hallucination de mauvais goût. Tu ne peux pas vivre ça, avec lui, ici. Non. Non. Non. Pour autant, tu ne te réveilles pas. Peu importe à quel point les secondes passent, peu importe à quel point tu attends le brusque retour à la réalité, rien ne se passe. Tu as la vague conscience d'entendre des bruits de pas dans le couloir. Ton souffle en suspend, merde, il y a une forme d'excitation qui se mêle à la peur de vous faire découvrir. Tu souffles, fébrile, avec pour seul réflexe d'enserrer un peu plus sa taille.

— Leslie...

Tu souffles son prénom. Tu as envie de lui dire d'arrêter, sans pour autant en avoir le courage. Tu colles ton front au sien. Comment le faire pour le regarder en face quand vous serez sorti de là ? Comment faire semblant ? C'est une torture.

— Les-

Tu retires tes doigts de sa bouche, t'attarde sur sa joue. Ton nez qui frôle le sien. Ses lèvres sont proches, tu le sais. Tu ne sais pas retenir le pouce qui caresse sa joue, tu ne sais pas retenir, ta main qui glisse un peu plus jusqu'à ses fesses. Merde. Merde. Merde. Tu secoues doucement la tête. Tu te sens oppressé. Délicieux mélange entre la détresse d'être ainsi enfermé et le supplice de le sentir contre toi, avec tout ce que ça implique. Ta voix n'était que murmure depuis que vous vous trouviez de le noir, elle n'est désormais plus qu'un souffle. Tu glisses un doigt sous son menton, tu trembles, fébrile, quand tu sens son visage se redresser.

— Leslie..

À croire que tu ne sais dire que ça. Vous êtes en apnée, vos lèvres si proches. Tu peux presque les sentir, c'est l'histoire de moins d'un millimètre.

— Je...

L'air te manque. Ce garçon est une damnation.

— Je ne peux pas.

Tu secoues la tête, vos nez se frôlent, vos fronts se touchent, ton pouce caresse sa joue. C'est dire non par honte, tout en criant oui.

— Je ne peux pas... Thursday...

Ils sont proches, non ? Ils sortent ensemble, non ?

— Il faut... Il faut que je sorte.

Tu te penches en avant pour ouvrir la porte. Panique un peu en la sentant résister une première fois. Tu es toujours affreusement proche de lui, ton bassin contre le sien t'arrache un frisson et un tremblement qui trahissent un péché que tu ne peux pas te permette de commettre quand bien même tu en as envie. Tu luttes, à quelques millimètres de ses lèvres. Et enfin, la porte s'ouvre. Tu es rouge.

Ton prénom à ses lèvres te plonge dans un nouvel enfer. Murmuré, comme ça, tu imagines ce que ça donnerait s'il le prononçait à bout de souffle, s'il le criait, s'il le suppliait. Merde merde merde. Tu ne peux pas, tu ne peux plus. Tu ne sais pas si son "idiot" est pour toi ou pour lui. Tu fronces les sourcils, la lumière du jour est autant une délivrance qu'un déchirement.

Le couloir est calme, tu poses une main sur ta poitrine et déglutis douloureusement. Tu as le cœur en vrac, tu as chaud. Tu étais sur le point de l'embrasser. Il aurait suffi d'une seconde de plus, d'un autre de ses murmures... Qu'est ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Tu sens sa main sur ton bras, ton regard dérive sur sa bouche avant de remonter sur ses yeux. Tu vois encore la trace de sa salive sur sa joue.

Tu devrais lui dire de partir, c'est la seule solution viable, le seul bon choix à faire. Tes joues sont marquées des rougeurs qu'il a provoquées, ton regard brille d'incertitude. Ne le voit-il pas qu'il te met à la torture ? Il devrait partir de lui-même, te laisse seul maître de la suite. Tu lui en veux, ce poids de la décision te pèse. Tu secoues la tête avant d'avoir pu réfléchir. Tu te hais. C'est peut-être pour te donner bonne conscience que tu souffles.

— Je ne veux pas lui faire de mal.

Et lui ? Tu devrais haïr sa bassesse comme tu as haï celle de tous ces autres qui ont croisé la route de Thursday. Mais tu ne peux pas, tu ne veux pas. C'est bien la première fois que tu désires vraiment tout autant le jouet que le jeu.

— Vous aime-t-il ?

Et vous, l'aimez-vous ? Non, tu ne veux pas savoir. Tu secoues la tête.

— Ne partez pas, vous venez à peine d'arriver.

