Tu fixes l'écran de ton téléphone, il ne répond plus. Tu ne sais pas s'il a abandonné ou s'il s'est laissé convaincre. L'idée qu'il puisse débarquer ici d'une minute à l'autre ne t'encourage pas à retirer ta main de ton bas de pyjamas. Tu souffles, te cambres un peu sous les sensations. Puis tu t'arrêtes, rejettes la couette d'un mouvement brusque pour t'asseoir sur le bord de ton lit. Merde. Merde. Merde. Merde !

Tu passes tes mains sur ton visage pour venir plaquer tes cheveux en arrière. Tu fais n'importe quoi. Ça ne va pas. Pourtant tu as le cœur qui bat. Tu te sens fou et imbécile, stupide et ridicule de ne pas être capable de te tenir à tes propres résolutions. Vous avez besoin de temps, pour faire le tri. Mais il n'a pas fallu deux échanges de sms pour que tout dérape de nouveau. À croire que toi aussi, tu es maudit. Maudit de n'apparaître que déraisonnable sous sa simple aura. Soudain, on sonne à l'interphone. Tu tournes la tête vers la porte de ta chambre. Merde. Il est venu. Tu sens ton estomac se tordre d'excitation, tout en le maudissant ouvertement de n'être pas sagement resté dans son lit. Tu viens répondre près de la porte, débite, bourru.

— Dernier étage, porte de droite.

L'appartement le plus grand de ton immeuble bien chic, aussi cliché que tu peux l'être. Pas tant que tu en avais besoin. Juste que tu es habitué à vivre avec un certain confort et que ton père ne t'as jamais appris à te contenter de petit. Ton lieu de vie était à ses yeux une autre preuve de réussite. Près de la porte, tu déglutis en entendant le bruit de l’ascenseur. Tu n'ouvres pas la porte. Tu as ta dignité. Tu ne sais même pas quoi lui dire. Tu ne sais même pas quoi attendre. Il y a peine quelques heures il te disait avoir couché avec ton frère. Tu attends qu'il frappe. Puis tu ouvres. Contrairement à lui, tu n'as pas pris la peine de te vêtir d'un haut.

— Hey.

Ton appartement est spacieux, mais épuré. Il a l'apparence des appartements témoins des grandes chaînes d’ameublement. Tout aussi insipide, car la vérité c'est que tu es bien incapable de décorer ton chez-toi. Impersonnelles, au possible, les seules traces de vie, ta vie, sont des cadres avec des photos animés de ta famille et de tes mères, Patty et Anne-Lise, l'autre n'a jamais exister et n'existera pas. Tu saisis son poignet pour le tirer doucement hors du trajet de la porte pour la refermer derrière toi.

— Venez.

Tu ne sais pas ce que tu fais. Tu l'entraînes d'un pas lent et sans le moindre mot vers ta chambre. Vous traversez l'entrée, le salon et sa cuisine ouverte, finissez par gagner le pas de la porte de ta chambre, peut-être la seule pièce trahissant un tant soit peu de vie avec la couette renversée. Tu ne quittes pas sa main quand tu viens t'asseoir sur le bord du lit. Tu lèves la tête, le laisses être plus grand, pour une fois. Les lèvres entrouvertes, ses joues rougies (et tu n'espères que ce n'est pas que de froid).

— Leslie.

Il n'y a pas à te bousiller comme ça.

Il y a cette tension entre vous, encore. En fait, c'est à croire qu'elle ne s'est jamais tarie depuis votre première rencontre. Tu es bien incapable de le quitter des yeux, lorsqu'il force le barrage de tes cuisses. Tu es bien incapable de le quitter tes yeux quand il passe ses bras autour de ton cou, s'approche, s'assoit. Tu es bien incapable de ne pas glisser tes mains encore chaudes de leur passage sous la couette sur sa peau blanche lorsqu'il commence à embrasser ta nuque. Le bruit des baisers résonne presque dans le calme parfait de ton chez-toi. À entendre sa bouche bénir ta peau, tu souffles, sens l'excitation monter. Il a des airs d’ecstasy, Leslie, du verre de trop. Celui qu'on sait dangereux, mais auquel on ne peut résister. Tu caresses son dos, au bruit de ses baisers, s'ajoute celui de son pull malmené. Tu tournes la tête, pour chatouiller son visage du bout du nez, cherches à ce qu'il relève, la tête pour trouver sa bouche et cueillir, avec une douceur que vous ne vous êtes jamais accordé auparavant, ses lèvres. Il te semble qu'il n'y a pas de bruit plus doux et douloureux que celui-là.

