La lumière rouge clignotante de la caméra s’éteint enfin, tout le monde se congratule sur le plateau. Tu souris, Thursday, et tu remercies chaque membre de l’équipe de tournage d’un hochement de tête. Ton livre entre les doigts, bien rapidement laissé sur la table basse, tu tends la main pour un salut formel au présentateur.

- Merci encore de m’avoir invité, Basile.

La vérité, c’est que tu détestes parler de ton livre. Tu détestes en faire la promotion et écouter les autres te faire remarquer à quel point tu es jeune pour un ouvrage pareil, à quel point tu mérites, à quel point tu es un génie. Parce que c’est faux. Ce n’est pas assez. Tu n’es jamais assez, et tu le sais.

- On m’a parlé d’une soirée organisée pour le bouclage de l’émission ?

Et s’il y en a une, tu te dois d’y participer. La réussite ne vient qu’avec les efforts fournis pour l’obtenir, on te le rabâche suffisamment depuis ta naissance pour que tu l’aies compris. Baron ne pipera pas un mot sur ta prestation dans l’émission, en revanche si tu ne sociabilises pas il te le fera certainement remonter. Alors tu iras, et qu’importe ce que tu aurais pu prévoir d’autre ce soir.

Distraitement, tes doigts remettent en place le nœud papillon autour de ton cou. Tu rêves de l’enlever et de le balancer à l’autre bout de la pièce, mais ce n’est pas le moment. Tu es en public. Alors tu te tiens droit, tu te retiens de gratter l’arête de ton nez où le maquillage qui estompe ta cicatrice commence à gratter. Ton veston te tient chaud, mais ça aussi, tu ne le fais pas remarquer. Tu es aimable, tu souris, tu poses pour une photo – une seule, car tu restes juge au Magenmagot et pas bête de foire.

Au moment où tout le monde commence à prendre ses affaires, tu te tournes vers l’hôte de l’émission.

- Où allons-nous ?

Si les médias s’amusent à te photographier ou te filmer n’importe où en ville, Baron et Monday vont te tuer.

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Un modèle de succès, est-ce vraiment la manière dont les autres te perçoivent ? Tu n’es pas plus charismatique que Wednesday. Pas plus travailleur que Monday. Pas plus agréable à vivre que Tuesday ou que Sunday. La liste pourrait continuer, encore et encore, mais tu te contentes de sourire. C’est suffisant pour lui, à défaut de l’être pour toi. Tu n’es jamais suffisant, pour toi.

Tu l’écoutes d’une oreille, car tu ne peux pas t’empêcher d’apercevoir sa façon si naturelle de saluer les autres. Et tu l’envies, quelque part. Il a l’air heureux, il a l’air d’avoir trouvé sa place. Est-ce que tu as trouvé la tienne, toi ? Tu ne te poses même plus la question.

- Avec plaisir, je vous suis.

De toute façon, tu serais sorti ce soir.

- L’air frais me fera du bien. Nous pouvons marcher ? Si vos petites jambes peuvent le supporter.

Un léger rire, mais tu as peur d’être allé un peu trop loin dans la plaisanterie. Tu espères qu’il ne le prendra pas mal. Les mains fourrées dans les poches de ton pantalon, tu le suis jusqu’au rez-de-chaussée puis jusqu’à l’entrée. La plupart des membres de l’équipe vous ont dépassés et vous vous retrouvez plutôt seuls à l’arrière de groupe. Sa question te fait légèrement pincer les lèvres.

- C’était intéressant. Je ne suis pas persuadé d’avoir véhiculé vraiment tout ce que je souhaitais, mais j’imagine que personne ne peut être parfait.

Parfait.
Parfait.
Parfait.

Tu souris comme tu le peux, tes doigts agités dans le fond de ta poche.

- Comment en êtes-vous venus à me choisir pour l’émission ?

Question de but en blanc, parce que tu as besoin de savoir. Qu’est-ce qui a bien pu l’attirer vers toi ? Pourquoi t’avoir choisi, toi, et pas n’importe qui d’autre ? Pourquoi pas ton père, même ? Tu prends l’air décontracté, essaies de ne pas le fixer et de regarder un peu les rues autour de vous. Mais tu attends la réponse.

Devant vous, les autres bifurquent et commencent à s’exclamer en arrivant à proximité du bar réservé.

- Est-ce que d’autres médias sont invités ?