Tu avances d'un pas un peu plus lourd et montes les escaliers. Vous passez devant vos portraits. Vous sept, ton père, Patty. Tu lèves la tête, celui de Thursday t'adresse un sourire triste qui te retourne l'estomac, le tien te juges d'un regard sévère. Tu n'as pas encore commis l'irréparable, pourtant c'est tout comme. Tu n'as pas seulement eu la possibilité de l'embrasser, tu en avais eu l'envie. Tu voudrais qu'il te sorte de cet enfer, mais en ne le rejetant pas ouvertement tu le supplies de t'y entraîner.

— Ma chambre est au bout du couloir.

Austère, propre, rangée, aussi droite que toi. Parfaite représentation du pilier que tu es censé être. Quelle farce.

Il secoue la tête, ça ne te soulage en rien. L'idée d'encore répéter le schéma te terrifie, te culpabilise, sauf que contrairement à la dernière fois tu es bien trop investit. Il te plaît, c'est indéniable. Tu as été stupide, à refuser de voir les signes, à ignorer l'ambivalence de vos échanges et ce dès la première fois. Te voilà coincé entre deux choix douloureux et impossibles. Laisser libre cours à une pulsion qui te dressera en égoïste ou te retenir et te noyer sous la jalousie. Tu fuis son regard et finis par hocher la tête. Tu retiens la question qui te brûle les lèvres et tu avances.

Le silence est de plomb jusqu'à ta chambre. Tu ne sais pas quoi dire. Encore trop perturbé par ce qu'il s'est passé, mais peut-être encore plus par son attitude. Passe-t-il vraiment aussi aisément à autre chose ? Ou peut être est-il tout aussi gêné que toi. Tu le laisses découvrir la chambre, ne tiques même pas quand il prend ses aises. Tu le vois sortir les Blu-ray. Tu les prends maladroitement, voilà qui te fait une bonne sélection. Tu le regardes, maladroit. Tu ne sais plus ce qui est naturel avec lui. Tu lui a demandé de rester.

— Est-ce que... Vous souhaitez en visionner un ?

Tu ne fais pas attention à l'heure, pourtant tu devrais. La fin d'après-midi approchant, la maison se remplit. L'idée qu'il puisse croiser Thursday te dérange, mais tu ne peux pas le garder ici enfermé, sans manger. Dois-tu le descendre pour le dîner ? Prétexter être malade et te porter pâle ? Plus les minutes passent, moins il aura la possibilité de rentrer chez lui. Tu te racles la gorge, tu lui laisses le choix du film qui l'inspire le plus.

— Leslie.

Tu souhaiterais avoir la facilité de Tuesday avec les gens. Tu t'approches de lui.

— Je suis désolé, je ne vous accueille pas comme il se doit.

Tu t'assois sur ton lit, à côté de lui.

— Je ne veux pas vous mettre mal à l'aise. Il se fait tard, la maison n'est pas des plus accessibles. Le mieux serait peut-être que vous restiez dormir ici.

Tu déglutis à cette idée.

— Je peux nous faire monter quelque chose ou vous pourriez descendre rencontrer les miens. Je ne veux pas être un hôte encore plus déplorable.

Tu n'as pas envie, dieu comme tu n'as pas envie.

Tu plisses les yeux, fouilles dans ta mémoire. Oui, c'est ça, il a signé le mot "maintenant". Tu hoches la tête, signe à ton tour "maintenant". Puis tu te désignes du doigt, avant de le désigner lui. Maintenant. Toi et lui. Tu ne sais pas si tu as envie d'évoquer ce qu'il s'est passé dans le placard, tu ne sais pas si tu as envie de parler de votre attirance commune. Mais au milieu de la culpabilité, il y a l'envie de le voir rester, de partager. Tu n'as pas envie qu'il parte, encore moins qu'il ne se sente prisonnier.

C'est peut-être pour ça que tu consens à faire quelques concessions. Tu les traîtres comme une chose à cacher, il y a de quoi se sentir vexé. Tu es prêt à prendre sur toi si ce qu'il te demande. Tu descendras, affronteras la curiosité de tes frères et sœurs, de ton père. Tu as passé l'après-midi isolé tel un adolescent avec un homme que personne hormis Thursday ne connaît. Tu as peur de ce qu'ils pourraient se dire. Tu as peur que Thursday ne se vexe, tu as peur que ton père ne s'en mêle. Sa main sur ton genou te tire un soupir légèrement tremblant. Tu le fixes une seconde, pose une de tes larges paumes dessus. Tu le regardes, souffle un merci muet. Leslie est brillant, il sait parler avec les yeux autant qu'avec les mains. Tu lis le message qu'il te tend, secoues la tête.

