Elle ne sait plus ce qui l’a poussée à sortir.
Étouffée par la tentation du bar ou des bouteilles chez elle, peut-être qu’elle a cherché à fuir. Peut-être qu’elle a évité de se nuir. De finir avec plus de bandages autour de ses bras ; plus de plaies sur ses mains. L’été n’est pas encore là, mais la voilà déjà à la dérive. Et peut-être qu’elle voudrait ne plus s’enivrer, qu’elle voudrait se coucher et arriver à rêver.
Tuer les démons qui finissent toujours par l’emporter.

Et dans la nuit les lampadaires sont comme des astres.
Des soleils aveuglants qui brûlent sa rétine, malgré la pluie qu’elle sent sur sa peau sans pouvoir trop la percevoir, trop grise au milieu de la nuit. Les nuances trop moindres. C’est le bruit des gouttes sur l’asphalte et l’humidité sur ses vêtements qui lui indique les giboulées du mois de mai. Mais ça n’a pas l’air de la gêner.
Rien n’a l’air de l’atteindre ; elle est déjà éteinte il semblerait.

Il n’y a personne.
Alors qu’elle regarde la Tamise du coin de l’oeil, sans intérêt particulier. Rien n’était trop prémédité, elle s’est juste mise à errer. Mais la voilà qui s’avance près des rembarres pour admirer les noirs mouvements de l’eau.
Un alcool comme un autre dans lequel elle pourrait se noyer.
Peut-être celui qui lui ferait enfin tout oublier.
Peut-être celui qui finirait par la laisser dormir.
(Elle n’a plus trop la force de vivre.)

Alors elle n’y pense pas trop.
Elle n’a plus la force pour ce genre de choses.
Elle se contente d’enjamber le fer pour s’y asseoir une seconde, posant ses pieds sur le maigre rebord avant le vide. Ses mains ne se tiennent à rien et elle se sent mouvoir au rythme des bourrasques du vent.
Ca peut se faire si simplement.
Ca lui paraît tellement évident.
La pluie colle ses cheveux à ses joues et son front.
Est-ce que les dieux prendraient ça pour un affront ?
Elle n’en est pas sûre. Mais elle trouve ça bien absurde. Après tout, elle se fiche de ce qui l’attend après.
(Je veux juste pouvoir respirer.)
Arriver à s’endormir sans jamais se réveiller.
Elle a enfin atteint ses limites il semblerait.

Un léger regard vers le ciel sans étoile.
Elle n’aurait pas ce privilège, de mourir un joli soir.
C’est pas grave, la soirée n’est que trop dérisoire.

Et elle ne sourit pas quand elle se laisse tomber.
Ferme simplement les yeux en se sentant happée par la gravité.
Jusqu’au choc inévitable ; le froid qui la mord et l’air qui se retient.
(C’est marrant de vouloir respirer mais de rendre ses poumons pleins.)

Et elle ne cherche pas la surface, elle se laisse couler, étreint à peine son cou quand l’air vient à manquer et qu’inévitablement elle brise son apnée. L’eau qui commence à la remplir comme pour la rendre ivre.
La dernière de ses soirées.
Le dernier toast qu’elle puisse porter.
Les bulles qui arrachent sa gorge.
Elle ne sait plus quoi penser.
Comme sa mère, son portrait craché.
(A se noyer dans les verres ou l’eau ;
Il n’y a rien de beau.)
Mais ce n’est pas grave.
Ce n’est pas comme si elle était belle ;
Ce n’est pas comme si elle était une hirondelle.
Elle n’est qu’une ancre qui coule ;
Se rappelle de l’encre qui roule.
Triste bohème que de se rappeler d’un poème ;
(Je vis, je meurs ;
Je me brûle et me noie)
Et peut-être qu’au fond du fleuve il fera un peu moins froid.

La douleur est insoutenable.
Lente et perfide, alors que l’eau ravage l’intérieur de sa gorge. Rien à voir avec la brûlure des lames contre la peau, c’est celle du froid qui engourdit son corps et qui rend vains les mouvements de ses mains.
La lenteur à laquelle son esprit se brouille.
La lenteur à laquelle elle se sent partir.
Les yeux qui brûlent.
La gorge en feu.
Une dernière braise avant de dire adieu.
(Et puis, plus rien.)