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Tu souris, soulagé de voir qu’il considère la plaisanterie en tant que telle ; Basile a tout d’une personne facile à vivre, cela te met plutôt à l’aise. Rapidement, vos pas vous dirigent en plein cœur de la ville qui grouille de monde. Les soirées sont douces, ces derniers jours, l’ambiance est au rendez-vous. Les mains calées dans les poches de ton pantalon, tu l’observes du coin de l’œil quand il revient à parler de ton livre. Cela te fait plaisir, c’est certain, même si une part de toi aimerait que le sujet soit différent.

- Merci. Pour être franc, je ne pensais pas qu’il rencontrerait un tel succès.

Des pensées couchées sur le papier, des sentiments sur votre société que tu t’es voulu organiser, décortiquer et exorciser. La vie n’a jamais été simple pour toi, pas depuis le tout premier jour, tu as toujours eu l’impression d’être un étranger. Pas une seule seconde tu t’étais imaginé que ton point de vue et tes réflexions plairaient à d’autres au point de te citer.

Tourmenté par tes questions (tes doutes, aussi), tu finis par lui demander la raison de son choix. Pourquoi t’avoir invité ? Tu ne peux pas t’en empêcher, Thursday, t’es jamais satisfait. Ni de toi, ni de ce que tu fais. Et il te surprend. Au moment d’un compliment aussi imprévu qu’étonnant, tu hausses les sourcils, tu te redresses comme par automatisme. Peu sont ceux qui s’amusent à te sortir des choses pareilles avec un sourire. Par chance, il continue sur sa lancée avant que tu ne puisses réagir.

- J’en déduis que vous aimeriez rendre votre émission plus intellectuelle qu’elle ne l’a été jusqu’à maintenant ? C’est un projet intéressant.

La vérité, c’est que tu n’as que très peu suivi Veritaserum jusqu’ici. Quand tu as reçu l’invitation, et que tu n’as bien évidemment pas su quoi en faire, c’est Wednesday qui t’a convaincu que c’était une bonne idée.

Tu remarques vite que vous approchez de votre destination, sa réponse à ta question te fait hésiter.

- Non. Justement, j’aimerais… décompresser.

Tu soupires, tu t’en veux immédiatement d’avoir balancé une chose pareille. Que va-t-il penser, que tu n’es qu’un imposteur ? Que tu es fatigué ? De nouveau, tes doigts agrippent le tissu au fond de tes poches, tu te flagelles mentalement d’être aussi stupide. Putain.
Putain, putain, putain.

- Enfin, ce que je veux dire, c’est que je serais ravi de les rencontrer. Mais il ne faut pas les déranger pour moi. Profitons simplement de la soirée, d’accord ?

Tu checkes ton téléphone, à l’affût du moindre message de la part de ta famille. Que ferait Monday, à ta place ? Tu secoues doucement la tête. Monday saurait exactement quoi faire, et c’est bien la différence entre vous à cet instant.

- Je me rends compte que je suis peut-être loin de l’image que vous vous faites des juges qui travaillent au ministère.

Il rit, son visage prenant un air à la fois complice et amusé au moment où vous passez la porte du bar privatisé. C’est immense, bien décoré, et il y a déjà beaucoup de monde. Automatiquement, tu attrapes deux verres sur le plateau d’un serveur qui passe et tu en tends un à Basile.

- Félicitations pour votre dernier épisode de la saison.

Et tu lèves ton verre pour trinquer.

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Automatiquement, ton regard suit la direction qu’il t’indique. Tu as l’impression de connaître ces personnes, du moins pour ce que tu en vois, des figures, des grandes pompes du monde de l’audiovisuel. Avec un peu plus de jugeotte, certainement que tu serais allé te présenter, que tu serais allé parler de ton livre, du potentiel d’en écrire d’autres. C’est ce que ton père voudrait, il te tuerait s’il était là pour te voir fuir avec Basile. Et pourtant, c’est bel et bien ce que tu fais. Comme un enfant pris en défaut, tu souris et tu suis le présentateur comme si vous aviez ensemble une nouvelle complicité. Sa main, celle que tu sens dans ton dos, elle ne te dérange pas, elle est presque réconfortante. Presque agréable.

Une fois installé, tu l’observes se dresser sur la pointe des pieds – c’est dingue ce qu’il est petit comparé à toi – puis tu laisses échapper un léger rire.

- Vous êtes mon sauveur.