— Ce n'est pas par fainéantise, simplement je-

Tu hésites. Tu n'as jamais osé être transparent avec qui que ce soit. Tu mens avec eux, tu mens avec les autres. Tu te drapes d'un pudisme digne pour ne pas montrer à quel point tu te noies sous l'angoisse. Dans ses yeux, tu as l'impression de te voir grand, impressionnant, puissant. L'idée de lui paraître chétif et fragile te gêne. Tu aimes la façon dont il te déshabille du regard.

— J'appréhende. Les seules personnes que j'ai invitées ici étaient des femmes qui n'étaient là que pour provoquer mon père. J'étais jeune. Je n'ai jamais invité personne sérieusement.

Tu fais jouer ta mâchoire, tu glisses un sourire désolé.

— Mon père est un homme particulier. Mes frères et sœurs sont curieux.

Tu détournes le regard.

— Je n'ai pas envie que Thursday vous accapare.

Qu'il pose des questions, qu'il te hurle dessus que tu recommences à lui voler ce qui lui revient de droit. Tu n'as pas envie que Leslie entende la vérité, la jalousie qui te gangrène, toutes ces imperfections que Thursday connaît et qui l'éloignerait de l'image du bon docteur qu'il semble apprécier. Tu te lèves d'un coup, ouvres ton placard. La plupart de tes vêtements sont à ton appartement, mais c'est ici que sont restés la plupart de tes costumes. Devant les vestes en queue-de-pie et autres fantasie, tu trouves un de tes anciens t-shirt et le vieux jogging gris que tu portais pour faire le parcours sportif obligatoire chaque matin.

— Cela devrait vous aller, je pense.

Tu t'approches pour lui tendre tes vêtements. Il y a quelque chose de plaisant à l'idée de le voir porter un peu de toi.

— Je ne souhaite pas aller contre votre volonté. Si vous ne voulez pas vous cacher, je préviendrai de votre présence. Pour le reste, c'est comme vous le sentez. Manger en bas ou ici, comme il vous plaira.

Tu essayes de te détendre.

— Vous êtes mon invité.

Ton regard dérive sur les blu-ray qu'il a emportés. Tu en désignes un au hasard.

— Le château dans le ciel ?

Tu ne dis rien, tu n'as pas la légitimité à lui interdire de voir Thursday, encore moins d'échanger avec lui. L'idée qu'ils se croisent te déplaît, tu es curieux de ces fameuses choses qu'il a lui demander. Mais ce ne sont pas tes affaires. Tu n'as pas à t'en mêler. Tu n'as plus l'âge de te montrer indécent dans ta jalousie et dans tes complexes d'infériorité. Tu hoches simplement et sobrement la tête, les mains derrière le dos, beaucoup trop protocolaire. Tu songes, en mettant le film dans le lecteur, à comment tu vas pouvoir formuler les choses. Ton père t'a appelé (probablement pour une bricole sans importance) et tu n'as pas répondu présent. Tu réponds toujours présent. Tu espères le voir suffisamment déborder ou absorber par tout autre chose pour se concentrer sur le fait que tu as préféré t'occuper de Leslie plutôt que de votre famille.

Tu ne sais pas où te mettre. C'est ta chambre, tu pourrais t'y détendre, mais tu retrouves incapable de ne pas penser au placard, à la tension qui te tord l'estomac maintenant que Leslie est là. Tu t'assois au bord du lit, aussi droit que le médecin que tu es. Tu te sens ridicule, tu peines à te concentrer sur le film. À le voir s'installer un peu plus confortablement tu acceptes de t'enfoncer un peu plus dans ton lit, les jambes tendues, le dos contre le mur, les bras solidement croisés. Tu as des airs d'enfant puni ou de surveillant forcé d'être là. Ce n'est pas le cas bien sûr. Tu hésites à dire quelque chose, finis par te dire que le film est un bon prétexte pour ne pas faire la conversation. Tu en viens à te poser des questions. Dois-tu lui prêter ton lit et dormir dans l'ancienne chambre de Tuesday ? Dois-tu lui indiquer la petite salle de bain de l'étage ou la grande du rez-de-chaussée ? Tu ne saurais dire. Le film se termine avant que tu ne puisses trouver une réponse un tant soit peu satisfaisante à tes questions. Tu n'as strictement rien suivi.

Mal.

Tu tournes la tête vers Leslie.

— Vous étiez mal installé ?

Tu grimaces un peu te décale. Tu jettes un œil à ta montre Hector doit être dans les derniers préparatifs. Ton père va définitivement mal prendre que tu préfères dîner dans ta chambre plutôt qu'en famille.

— Je vais nous chercher un plateau.

Tu le fixes un moment, glisse un sourire.

— Pas de mets anglais, c'est cela ?