(Et puis, soudain.)
Le retour trop rapide, trop violent alors que son corps convulse, se tord sur le côté pour recracher toute l’eau qu’elle a pu avaler. Elle entend une voix au loin - familière, désespérée, embuée d’une détresse qui écrase sa poitrine.
(Ou bien est-ce le reste des mouvements de mains qui l’ont ramenée.)
Et elle comprend, lentement, que quelqu’un l’a ramenée.
C’est la déception, et si elle pouvait, au milieu de la confusion, elle en rirait.
(Incapable de rester, mais incapable de partir.)
On ne lui donne même pas la grâce d’en finir.
Combien de temps veut-on la livrer à elle-même ?
A ces souffrances qu’elle ne bravera jamais ?
(Elle a si froid.)
Le mal à bouger son corps encore engourdit par l’eau, les vêtements lourds, incapable de faire sens de ce qu’il se passe, cherchant simplement de ses yeux qui pleurent (ou bien est-ce le reste de la Tamise qui coulent sur ses joues) son impitoyable sauveur.
Une âme hasardeuse ?
Un bénéfacteur malheureux ?
(La chevelure brune qu’elle reconnait au milieu des sanglots.)
Difficile à distinguer dans la nuit pour sa vue défaillante, c’est la voix qui finit par lui donner les informations dont elle a besoin. Stian. De toutes les personnes qui auraient pu passer par ici, ce soir, à cette heure, il fallait que ça soit les fantômes qui l’empêchent de rejoindre le Styx.
(Encore, elle en rirait.)
Mais son premier réflexe est de tendre le bras, d’agripper celui de son confrère alors qu’elle tente de se redresser en vain ; tout son corps est fébrile, tremble et pourtant elle n’en sent rien. Qu’elle arrive à l’atteindre est un miracle malsain alors que les premiers mots s’étouffent sur l’eau qu’elle recrache encore, finissant par arriver à sortir un murmure rauque et faible.

▬ N’appelle… personne…

Une supplique au secret.
Seulement pour se sentir partir à nouveau, emportée par la brume et le froid, même si les battements sont de retour, le froid est implacable et ses lèvres toujours violettes.
La compassion aux oubliettes.

Le réveil est pénible.
La sensation désagréable de reprendre contrôle sans en avoir vraiment conscience de chaque membre de son corps, le brouillard qui la happe et tente de l’avaler. Mais elle finit par ressurgir, par ouvrir ses paupières trop lourdes sur un plafond qui n’est qu’à moitié familier.
Bien.
Ca veut dire qu’elle n’est pas à l’hôpital.
C’est tout ce qui compte à ses yeux.
Elle n’a pas tout de suite la force de lever la tête alors qu’elle la tourne légèrement à côté pour entendre les gémissements douloureux de Stian - elle le devine, et la silhouette qu’elle aperçoit le lui confirme.
(Pourquoi ?)
Est la première question qui lui traverse l’esprit.
(Pourquoi est-ce que je ne suis pas partie ?)
Le seul caprice qu’elle s’est autorisé après toutes ces années, son seul honnête souhait, et la voilà ramenée trop soudainement à la réalité.
Elle ne pleure pas, Persy.
Jamais.
Pourtant elle sent ses yeux piquer (et ce n’est pas la pluie) maintenant qu’ils sont à l’abri. Elle remonte lentement ses mains à son visage pour faire passer la sensation en les essuyant du revers de la main. Finalement elle se hisse avec grande peine pour s’asseoir, dos contre le sommier du lit.
Tout son corps la brûle et lui fait mal.
Elle mettra ça sur l’impact contre l’eau.
(C’est que c’était drôlement haut.)
Et pourtant elle est là.
L’ironie est cruelle.
Tout comme les suppliques murmurées par son ami.

▬ Egoïste.

Qu’elle murmure à peine.
Qui était-il pour la soustraire à sa mort ?
Probablement sans le moindre remord.
Pourtant c’est avec tendresse qu’elle passe une main dans les cheveux bruns qu’elle ne connaît que trop bien, et loin des larmes c’est elle qui veille à son sommeil, en attendant que Morphée ne finisse par le ramener.
Elle est bien là.
Et elle en déteste l’idée.

Il se relève et elle est là.
Juste là.
C’est déjà trop pour elle.
En un sens, un sentiment de soulagement. De l’autre, la fatigue. Toujours la fatigue. Elle est
si
fa
t
ig
ué
e.
Elle n’a pas la force de sourire et encore moins la force de faire semblant. Alors elle se contente d’un vague hochement de tête car ce n’est pas faux. Elle a dormi. Bien ? Dur à dire. Mais elle a dormi, pour sûr, en voyant que le soleil était bien plus avancé. Elle avait dû se réveiller en fin de matinée après être tombée tard dans la nuit.
Et les y voilà.
Il s’étire et se redresse et elle répond d’une voix un peu rauque.

▬ Bouillon.

Elle n’a pas très faim.
Mais il faut manger, vu qu’elle est en vie.
(La déception est toujours là.)
Et peut-être que s’il la laissait repartir, elle essayerait à nouveau d’en finir. Alors c’est un petit soupir qui sort à la nouvelle qu’elle restera plusieurs jours ici. Malin. Et perspicace. C’était Stian, après tout, il devait s’en douter.
Elle détestait ça.

▬ Je vois.