Tu glisses un œil discret pour suivre ses explications à propos des trois hommes. Tu en connais deux sur trois, tu les notes cependant tous mentalement. Il faudra que tu ailles les approcher, tôt ou tard. Peut-être demain, ou plus tard dans la semaine. L’excuse d’avoir été à la même soirée sera parfaite pour initier un contact, pour démarrer quelque chose de plus grand, qui sait ?

Ton verre entre les doigts, tu le fais tourner un peu jusqu’à ce que Basile te fasse face. Il a l’air décontracté, comme un poisson dans l’eau de ces mondanités. Tranquillement, tu portes la coupe à tes lèvres pour une longue gorgée coupée par ses paroles. Tu pourrais manquer t’étouffer, si tu n’étais pas si bien élevé et parfaitement maître (pour l’instant) de ton corps.

- Ah oui ?

Ton sourire se fait un peu plus détendu. Amusé.

- Et qu’attendiez-vous, exactement ?

Ton nœud papillon te gratte, tu as envie de le desserrer et de l’envoyer valser. Vêtu de ton veston, la chaîne d’une montre à gousset visible sur ta poitrine, tu as l’impression d’être la parfaite réplique de Monday. Le balai dans le cul en moins, peut-être.

Sa question te pousse à réfléchir, tu balades ton regard sur les murs, sur les quelques personnes que tu aperçois, avant de revenir à lui.

- Je ne sais pas, je n’en ai pas encore le projet…

Tu pinces un peu les lèvres, termine ton verre d’une seule gorgée. Tu as bien trop l’habitude de boire, Thursday.

- J’imagine que oui, un jour. Je n’ai jamais eu la prétention de croire que mes pensées puissent intéresser qui que ce soit, si je dois encore une fois être honnête avec vous, ce sont quelques-uns de mes frères et sœurs qui m’ont poussé à publier. Néanmoins… oui, je recommencerai. Je dois simplement me décider sur le sujet à traiter.

Ou bien trouver le courage d’en parler.

Tu l’observes de haut en bas, tu ne peux pas t’empêcher de te demander à quoi il pense, puis tu tends le bras pour attraper une nouvelle coupe au passage d’un serveur près de votre table. A mesure que l’alcool rejoint tes veines, tu te sens un peu plus à l’aise.

- Et vous ? Vous écrivez ?

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Tes sourcils se froncent quelque peu quand il commence à t’expliquer.
Ce qu’il attendait de toi, c’est que tu sois l’enculé que ton rang et ton métier demandent. Que tu sois dur. Que tu sois hautain. Que tu sois méprisant. Est-ce que Baron te regarderait, si tu étais tout cela ? Est-ce que tu donnerais l’impression de valoir la peine d’être vu ? Est-ce le seul moyen de se faire une place, que d’écraser les autres pour se hisser au sommet ? Tu es persuadé que non. Tu aimerais être persuadé que ce n’est pas ça, le secret.

Et sa confession te fait légèrement écarquiller les yeux. On ne te fait pas bien souvent des compliments, Thursday, ou bien tu préfères généralement ne pas les entendre. Car la vérité, c’est que l’on t’en fait souvent, simplement ils ne viennent jamais de la personne que tu cherches tant à intéresser. C’est si con. Mais ça te fait plaisir. Cet intérêt qu’il a pour toi, ça te pique au vif – dans le bon sens du terme.

Tu l’observes, tu parviens de moins en moins à le quitter des yeux, tu réponds à sa question avec une franchise qui t’étonnerait presque.

- Je ne suis pas certain d’avoir l’imagination suffisante pour de la fiction. J’ai bien peur d’être l’un de ces ennuyeux personnages qui se contentent d’analyser le monde dans lequel on vit et de donner leur avis en espérant qu’il soit lu et apprécié.

Un rire, mais il n’en est pas vraiment un. Ils sont rares, tes rires à gorge déployée – ils sont réservés à ceux qui te voient tel que tu es. Tu souris, le verre aux lèvres quand il te dit qu’il n’écrit pas.

- Je serais curieux de lire ces synopsis. Je suis certain qu’ils en valent la peine.

Quelle imagination a-t-il ? Qu’est-ce qui peut bien fleurir aux portes de son esprit ? Tu te poses la question au moment où un homme s’étale lourdement sur votre table. Tu as un geste de recul, surpris, mais tu gardes une contenance bien contrôlée. Le sourire plutôt amusé, bien qu’en réalité tu regrettes l’interruption d’une grande pompe. Tu vas devoir jouer ton rôle plus tôt que tu ne le pensais. Tu tends la main lors des présentations, bien rapidement désillusionné en voyant l’état du réalisateur.