— Leslie.

Tu as envie de lui. Tu sens ton cœur battre sous ta poitrine. Tu n'as pas menti, ce n'est pas que le fantasme de son image sous les draps. Il te manque. Et si tu pétilles de l'embrasser, de sentir sa langue caresser la tienne, de sentir la félicité de tes doigts sur sa peau, il y a quelque chose qui te bloque. La conversation du bureau reste dans un coin de ta tête, les larmes de Leslie dans la zone de stockage également. La façon dont il est venu cueillir ton affection pour faire taire la conversation. Tu n'es pas mal à l'aise. Mais tu comprends qu'il y a une différence entre s’exciter de ses fesses contre tes hanches seul dans tes draps et l'avoir en face de soit, sentir que tu pourrais encore une fois le laisser disposer de toi d'un claquement de doigts, que tu n'en exprimerais aucun remord parce qu'il sait faire naître en toi l'envie, mais avoir la certitude que ce serait une très très mauvaise idée. Tu peines à rompre vos baisers, sentir autre chose que ses lèvres sur les tiennes sont un crève-cœur. Pourtant tu soupires, souffle.

— Je ne sais pas si je peux.

Tu déglutis, fermes les yeux comme-ci tu luttais contre tous tes bas instincts. C'est le cas. Tu passes une main tendre dans son dos, dégages une de tes mains pour venir caresser sa joue. Ton front contre le sien, vos nez qui se frôle, tu peines à ne pas revenir à la conquête de sa bouche.

— Je crois... Je crois que j'ai juste besoin de vous serrer contre moi.

Tu lèves les yeux vers lui. Murmure.

— À quoi jouons-nous ?

Tu le regardes s'éloigner. Merde. Ta mâchoire se tord en une grimace déplaisante. Il s'est vexé, du moins, c'est l'impression qu'il te donne. Tu te sens désolé, te détestes de l'être. Qu'il puisse te punir pour un non te déplaît. Tu pousses un soupir en le voyant envoyer ses claquettes au loin. Il contourne le lit, s'y couche sans un mot. Tu secoues la tête, tires la couette pour t'y engouffrer en silence. Tu hésites par mesquinerie ou vengeance à lui tourner le dos dans un "bonne nuit". Tu te demandes s'il se retournerait, s'il irait chercher tes bras, ton contact. L'idée te plaît presque, peut-être juste pour te rassurer le fait que sa colère ne soit que passagère. Mais tu n'es pas si mesquin, pas ce soir. Il a déjà fait l'effort de venir. Tu te tournes vers lui, passe tes bras autour de son torse et niche tes mains sous son pull. Tu colles son dos à ton torse, pose un baiser sur son oreille avant de souffler.

— Ne boudez pas.

Tu niches ton nez dans son cou, pose tes lèvres contre sa nuque. Tu inspires son odeur, le serres contre toi en soufflant encore.

— Allez, Duchess, c'est plutôt moi qui devrais vous bouder.

Et pourtant tu le tien solidement dans tes bras.

— Mais je n'en ai aucune envie.

Dieu seul sait comment cela te rendrait la vie plus simple. Tu embrasses le creux de son épaule, passe tes mains sur son torse.

— Je voulais juste vous tenir, comme ça.

Et tu n'as pas envie de croire que ça ne lui fait rien.

