Elijah avait beau ne pas vouloir lui parler, ni même en entendre parler (c'est dire) - il restait votre père à tous les deux. Et tu lui en veux Ezra, c'est vrai. Tu lui en veux à Mladen de ne pas avoir pris de nouvelles lorsque vous auriez eu tous les deux besoin de lui, mais tu ne lui en veux pas d'avoir quitté votre mère. Tu lui en veux de ne pas avoir assumé, de ne pas avoir essayé.

Mais c'est avec une pudeur et sans rancune que tu te rends chez lui de temps en temps (presque une fois par an) pour chercher cette figure paternelle qui t'a tant fait défaut par le passé. Dans le dos d'Elijah, dans le dos des Doyle, dans le dos de Noah et d'Hermès. Personne n'a besoin de savoir cette partie-là de ta vie.

Vous aviez passé plusieurs heures à discuter dans le canapé. Mladen s'est reclus depuis dix ans dans cette cabane de chasse au milieu de la forêt anglaise. Il n'a peur ni des loups ni des loup-garous, préférant le silence inquiétant au bruit assourdissement des villes. Au travers de la fenêtre, tu ne discernes qu'une masse noire et informe, quelques branches qui frappent contre le carreau.

Deux heures du matin.
Le vampire n'est pas prêt de se coucher avant l'aube, mais c'est toi qui fatigue Ezra. T'as eu une dure journée et tu sais que tu tiendras pas toute la nuit avec ton père. C'est tout naturellement qu'il te propose son lit dans la seule autre pièce de la cabane. Allongé dans la chambre, des bruits autour de la maison t'empêchent de fermer l'oeil. Tu sens la présence d'un autre être humain. Tu sors lentement de la chambre, sans allumer pour autant les lumières - observes ton père somnoler sur le canapé.

— « Père. »

Tu l'interpelles mais tu devines qu'il s'est plongé volontairement dans une transe pour entamer sa digestion.

— « Père ! »

Tu sors ta baguette, et ouvres lentement la porte d'entrée pour éclairer l'obscurité totale de la forêt.

— « Qui est là ? Sortez des ombres, je peux vous sentir. »

Et si tu n'as pas aussi peur que tu le devrais, c'est parce que l'inconnu sent comme toi.

L'inconnu ne provient pas des ombres mais directement du toit. Tu sursautes intérieurement et recules vers l'encadrement de la porte, les épaules renfoncées et la mine alerte. Tu détailles son visage dans l'obscurité, alors que le haut de son corps pend au-dessus du vide. Ta main vient par réflexe saisir lentement la baguette rangée dans la poche arrière de ton pantalon. Personne ne vient jamais par ici, l'endroit est trop reculé, et surtout protégé pour contre les non-magiques.

— « Descendez de là. »

Tu n'es pas très crédible Ezra, encore moins dans l'autorité. Pourtant tu te laisserais bien vite déstabilisé par une vague de colère. Et tu n'as pas pris tes cachets ce soir.

— « Oui, enfin... Qu'est-ce que ça peut vous faire ? »

Tu ne sais pas si c'est la paranoïa qui influe sur ton système nerveux, mais ton corps se tend - tu crois recevoir des ondes de malveillance. Tu pointes alors ta baguette, sortie d'un mouvement vif et sec, pour la menacer.

— « Tu es comme moi. Je peux le sentir comme tu me sens. Alors pourquoi est-ce que tu serais venu jusqu'ici sans intentions ? Quelles sont-elles ? Réponds ! »

Répond sinon...
Sinon quoi ?

Tu n'aurais pas cru qu'elle obéisse littéralement à tes ordres. Elle descend du toit et tu gardes ta baguette pointée vers elle - à peine menaçant, les doigts tremblants. C'est le stress qui nourrit ta colère. Lorsqu'elle soulève sa lèvre, tu plisses les yeux à la vue de ses canines abimées. Ta méfiance se mue en empathie. Ça ne peut-être que l'oeuvre de chasseur, tu t'en persuades et associes la souffrance de cette inconnue à tes propres soucis.

— « Qu'est-ce que... »

Non, tu ne peux pas te permettre de demander. Surtout que ta curiosité est bien vite balayée lorsqu'elle avoue venir tuer ton père. Qu'a bien pu faire Mladen pour s'attirer les foudres de sa propre espèce ? Ça n'a pas de sens pour toi.

— « Tuer le vampire ? Attends... non non non. Je comprends rien. »

Tu te sens de plus en plus débordé par tes émotions. La baguette qui lentement s'abaissait se tient désormais droite et menaçante.