- Enchan… té.

Tu ramènes ta main que tu essuies sur ton pantalon, car visiblement il ne compte pas la serrer.
La conversation entre les deux acolytes te tire un léger rire, tu les observes jouer au ping-pong, le dos droit dans ta chaise. Tu n’avais pas tort, en pensant que Basile était apprécié, tu te demandes si ça lui suffit. Tu te demandes si ça le rend heureux.

A la mention d’une carrière d’acteur à venir, tu hausses les sourcils.

- Vraiment ?

Tu bois la moitié de ton verre en une gorgée. Il faut que tu te calmes, sinon ça risque de rapidement déraper.

- Ne vous excusez pas, je vous en prie.

Ton sourire est beaucoup plus détendu, tu suis des yeux le réalisateur lorsqu’il s’en retourne papillonner à droite à gauche en usant jusqu’à la corde le peu de crédibilité qui lui reste. Tu profites de ce moment d’accalmie pour revenir à Basile.

- Vous allez jouer à nouveau, c’est vrai ? Je ne savais pas que c’était dans vos projets.

Mais après tout, qu’est-ce que tu sais réellement de lui ?

A l’autre bout de la pièce, plusieurs personnes se mettent à scander le nom de ton interlocuteur, menées d’une main de maître par le fameux Max. Tu lâches un nouveau rire, ta main dans les cheveux pour te dégager le front. Tu commences à avoir chaud, entre l’alcool et tes fringues beaucoup trop serrées.

- J’ai comme l’impression qu’ils la veulent vraiment, cette tournée.

Tu te lèves, ton verre terminé en une énième gorgée.

- J’espère que j'ai également droit à un verre ?

T'as pas envie d'être lucide sur comment tout ça va se terminer.

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Tu t’intéresses sincèrement à lui. Tu ne sais pas trop, Thursday, il y a quelque chose chez lui qui te touche. Quelque chose qui résonne. Tu l’écoutes et tu essaies de l’imaginer dans une série, pourquoi pas en tant que détective, en tant que héros un peu maladroit mais avec un beau sourire. Oui, tu n’as pas trop de mal à l’imaginer ainsi. Basile attire le regard. Tandis qu’il parle, tu poses ton menton sur ton poing. Investi. Concentré.

- Dans quoi avez-vous joué ?

T’oses pas lui dire que t’aimerais le voir, quand il était enfant. T’aimerais voir ce qu’il dégageait. T’aimerais te demander ce que c’était, ce genre d’enfance à la télé.  

- J’imagine que ce serait trop demandé que de vouloir savoir ce que vous allez jouer cette fois-ci ? Je saurai me montrer patient.

Un sourire complice, tandis que la foule se fait entendre. Elle réclame son dû. Tu te lèves, tu te laisses porter par l’alcool qui te nourrit les veines et l’ambiance de plus en plus bonne enfant. Personne ne se prend la tête. Les médias ne vous captureront pas ce soir. Tu es tranquille, Thursday. Alors tu souris.

- Un despote réfléchi.

Tu lui fais grâce d’un clin d’œil.

- Mais personne n’a l’air de vouloir être réfléchi ce soir.

Toi non plus, quelque part.

Tu le suis jusqu’au comptoir où s’agglutinent tous les convives. Ils sont comme des rapaces, déjà en quête du moindre verre, de la moindre goutte d’alcool qu’ils pourront se faire offrir. Tu les regardes, ces grandes têtes de l’audiovisuel, tu te dis que peut-être ça ne doit pas être si compliqué de vivre.

Et tes yeux reviennent à lui. Tu entends ses mots au barman, tu as pris l’habitude d’être à l’écoute de tout, et quand il te regarde… oui, quand il te regarde comme ça, y a quelque chose qui a l’air de remuer en toi. Tu sais pas si t’aimes ça. T’en sais rien.

- Je pense pouvoir m’en remettre.

T’as l’impression qu’il flirte avec toi. ((impossible))

- Je vais prendre un whisky pur feu dilué au jus de patacitrouille.

Et pour ce soir, tant pis si on te voit. T’as besoin de décompresser, Thursday. T’as besoin d’exister. Tu le regardes, comme si t’étais pris sur le fait. Un léger souffle du nez, amusé.

- Je t’assure que c’est bon. Je te ferai goûter.