C'est le bruit de la porte qui te fait froncer les sourcils, te réveiller. Tu n'as pas un sommeil des plus lourds. Tu t’endors et te réveilles assez facilement. Le bras tendu dans le lit, tu te rends compte que Leslie n'est plus là. Tu te redresses sur ton coude, passe une main sur ton visage et plisse les yeux pour te réveiller. Il y a encore son odeur dans les draps. Tu secoues la tête, calme l'effet que ça te fait.

Tu t'extrais de ton lit en passant du côté où dormait Leslie. Tu avises sur la table de nuit son pinneaple, laissé à l'abandon. Tu considères l'objet quelques secondes, te demandes ce que ça ferait de toi si tu te laissais aller à la curiosité. Tu ne le feras pas, tu n'aimes pas ce que ça dit de toi, tu détestes t'abaisser à ce genre de bassesse. Si l'écran était ouvert, si tu pouvais juste laisser traîner tes yeux sur les textes qui y apparaissent ce serait une autre histoire. On ne peut pas te reprocher de voir, n'est-ce pas ? Mais toucher, c'est vouloir sciemment violer l'intimité de l'autre. Et tu ne veux t'abaisser à ça. Tout de même, tu serais curieux de savoir s'il y avait d'autres Thursday dans son répertoire. Tu te lèves, gagnes l'encadrement de la porte discrètement pour surprendre Leslie planté devant les cadres de ta famille. Tu fronces les sourcils, baisses les yeux. Tu ne saurais pas dire si tu as honte d'eux ou honte de lui. Tu restes là un moment, tapis dans l'ombre. Tu te demandes s'il pense à Thursday, s'il pense à Ciara. Tu te tournes en le sentant bouger, tu attrapes son téléphone et passe la porte au moment où, lui, se dirigeait vers la chambre.

— C'est ça que vous cherchiez ?

Tu le lui tends.

— Je n'ai pas regardé.

Au cas où il en douterait. Tu le frôles de l'épaule pour venir gagner la cuisine et te servir un café serré pour te mettre en jambe. Tu n'es pas du matin. Tu as besoin d'un booster conséquent pour être capable de fonctionner un tant soit peu normalement. Heureusement, tu prépares toujours ton café la veille pour le lendemain. Tu n'as juste car le faire chauffer d'un coup de baguette. En quelques secondes, la tasse est prête.

— Vous en voulez ?

Tu sors une tasse au cas où agite ta baguette pour sortir des placards tout ce dont il peut avoir besoin. Thé, jus de fruits, café, même un reste de chocolat en poudre acheté pour Sunday. Tu te glisses jusqu'aux portraits. Croise le regard pétillant et souriant de ton frère jumeau, celui plus fuyant de Thursday.

— Ils vous intriguent ?

Tu songes que c'est le week-end. Tu songes ce que ce serait probablement poussé le bouchon trop loin que de déserter le manoir une nouvelle fois. Tu glisses ton regard vers Leslie. Vous avez dérapé hier. Tu n'as pourtant pas spécialement envie de le voir quitter les lieux aussi vite. Tu bois une gorgée de ta tasse. Tu ne sais plus où tu en es. Tu aimerais le voir te donner un cap. Pour la première fois, tenir la barre t'angoisse.

L'ambiance est pesante. Maintenant que tu y penses, vos interactions ont toujours été très physiques. Tu tournes la tête vers les portraits, ne sais plus où tu mettre. Tu donnerais n'importe quoi pour avoir la détente et l'aisance de Tuesday. Lui, aurait certainement fait une blague pour détendre l'atmosphère. Tu réfléchis à toutes les blagues que tu as un jour entendu. Tu t'imagines te tourner vers lui et lui demander la différence entre botruc et un britannique. Non. Par pitié non. Ce serait une catastrophe. Tu es excédé par ta propre rigidité. Excédé par ton incapacité à être plus souple socialement. Tu en es presque à t'en pincer l'arête du nez quand Leslie t'interpelle enfin.