— « Est-ce que mon père t'aurait fait du mal ? »

La respiration sifflée, tu sais qu'il peut se réveiller à tout moment.

— « Oui, c'est mon père que tu veux abattre. Crois pas que je vais te laisser rentrer aussi facilement. »

Elle n'a pas l'éloge d'une chasseresse, ou d'une assassin. Ses mains sont douces lorsqu'elles viennent saisir ton visage, mais sa peau est aussi froide que la tienne. Tu te perds dans son regard carmin, hypnotisé par son dévouement que tu n'arrives pas à juger déplacé. Tu es troublé Ezra, par cette mission à laquelle elle semble s'accrocher. Croit-elle te libérer d'un mal ?

— « Non, tu te trompes. »

Tu dégages ton visage pour la garder à distance, et pourtant tu restes face à elle, aussi déterminé qu'angoissé. Entre loyauté et défaillance, tu refuses de vendre un membre de ta famille - quand bien même la personne en face de ce sombre marché s'avère être de la même espèce que la tienne.

— « Ça suffit ! Ça suffit. »

Tes deux mains sur ses épaules, tu la repousses avec un peu plus de brutalité.

— « Je ne sais pas de quelle justice tu crois avoir le bras armé, mais je ne t'ai rien demandé. Mladen ... »

Plus de six cents ans.
((à errer sur cette terre))
Tu ne le connais pas vraiment, ni sa vie, ni ses méfaits. Tu n'es qu'un héritier d'une histoire plus vieille que les débuts de cette ère.

— « Tu n'as aucun droit sur la vie d'une créature dont les potentiels crimes ne sont ni connus, ni condamnables s'ils proviennent d'une ancienne époque. Reste à ta place. »

C'est la première fois que tu défends celui qui vous a offert la vie pour vous abandonner.

Tu sens l'agacement poindre de ses lèvres pincées. Vous ne vous comprendrez pas (jamais) - parce que vos motivations sont portées par vos convictions. Égoïstes et personnelles. Elle se défend en disant que c'est son travail mais tu n'envisages pas comment on peut dédier à sa vie à traquer celles des autres. Tu vrilles Ezra, tu penses aux Priest et à quel point eux suffisent à vous pourrir la vie. Les chasseurs tu en as croisé beaucoup, et aucun ne semble défendre assez bien leur légitimité à tuer.

— « MAIS QUI TE PAIE POUR ÇA BORDEL DE MERDE ?! »

La pichenette sur ton front, c'est le foutage de gueule de trop. T'es à deux doigts de te jeter sur elle, femme ou pas. Professionnelle ou pas.
Son existence est un crime ?

— « Sans lui, sans ton père, nous ne serions pas là ! »

((nous n'existerons pas))
Et tu gardes cette pensée nocive qui lui donnerait raison. Tu regrettes ton existence depuis trop longtemps, subis ta malédiction depuis trop longtemps, soumis aux obligations qu'elle incombe depuis trop longtemps.

Tu vas pour répliquer, mais le bruit de pas attire aussi ton attention. Tu te tournes lentement vers la porte. L'avertis non pas par sympathie mais par clémence.

— « Tu ferais mieux de partir. Mladen est inoffensif ! Il ne veut faire de mal à personne, c'est pour ça qu'il vit reclus dans ces bois ! »

La voix de Mladen s'élève déjà dans l'entrée.

— « C'est gentil de prendre ma défense, fils. Mais je n'en ai pas besoin. »

Ses longs doigts parsemés de griffes s'accrochent à la porte pour l'ouvrir lentement, laissant dévoiler une longue silhouette à la peau diaphane, aux reflets grisâtres et à la longues chevelure noire. Son regard brille d'une lueur écarlate mais pas meurtrière.

Il toise Eleonore sans pour autant se montrer menaçant.

— « Vous n'avez rien à faire ici. Ces terres m'appartiennent et vous n'avez pas été invité. »

Tu attrapes le bras de la fille, y plantes tes ongles pour la forcer à reculer avec toi.

Tu es horrifié Ezra, non pas par ton paternel, mais par la situation. L'un des deux va mourir - tu en es convaincu et ça t'effraie. A s'attaquer à lui, elle pourrait succomber de sa main, rendant coupable Mladen des péchés qu'elle lui incombe. Mais il pourrait aussi se laisser faire et périr sous sa lame. Tu ne lui pardonnerais dans aucun des cas, et c'est cette fatalité qui t'étouffe.