T’as le sourire un peu plus en coin, le regard un peu plus long, peut-être. Mais autour de vous, tout le monde fait la fête. Tu lèves ton verre quand le barman te le sert, tu trinques avec toute l’équipe pour la fin de cette saison. Tu trinques avec Basile. Ton regard revient sans cesse à lui.

- Promets-moi juste de ne pas exposer ça sur ton compte Witchstagram. Va savoir, le ministère n’apprécie pas que ses juges soient vus à boire en public.

Et ton père non plus.

Mais ce soir, comme souvent, t’as envie de l’oublier. T’auras tout ton temps demain pour le regretter.

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

T’as un léger rire.

- Un vrai capitaliste n’aurait pas payé sa tournée aussi souvent que tu sembles le faire. Il aurait fait crédit.

Le verre entre tes doigts, l’attention de Basile sur toi, tu prends une première gorgée. C’est frais, ça fait du bien, c’est toujours trop ou pas assez. T’es rarement dans la demi-mesure, Thursday, quand tu as le choix t’as plutôt tendance à être entier. Tant que tu le peux. Tant que tu n’es pas devant ton père ou devant un public qu’il connaît. Pour ce soir, tu as l’air sauf.

- Je t’assure que tu risques de devenir accro.

Tu lui tends ton verre, tes quelques retenues exposées vis-à-vis de la soirée. Tu veux être sûr qu’aucun potentiel débordement ne puisse fuiter. Tu veux être sûr de pouvoir te lâcher et que, demain matin, personne ne te regardera différemment. C’est déjà assez compliqué comme ça.

Tes yeux suivent le mouvement de ses doigts, la courbe mutine de ses lèvres. Un peu rassuré, tu te permets de respirer, tu fais la tour de la salle du regard quand il t’y invite. Ils sont déjà tous torchés, si l’on peut dire, et certainement que nombre d’entre eux jouissent d’une sérieuse réputation à tenir. Oui, pour ce soir, certainement que tu es sauf. Pour ce soir, tu peux vivre. Tu reviens à lui quand il goûte à ta boisson, le sourire triomphant au moment de son verdict.

- Je ne me permettrai pas de te dire que je l’avais dit.

Tu récupères ton verre, clairement amusé – et un peu fier – de le voir aussitôt commander la même chose. C’est une petite victoire de rien du tout, mais ça te réchauffe. Tu réfléchis quelques instants, tu cherches à te remémorer le moment où un tel mélange t’est venu à l’idée.

- Je crois que c’était à Poudlard. Un bon moyen de masquer que les boissons du bal de Noël ont été trafiquées.

Tu ris.

- J’avais des acolytes parfois douteux.

A moins que ce ne soit toi, mais ça, qui pourrait le dire ?

Tu t’accoudes au bar, les yeux rivés à lui quand il recommence à parler. Tu ne regardes pas beaucoup de séries, par manque d’intérêt ou de temps, aussi tu ne peux pas vraiment deviner de laquelle il est en train de parler. Pour autant, tu ne peux t’empêcher de sourire aux deux derniers points de sa liste. L’impression se certifie, doucement mais sûrement. Tu n’es pas sûr de le mériter, cet intérêt, mais tu ne peux nier qu’il te fait plaisir. Tu ne peux nier que tu as envie de t’y engouffrer.

- J’ai bien peur de ne pas trouver la motivation à regarder seul.

T’as le regard appuyé, encore une fois, peut-être trop. L’alcool parle pour moitié, le reste c’est ton envie de décompresser. C’est ton envie d’être toi, parfois. Tu serais qui, Thursday, sans la pression de ton père et de ta fratrie sur les épaules ? Personne ne le sait.

Le verre aux lèvres, tu lèves instinctivement tes doigts jusqu’à ta gorge. Tu les glisses sous ton nœud papillon et tu le défaits d’un geste expert. T’as enfin l’impression de respirer.

- Qu’est-ce qui te plaît, dans le métier d’acteur ?

Tes yeux tombent sur ses mains, t’avais pas remarqué. Ses longs doigts, tu te prends l’audace de les effleurer du bout des tiens. Tu n’as que rarement eu l’occasion de rencontrer des hybrides, et tu n’es pas sûr de vouloir lui demander s’il en est un. Comme si tu reprenais conscience de tes actes, tu retires ta main, tu bois une gorgée pour masquer.