Que pouvait-elle ajouter d’autre ?
Rien.
La voilà qui se retrouvait à mentir à nouveau.
A cacher toujours plus de choses.
Mais en même temps, c’était sûrement pour le mieux.
Pour elle, comme pour les autres.
Ce n’était pas intéressant, elle ne veut pas qu’on s’en fasse pour elle.
(Et puis la honte et la culpabilité.)
Même si elle ne rêve que d’y retourner pour ne pas se louper.
Elle regarde les bandages encore légèrement humides à ses poignets, et finit par demander.

▬ Tu pourras m'aider à les changer ?

Les blessures encore à vif dessous qui la lancent.
Et les mains qui tremblent encore un peu.
Ce n’est pas passez loin.
(Est-ce que même vous ne voulez pas de moi, mes dieux ?)
Pas de réponse ni de signe.
Elle se doutait qu’ils n’étaient pas si miséricordieux.

▬ C'est d'accord.

Après tout que dire d’autre ? Elle ne pouvait décemment pas laisser le bougre dans sa situation actuelle. Elle ne pouvait pas le laisser blessé.
Par sa faute.
Toujours sa faute.
Puis la nouvelle qui tombe.
L’incrédulité.

▬ Tu as quoi ?

Enfin un peu de réaction, de sincérité alors qu’elle se redresse maladroitement dans le lit.

▬ Pourquoi ?

Pourquoi tu pars ?
Pourquoi tu l’abandonnes ?
Un soupçon d’indignité qui la traverse.
C’est elle qui doit partir, pas lui. Mais il part. Il s’en va.

▬ Tu vas faire quoi, alors ?

Est-ce qu’il sera loin ?
Et c’est bizarre de s’en faire alors qu’elle comptait pas rester. Mais vu qu’elle est là, autant se permettre de faire des caprices.

▬ Manque plus que je quitte le mien...

La pensée qui avait été là depuis un temps déjà.
Mais où elle n’avait rien dit.
Elle se tait pourtant, quand il le ramène sur le tapis. Parce qu’il n’y a rien à dire ou ajouter. Il n’y a qu’à prier pour une âme déjà partie, trop tôt.
Elle attrape le bol et commence doucement à souffler dessus avant de prendre une gorgée chaude qui lui brûle légèrement la langue mais elle ne s’en plaindra pas cette fois. Elle se contente de croquer légèrement dans le pain et d’esquisser l’ombre d’un sourire.

▬ Je ne vois pas de quoi tu parles, je suis en pleine forme.

L’ombre du sarcasme.
C’est preuve de bonne santé, pas vrai ?

La voilà décontenancée. La voilà perdue. La balance qu'elle avait sagement établie avec Stian semblait se dérober sous ses pieds.

Persephone n'aime pas le changement.
Elle aime la routine, immuable et stable.
Le quotidien insipide et neutre.
Comme sa vision.
Comme une malédiction.
Le calme plutôt que la tempête.

▬ Si tu restes à l'hôpital, c'est le plus important... Même si les rumeurs vont encore aller de bon train, je suppose. Entre toi et Melchior, je n'en sortirai jamais.

Bref soupçon de rire.

▬ Je ne sais pas ce que j'ai fait pour m'attirer les faveurs de tous les sangs-purs que je rencontre...

Ou presque.
Elle n'oubliera jamais lancelot.
Lancelot qui la voit dans un monde rose et fleurit. Lancelot qui la croit encore dans la lumière. Mais la lumière, c'est comme les couleurs : elle ne la voit plus.
(Pour le moment, mais ça reviendra.
Petit à petit, ça reviendra.
Et c'est le plus important, ça.)
En attendant elle est juste fatiguée.
C'est dur de l'oublier.

▬ Comme si tu allais te laisser faire. Et comme si j'allais te laisser faire. Si tu me retiens ici, je te retiens aussi. Je pense que c'est fair game comme ça.

Et puis elle sourit.
(C'est déjà ça.)

▬ C'est vrai.

Elle regarde autour, regarde les bandages à ses bras. La fadeur de retour sur son visage comme un vide sans fond.

▬ Je suis désolée.

Il fallait bien que la culpabilité remonte.

▬ C'était égoïste.

Elle l'est toujours, à demander le secret.

▬ Je... J'essayerai de pas recommencer. Mais j'ai du mal à savoir si je pourrai tenir ça ou pas. J'ai l'impression que je n'en sortirai jamais. Ca dure depuis tellement longtemps...

Un rire, à nouveau.

▬ C'est plutôt un miracle que ça ne soit pas arrivé plus tôt.

Un soupir.

▬ Douze ans...

C'est long, douze ans.
On change.
On devient la tempête.
Et elle s'était faite emportée par les vagues.
Mais douze ans et au fond elle était toujours la même. Elle était toujours une enfant.
(Quand est-ce que je deviendrai grande.)
La seule chose qu'elle se demande.