Tu tournes la tête vers lui, le cœur un peu plus battant. Il semble prendre son courage à deux mains et tu es presque soulagé de comprendre que tu n'es pas le seul incapable, social dans cette pièce. Tu écarquilles légèrement les yeux quand il te demande s'il peut rester. Tu te sens idiot, persuadé que tu étais qu'il allait vouloir partir les politesses passée.

— Je- Bien sûr.

Tu te racles la gorge, tousses dans ton poing en détournant le regard.

— Je suis soulagé. Je pensais que vous voudriez vous en aller rapidement.

Tu lui adresses un sourire, reprend une gorgée de café. Tu tournes ta tête vers les cadres où vous sourissent les membres de ta famille.

— Je peux vous parler d'eux, si vous voulez.

Tu te décales un peu, lui fait signe d'approcher.

— Je crois que vous avez croisé pratiquement tout le monde. Sauf mon jumeau, peut-être.

Tu désignes Tuesday du menton.

— Il est mon parfait opposé.

Mignon.

Tu hausses un sourcil. Tu penseras à lui transmettre le compliment, nul doute que ça va lui plaire. Leslie enchaîne vite, comme pour détourner l'attention, et, cette fois-ci, c'est le portrait de Wednesday qu'il gratifie d'un "belle". Tu tournes la tête vers lui, il a l'air tendu, maladroit, comme-ci le moindre de ces mots pouvaient être une bourde. Tu souffles du nez, amusé. Vous voilà bien mal à l'aise. Seulement, le voir marcher sur des œufs le rend attendrissant. Tu lèves la tête vers les portraits.

— Elle l'est. Ils le sont tous en vérité.

Tu n'es pas objectif, on vous a élevé dans l'amour de vous-même. Beaux. Parfaits. C'était que vous étiez censé transmettre. Parfait, vous ne l'êtes pas. Tuesday, à la limite, est peut-être le seul que tu consentirais à qualifier comme tel. Mais, là encore, tu n'es pas objectif. Tu lâches, sur un ton très sérieux.

— Même si je reste le plus beau.

Tu glisses un regard complice, trahis en sourire. La tentative est maladroite. L'humour, c'est vraiment pas ton truc. Tu passes machinalement ton pouce dans le creux de ton bras en croisant le portrait de Patty. Ton regard s'assombrit malgré toi, parce que du coin de l’œil tu surprends celui de ta mère, qui sourit, patiente. Tu fronces légèrement les sourcils. Le portrait de ton père est imposant, lui ne sourit pas, il te juge d'un regard sévère avant de redresser le menton, fier. Tu souffles discrètement. Tu n'as jamais su dire si c'était par amour ou peur que tu avais placé un peu de lui ici aussi. Tu poses ta main sur l'épaule de Leslie en secouant la tête.

— Ne soyez pas si tendu.

De nouveau, un regard vers les portraits.

— Je ne peux pas nier qu'ils sont tous incroyables à leur façon.

Tu te sens terrible en croisant le regard de Thursday.

— On nous a élevés pour.

Du moins. Il. Elles. Elles, elles ne sont plus là pour élever quoi que ce soit.

Vous n'avez jamais vraiment parlé. Pas de vous. Pas comme ça. Tu n'aimes pas l'idée de te plaindre ou te faire passer pour un mal loti. Ta situation n'était pas si catastrophique, tu n'as jamais eu le courage de poser des mots durs sur ton enfance, sur votre éducation. On t'a appris à ne pas t’apitoyer, à encaisser, avancer, accepter la difficulté comme un moindre mal et le moindre mal comme une nécessité. Les Stuart sont taillés à même le tronc de l'arbre, sans artifice ou traitement de surface pour rendre le tout plus lisse. De toi-même, tu ne peux pas dire que tout était à jeter dans votre façon de vivre. Tu réponds à sa première question avec une moue incertaine, comme-ci tu ne pouvais pas objectivement définir sur ta vie avait été dur ou non. Il te prend la main et tu te laisses entraîner sur le canapé.

Comment c'était ?