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Tu souris, tu te prends un air un peu énigmatique. Thursday Stuart, terreur des bals de l’école. Personne ne t’a jamais appelé comme ça, car très peu étaient au courant. Pour autant, tu avais bel et bien la réputation de celui qu’il ne fallait pas trop emmerder. La frustration qui te crispait les épaules était visible aux yeux de tous, surtout lors du club de duel ou d’autres rencontres un peu trop compétitives. T’as souvent eu tendance à te lâcher, loin du regard de ceux qui pourraient être déçus. T’as souvent eu besoin d’exploser pour respirer. Mais tout ça, ce sont des informations sous scellé dans ton dossier. Aux yeux du commun de tous, tu es le préfet, tu es celui qui a eu la médaille du mérite, tu es le génie aux notes les plus élevées, le major de ta promotion de sorciers.

- Des bulles de savon ? J’espère que le thème du bal était « rencontre sous l’océan ».

La blague est nulle, t’aimerais l’effacer. Tu prends une gorgée de ton firewhisky patacitrouille, les yeux brièvement levés pour réfléchir à tes années d’école quand il te le demande. Comment c’était, Poudlard ?

- Je dirais…

Frustrant.
Long.
Très long.

- Enrichissant.

Quelle réponse de pète-sec.

- C’est difficile de condenser dix ans en quelques mots. Disons que c’était unique. Poudlard est un endroit magique, dans tous les sens du terme et sans mauvais jeu de mots. Je pense… que j’ai vécu là-bas parmi mes pires et mes meilleurs moments.

Tu souris, t’as le regard qui l’évite un court instant.

- Je suis loin d’être celui que tout le monde pense, crois-moi.

Pas aussi brillant. Pas aussi parfait. T’es toujours à côté, Thursday. T’es toujours à un millimètre, à un pixel, t’es juste ce qu’il faut à condition que tu sois un peu plus. Juste un peu plus, toujours un peu plus.

Heureusement la conversation dérive, l’alcool te rend plus habile avec les mots. Tu es fluide, tu es même presque flirty. Il te parle de sa série, tu t’audaces à faire un sous-entendu. T’as l’impression qu’il ne comprend pas, tu penses qu’il n’y répondra pas, puis t’es surpris quand il le fait. Ton sourire qui répond au sien, doux. T’as plus envie de porter le masque, ce soir. Mais tu devrais, pas vrai ? Putain, t’as juste envie de respirer.

- C’est une invitation ?

T’aimerais bien, peut-être.

Le nœud défait entre tes doigts, c’est un maigre répit. T’aimerais aussi envoyer valser le veston, t’aimerais retrouver l’aisance de tes bras, de tes jambes, de ton corps. T’aimerais courir, t’aimerais sauter, t’aimerais dépenser l’énergie de ce corps sculpté par les années de compétitivité avec ta fratrie. Merde, Thursday, t’es vraiment pas fait pour vivre derrière un bureau.

Et tes doigts effleurent les siens, tu sais pas ce que tu fous. Tu te laisses porter. Tu l’écoutes. Ce qu’il raconte résonne en toi, ça te parle. Est-ce que tu aimerais être quelqu’un d’autre, toi aussi ? Combien de fois t’en as rêvé ?

- Est-ce que je dois m’inquiéter qu’un de tes fantasmes soit d’être tueur en série ?

T’as l’air faussement concerné, mais tu finis par rire. C’est un peu plus simple, un peu moins contraignant. Doucement, le carcan se desserre pour te laisser vivre. Tu prends une nouvelle gorgée, un peu trop longue, si tu continues comme ça tu vas bientôt terminer ton troisième verre. A moins que ce soit déjà le quatrième ?

Ta joue repose contre la paume de ta main, tu peux déjà plus t’empêcher de sourire, le regard brillant.

- Si tu avais le loisir de choisir, qui serais-tu, Basile ?

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Tu sens que l’alcool prend peu à peu ses droits sur toi, il s’immisce dans ta tête pour te donner l’impression de vivre sur un nuage. Et soudainement, c’est plus facile de parler. C’est plus facile de le regarder avec un sourire sincère sur les lèvres, l’ossature du rôle que tu portes envolée. Quand il répond, tu ne sais pas s’il s’agit réellement d’une invitation ou si c’est ta façon de demander qui l’y a forcé. T’es parfois con, Thursday, est-ce qu’il te regarderait pareil s’il le savait ? T’aimerais savoir ce qu’il y a dans sa tête, ce qu’il pense quand il te regarde, s’il est capable de lire toutes tes insécurités.