Tu t'extrais de ton lit pour gagner la porte. Tu l'invites à te suivre d'un mouvement du menton.

— Thursday doit être rentré.

Tu ne t'attarde pas plus que cela sur l'information. Tu indiques à Leslie le salon dans lequel il t'a attendu plus tôt dans l'après-midi. Tu en profites pour toquer à la porte de ton père et lui annoncer avec fermeté que tu reçois actuellement un invité et que tu comptes t'y consacrer pour le reste de la soirée. Tu ne dînera donc pas avec eux ce soir, tu mangeras dans ta chambre. Tu fermes la porte avant d'avoir laissé le temps à ton père de répliquer quoi que ce soit. C'est d'un pas pressé que tu descends aux cuisines. Tu demandes sur le pas de la porte qu'Hector vous dresse un plateau avec tout ce qu'il y a de "moins anglais possible". Tu l'observes, vous improviser des bruschettas, des légumes sautés, un peu de viande. Si dois bien reconnaître une qualité à cet homme, ce sont ses talents culinaires. Il met vos assiettes sous cloche avant de prendre le plateau.

— Je vous le monte ?
— Non, ça ira.

Tu lui prends des mains, tu n'aimes pas l'idée de te faire servir devant Leslie. Le plateau en main (l'exercice est plus difficile que tu ne l'imaginais) tu te diriges vers le salon. Tu te racles la gorge sur le pas de la porte.

— Vous avez fini ? J'ai notre repas.

Tu ne sais pas si Thursday est là ou pas, si Leslie lui a dit ce qu'il voulait lui dire. Tu es pressé de remonter, tu as l'impression d'être dans la peau d'un majordome et c'est assez dégradant. Mais mieux valait passer pour un homme débrouillard que pour un petit roi.

Il lève les pouces, signe que tout est bon. Tu hoches la tête, sans être pour autant capable de masquer un léger froncement de sourcil. Tes lèvres brûlent de formuler certaines questions que tu n'as aucun droit de poser. Tu ronges ton frein, tu es presque heureux à l'idée de gagner ta chambre. Tu le laisses entrer le premier et claques la porte à l'aide de ton pied.

Tu n'as pas l'habitude de manger autrement qu'assis à une table, le dos droit, les règles de politesse et de bonnes conduites guidant chacun de tes gestes. Ce soir, tu vas partager un repas à même le sol. Tu hausses un sourcil, septique, mais pose le plateau devant Leslie. Tu ne t'assois jamais sur le sol, c'est ce que tu réalises en restant une seconde indécis. Tu ne sais pas comment t'asseoir, maudit ta jalousie car tu penses que Thursday, lui, saurait. Finalement tu choisis de te caler contre ton lit, les jambes étendues, dans une pose que tu espères suffisamment décontractée pour ne pas être ridicule.

— J'espère que le menu vous plaira.

En tout cas, ça a l'air. Il se serre sans aucune retenue, dans une attitude de morfale qui, tu dois bien l'avouer, t'attendris. Tu l'observes, tu n'arrives pas à retenir le soufflement du nez qui trahit ton amusement.

— Visiblement oui.

Tu pioches à ton tour dans une petite coupelle un peu de légume, te découpe une petite portion de viande. Les habitudes ont la vie dure. À même le sol, mais toujours avec grâce et classe. Tu relèves la tête. Le film. Ah. Oui. Tu n'en as rien suivi. Tu ne sais même pas quoi en penser.

— L'animation est toujours aussi jolie ?

Tu hasardes.

— Peut-être un peu plus simple que Princesse Mononoke mais c'était agréable. Le côté aventure marche bien et la cité... Quel était son nom déjà ? Daluta ?

Non visiblement ce n'était pas ça.

— Paluta ? Lapiuta ?

Tu ne penses pas pouvoir faire tenir le mensonge plus longtemps. Tu soupires, détournes le regard, gêné.

— Navré, je n'ai pratiquement rien suivi.

Tu glisses un regard vers lui, conscient de surfer avec les limites de l'acceptable. Est-ce qu'il a parlé à Thursday du placard ?

— J'étais distrait.

Ton regard accroche un peu de sauce tomate au coin de sa lèvre. Tu hésites. Le semblant de normalité entre vous te gêne autant qu'il te rassure. Dieu comme tu voudrais oublier le placard. T'en es incapable. Le jeu est mauvais pour toi.

— Attendez.

Tu te penches en avant pour essuyer du pouce le coin de sa bouche. Sans un mot. Sans rien dire. Tu le fixes une seconde, avant de te rasseoir comme-ci de rien n'était. Tu te serres une gorgée d'eau. C'est à vous rendre fou.