— Hm, exigeant. Dur, peut-être.

Tu fronces les sourcils, pensifs, tu n'as pas l'habitude de ce genre d'exercice.

— Nous sommes une famille nombreuse et assez particulière. Mon père s'est marié par trois fois et nous avons été éduquées dans des valeurs méritocratiques très poussées. Mon père est... Disons que c'est un homme d'excellence qui attend beaucoup. Nous avons été depuis notre plus tendre enfance habituée à nous dépasser physiquement et mentalement.

Tu ne te rends même pas compte que c'est anormal. Tu lèves les yeux vers lui, souris.

— Tous les matins on se levait aux aurores pour faire un parcours d'obstacle. Le dernier avait le pain le plus sec au petit-déjeuner. On organisait des concours. Mon père nous donnait des sujets à traiter sous forme de dissertation. On pratiquait musique et sport quotidiennement, mais pas pour le plaisir.

Tu captes du coin de l’œil une vielle coupe d'équitation sur un meuble. On pourrait la croire simple élément de décoration.

— On avait tous plus ou moins notre domaine de prédilection. Moi j'excellais au violoncelle et à l'équitation. Thursday, lui, était doué pour tout.

Tu hausses les épaules.

— On se stimulait par la compétition.

Chaque heure, chaque jour, tout le temps. Tu sembles réfléchir une seconde, comme-ci quelque chose te gênait.

— Je ne sais pas si je peux qualifier mon enfance de dure. Quelque part, je ne serai sûrement pas là où je suis si je n'avais pas été autant poussé enfant.

Tu lèves les yeux vers lui, hésites.

— Vous trouvez ça atypique, n'est-ce pas ?

Tu souris en soufflant du nez, t'es touché. Mais il n'a pas besoin de te rassurer. Quand bien même tu as du talent, ça ne suffit pas. Ce n'est pas assez, ce n'est même rien, en comparaison de ce qu'eux sont. Néanmoins, apparaître comme talentueux à ses yeux à quelque chose d'agréable. Tu glisses tes yeux sur ton genou où ses doigts se sont échoués. Tu les fixes un moment. Quand il te pose une question sur ta mère tu sens le malaise. C'est vrai qu'il t'a surpris ce jour-là. Tu viens triturer tes doigts, lances d'une voix sourde.

— Je l'ignore.

Tu fixes sa main sur ton genou, absent.

— Elle est partie lorsque j'avais six ans.

Tu fronces les sourcils, hésites. Pourrait-il comprendre ? Tu as gardé ce secret pour toi pendant tellement longtemps. Tu ne l'as laissé échappé qu'à Tuesday, en pleine explosion. Tu sembles peser le pour et le contre, avant de lâcher.

— En fait, c'est à cause de moi qu'elle nous a quitté.

Tu relèves les yeux vers lui.

— Un jour, j'ai surpris mon père avec sa maîtresse. Je n'avais aucune idée de la portée de ce que j'avais vu, mais je suis néanmoins allé le dire à ma mère. Après cet événement, elle est devenue distante. Quelques jours plus tard, elle disparaissait. Aucun d'entre nous n'a eu de ses nouvelles depuis. Elle nous a fuies.

Tu serres la mâchoire, souffle.

— Deux mois après ça mon père a laissé sa maîtresse s'installer à la maison. Jusqu'à ce qu'elle se décide à enfin partir. Il a rencontré une autre femme par la suite.

Tu passes ton doigt contre le tatouage au creux de ton bras.

— Malheureusement elle nous a quittées à la suite d'un tragique accident il y a quelques années.

Tu secoues la tête, fuis son regard une seconde.

— Navré, ce n'est pas foncièrement joyeux.

Tu rentres la tête dans les épaules à l'évocation du potentiel (vrai) destin funeste de ta mère. Tu pourrais répliquer que c'est impossible. Tu vas pour ouvrir la bouche, seulement les mots se figent dans le fond de ta gorge. Tu n'es pas honnête envers toi-même. Tu ne veux t'avouer que cette option, tu l'as envisagé. Tu ne veux pas t'avouer que-

— Des fois, j'aimerais qu'elle le soit.