Tu le regardes boire à son tour, léger souffle amusé.

- J’espère simplement ne pas faire partie des victimes.

Tu vas trop loin, arrête d’enchérir. Mais quand t’es comme ça, quand tu commences à te laisser aller, c’est difficile de t’arrêter. Heureusement que pratiquement personne dans ta famille ne t’a vu ainsi – à part Sunday, peut-être. Qu’est-ce qu’ils auraient dit ?

Ton sourire est plus léger, tu le regardes sans pouvoir arrêter. Il est mignon, est-ce qu’il le sait ? Une part de toi s’en veut de le penser, ce n’est pas professionnel. Mais la vie ne serait-elle pas plus belle si tu arrêtais simplement de l’être en permanence ? Sa façon de se décrire comme humain confirme tes soupçons. Tu l’écoutes se décrire dans un monde idéal qui te ramène à tes propres volontés. Être vu. Être apprécié. Légitimé. C’est ce que tu as toujours voulu, Thursday. Qui refuserait d’être le protagoniste de sa propre histoire ?

- Tout est encore possible. Tu as l’air du genre d’homme qui peut tout réussir.

Toi, à ce moment-là, tu ne peux pas détourner le regard.

Il te rend la question et tu veux prendre la peine d’y réfléchir. Tes yeux se baissent sur ton verre dont le niveau est affreusement bas, tu te plais à imaginer ce monde parfait. Où serais-tu, qui serais-tu, si tu l’avais choisi ? C’est une question difficile. Un Stuart ne regrette pas.

- Je serais moi. Mais en mieux.

Tu serais plus grand. Plus fort. Plus intelligent. Plus habile. Plus attirant. Tu le rendrais fier. Putain, oui, qu’est-ce que tu les rendrais fiers. Ton père. Ta mère. Patty. Tes sœurs. Tes frères. Tous.

- J’imagine que c’est un peu ce que tout le monde voudrait.

Ta réponse sonne ridicule, tu perces un rire pour détendre le sérieux de l’atmosphère. Tu ne veux pas paraître rasoir, ton métier le fait déjà pour toi. Tu ne veux pas qu’il te pense aussi ennuyeux que les tableaux de plusieurs siècles qui trônent dans la cage d’escalier. Alors tu termines ton verre, tu demandes au barman qu’il t’en fasse un deuxième. On un quatrième, un cinquième. Tu t’en fous, tu ne comptes plus.

Quand il te demande ton numéro, tu lèves un air surpris. Il te faut quelques secondes de silence pour digérer, pour comprendre exactement ce qu’il vient de demander. Ça pourrait tout et rien vouloir dire. Ça pourrait être strictement professionnel. Ou pas. Tu clignes des yeux, déglutis quand le barman t’envoie ton nouveau verre. Respire, Thursday, on a dit que pour ce soir tu pouvais exister.

- Ca dépend, est-ce que tu comptes l’utiliser ?

Le ton est encore plus séducteur que tu le voudrais. Ça va le faire fuir, ça va le gêner. Il va peut-être répondre uniquement parce que tu es gradé, parce que s’il dit non tu pourrais lui balancer des ennuis au cul. Ce serait facile. Mais tant pis. Tu t’en fous. Tu prends son pineapple dès qu’il le sort, tu entres ton contact et tu le lui rends. Par habitude, tu l’as nommé « Jeudi ».

Une gorgée de ton verre – elles équivalent pratiquement au quart de ce dernier – puis tes mains de nouveau sur la table. Tu as envie de bouger. Tu as envie de le toucher. Tu as envie d’explorer, de satisfaire toutes tes curiosités. Putain, tu oublies parfois dans la journée comme c’est bon d’être libéré.

- Tu es pianiste ?

Tu ne te rends même pas compte de l’abrupt de ta question.

- Avec des mains pareilles, si ce n’est pas le cas, je te supplie de t’y mettre.

T’as envie de les effleurer à nouveau, mais t’es suffisamment lucide pour savoir que ça ne se fait pas. Ce serait bizarre, et vous n’êtes pas seuls. Malgré ton regard qui ne le quitte pas, vous n’êtes décidément pas seuls.  

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032

Quand il ramène ses cheveux en arrière, tes yeux tombent instinctivement sur ses oreilles. Tu n’as plus aucun doute sur ses origines, si tant est que tu en aies encore eu, Basile est un semi-gobelin. Mais comparé à ce que l’on peut en décrire dans les livres ou ce que les traditionnalistes s’amusent à dire, il est loin d’être repoussant. Non. Bien au contraire. T’as envie de mieux le connaître, mais ça n’a rien à voir avec ça. T’as envie de savoir ce qui lui plaît. T’as envie… tu sais pas. T’es juste là, il est là aussi. Ça devrait suffire, non ?

Ta voix est grave quand tu parles de ton numéro de portable, t’en as conscience. Tu entres ton contact, tes yeux ramenés à plusieurs reprises sur ses joues échauffées. T’as pas l’habitude de faire cet effet. Ou bien c’est que tu as pris celle de l’ignorer. Monday n’est jamais loin pour tout gâcher, en général, c’est à se demander quand il compte débarquer dans ce bar.

A sa réponse, ton sourire se fait plus appuyé.

- J’ai hâte.

Est-ce qu’il le fera réellement ?
Et toi, demain matin, est-ce que tu oseras lui répondre ?

Vos doigts s’électrisent d’un simple contact, c’est fou comme c’est facile. Tu respires, Thursday, t’as presque envie d’appeler Wednesday pour le lui dire. Tu respires. Quand il prononce ton prénom, tu lèves machinalement la tête. Merde. L’habitude a la vie dure, et bien que tu n’aies pas spécialement honte, tu as pris le coup de te faire appeler Terrence. C’est plus… normal.

- Ouais, un truc de famille. On est sept, chacun son jour de la semaine.  

Un léger rire. Tu sais pas pourquoi tu caches la vérité.

Ton téléphone sonne, tu souris en apercevant le message. Baz. T’as envie de répondre que toi aussi tu en abuseras. Mais tu te retiens, tu en reviens à ses mains. Elles t’hypnotisent.

- Oui. Je joue depuis tout petit.

De ça, de beaucoup d’autres également. Mais tu n’es pas du genre à te vanter, Thursday, loin de là. Ton regard capte le sien, sa façon d’observer ses doigts. Dans un autre contexte, si vous vous connaissiez mieux, t’aurais peut-être recouvert ses mains des tiennes. Parce que t’as l’impression de comprendre, quand tu le vois comme ça. T’as l’impression de lire les sous-titres.

Puis tout va très vite.

- Que…

Tu l’observes, surpris par la proposition, puis tu regardes le reste de l’assemblée. Que devrais-tu faire ? Que ferait Monday ? Ce n'est peut-être pas la place que prendrait un juge. Ce n'est peut-être pas ce qu'on attend de toi. Mais... Personne ne fait attention à vous. Personne ne le remarquera. Et toi… Toi, oui, certainement que tu aimerais. Tu hoches la tête, tu ris à sa petite remarque.

- J’ai l’impression que vous me mettez à l’épreuve, Monsieur Delacroix.  

Les derniers mots sont prononcés en français, tu le parles entre autres langues. Mais ce n’est pas le moment pour ça. Vous aurez le temps pour ça plus tard. Tu souris, termines ton verre cul sec sans aucune difficulté, puis tu te lèves à sa suite. T’es exalté, c’est comme si le poids de tes vêtements et de ta prison s’était envolé. T’en perds ton nœud papillon dénoué, tu ne fais même pas attention.

- Je te suis. Ne te retourne pas.

Un sourire complice, tandis que vous fuyez. Vous vous éclipsez, comme deux enfants qui cherchent à fuir les conversations des grands, comme deux âmes en recherche d’une liberté, même factice. Tu souris, Thursday.
T’as envie de fuir avec lui.

La brise balaie vos visages, l’alcool pulse dans tes veines. Juste un instant, tu t’arrêtes au beau milieu de la rue. Tu renverses la tête, juste pour regarder le ciel. Il est si grand. Il est si loin, et si libre. Il est si beau. Tu souris. Putain, tu souris comme tu le fais si peu. Quand tu regardes Basile, t’as l’air d’avoir rajeuni d’au moins dix ans.

- Allons-y.

Tu reviens à sa hauteur et tu le dépasses, tu te souviens du chemin. Tu te retournes de temps en temps, comme pour le défier d’aller plus vite que toi. Le défier de te rattraper du regard. T’es un adolescent à nouveau, Thursday.

- Heureusement qu’il n’y a pas de punch à saboter.

Tu vois déjà le bâtiment, t'as pas vu le temps passer.

@Basile F. Delacroix | Juillet 2032