Tes coudes en appui sur le bas de tes cuisses, tu joins les mains et baisse ta tête. Tu soupires un peu tremblant. Honteux de balancer devant un orphelin ce que la fatigue et le désespoir te pousse à rêver certains soirs.

— Je n'ai jamais vraiment tourné la page, vous savez. Je n'y arrive pas. Je n'arrive pas à me départir de ma culpabilité.

Tu secoues la tête.

— J'aimerais qu'elle m'explique pourquoi elle est partie du jour au lendemain, sans nous. Pourquoi elle n'a jamais pris la peine de nous écrire ou de nous retrouver. Thursday avait à peine 4 ans.

Tu serres la mâchoire, acide a cette confession. Quelque part, tu lui en veux aussi. De t'avoir abandonné, toi. De t'avoir laissé prendre en main du haut de tes six ans tes frères et ta sœur. D'avoir laissé Thursday, innocent au possible, grandir sans mère. Au moins, avais-tu quelques souvenirs précis d'elle. Mais lui ? Lui n'a que du flou. Elle ne lui a laissé que des cendres. Tu la détestes pour ça. Mais tu es encore plus effrayé qu'elle ne te déteste toi. Tu espères secrètement son retour. Comme-ci la ramener dans vos vies allait pouvoir réparer tout ce qui avait été brisé par ta curiosité.

— Peut-être est-elle morte.

Tu fixes le sol devant toi avant de secouer de nouveau la tête.

— Mais ça ne change rien au fait que je ne le sais pas et que je ne peux pas le savoir. Je la cherche depuis que j'ai l'âge de lire des numéros de téléphone dans un annuaire.

Tu tournes la tête vers lui.

— Leslie, vous n'êtes pas obligé de me répondre. Seulement, j'aimerais vous demander quelque chose.

Il t'a confié qu'elle lui manquait, sa mère. Et ce qui était terrible pour lui, c'est que ce manque ne serait jamais comblé. Tu poses un regard sérieux, quoi que doux sûr lui.

— Comment... Comment gérez-vous son absence ?

Ses réponses sont froides et pragmatiques. Étrange, mais le fatalisme dont il fait preuve t'apaise. Il n'y a pas le choix. Il faut. C'est une logique que tu prends, un langage que tu parles. Tu hoches doucement la tête. Subir, encaisser, c'est ce que tu as toujours fait. Parce qu'il est noble d'intérioriser, noble de serrer les dents en silence. Se plaindre t'apparaît comme impudique, comme faible, facile, irrespectueux. Tu observes les mains de Leslie s'agiter, tu fronces les sourcils en te concentrant pour déchiffrer. Tu as encore du mal, l'apprentissage ne t'as jamais été facile. Chez toi, c'est l'acharnement qui paie.

— Je comprends.

Et tu réalises que c'est peut-être ça le nœud de ton problème. Toi, au contraire de lui, tu as tout à perdre. Tu pousses un soupir las, secoues la tête comme pour te remettre les idées en place.

— Je dois l'admettre, je vous admire à plus d'un titre, Leslie.

Tu glisses un regard vers lui. C'est à ton tour, de poser une main sur sa cuisse.

— Je suis désolé, nous parlons de moi alors que vous aussi vous souffrez.

Tu n'as pas oublié ses larmes de la veille, la façon dont il a explosé dans tes bras sous le poids d'une peine et d'un épuisement que tu ne peux que trop bien imaginer. Tu poses ton regard sur lui, comme pour lui dire que c'est sérieux, que ce n'est pas de la pitié.

— J'aime sincèrement le temps que nous passons ensembles.

Tu presses sa cuisse, ouvres la bouche, sembles hésiter avant de lâcher.

— Et je ne veux pas le diminuer.

Malgré Thursday, malgré votre tristesse commune, malgré tout le reste. Tu te racles la gorge.