Mladen se tient dans l'encadrement de la porte. Tout autour de lui s'agite une aura ténébreuse, et les pointes de ses cheveux noirs se soulèvent. Tu les surveilles un à un, écoutes la chasseresse se présenter. Tu es abasourdie par son culot.

— « Comment oses-tu ...? »

Mais c'est ton père qui lève la main pour te faire taire. Ses paupières se ferment à moitié, laissant la lueur de ses yeux illuminer ses longs cils. Il inspire profondément avant de trancher le silence d'une voix grave et caverneuse.

— « Enchanté Eleonore. A ce que je sache, je n'ai violé aucune loi du ministère. Alors sous quelle juridiction devrais-je mourir cette nuit ? »

Il fait un pas en avant, aussi sévère qu'impressionnant. D'une rapidité fulgurante, il se saisit de son poignet qu'il serre avec une force modérée. Entendez par là qu'il ne tient pas assez fort pour le briser les os mais assez pour l'immobiliser.

— « Vous allez vous faire mal. »

Tu sors ta baguette à ce moment-là, la braques sur elle (sur eux).

— « Si on continue comme ça, il va y avoir des blessés, voir des morts. »

Sans doute qu'elle te traitera d'imbécile, mais si son but est de semer les graines de la discorde, la résultante ne sera pas ce qu'elle attend (la mort du vampire) mais votre mort à tous les trois.

Merde, la situation va vraiment dégénerer. Tu n'as aucune idée de comment pourrait réagir ton père face à une allumée de votre espèce. Après tout... tu ne le connais pas si bien que ça. Il ne t'a pas élevé et son absence de tendresse ne t'est pas étrangère. Cependant, sur les courts moments de partage et de complicité que vous avez eu ensemble, tu n'as déploré aucun acte de violence, seulement une lucidité morbide proche de la sagesse.

— « Vos collègues ? Vous êtes plusieurs ? »

Voilà pourquoi tu es devenu journaliste et pourquoi tu méprises les bureaucrates hypocrites du ministère. Ils se font acteurs de la bonne pensance, mais derrière continuent d'autoriser la chasse légale aux créatures magiques dotées d'intelligence humaine. Pourquoi les sirènes peuvent nager en toute liberté dans un espace protégé en Irlande et les vampires continuent d'être traqués ?

— « Je- »

Tu ne sais pas quoi répondre. Non, évidemment que tu ne peux pas lui assuré.

— « Je n'étais pas né, et vous non plus ! Ses potentielles crimes appartiennent à d'autres époques, dont ni vous ni moi avons légitimité à condamner. »

Ton père lui, reste silencieux. Il gronde quand tu essaies de le défendre. Quand il prend la parole, c'est après avoir fait un pas supplémentaire dans la direction d'Eleonore.

— « Vous avez raison. En six cents ans d'existence, il m'est arrivé de faire face à des tragédies, ou de me soumettre à des atrocités dans le but de survivre. Je me suis laissé dévorer par ma propre soif il y a de cela des décennies, et ce pendant des centaines d'années. J'ai eu des enfants qui ont bien vécu, dont une fille il y a trois cents ans qui vous ressemblait. »

Il ouvre les bras.

— « Vous pouvez toujours me tuer si cela est votre devoir, mais priveriez-vous un fils de son père ? »

C'est étrange Ezra, il ne t'a pas élevé - pas assez connu pour nourrir un véritable amour pour lui, et pourtant l'idée qu'une autre qu'Elijah puisse te l'arracher te rend fou.

Argh ! Les comparaisons fallacieuses t'énervent. Hitler ou Grindelwald, quel rapport ?! Mladen n'a pas exterminé une partie de la population ou cherché le pouvoir pour asservir les moldus. Les proportions de ses propos te révoltent, l'abnégation soudaine de Mladen également. Tu ne connais pas ton père mais tu sais qu'il est suffisamment égoïste pour se préserver. Il ne se sacrifierait pas ... ni pour ta mère, ni pour Elijah, ni pour toi. Il est trop vieux pour vous considérer autrement que comme des chimères temporaires qui finiront par s'éteindre.

— « Père ! Essayons de discuter ! »

Mais trop tard, le sortilège de stupefix part. La chasseresse ne semble pas d'humeur à négocier, ni à jouer sur le plan de la pitié. Le vampire se prend le sort de plein fouet, projeté à l'intérieur de la maison. Dans l'obscurité, on ne discerne qu'une forme noire, immobile. Tu sors ta baguette et la pointes sans réfléchir sur l'agent du ministère.

— « Plus un geste où c'est à moi que tu auras affaire. »

Et quand tu tournes la tête vers l'entrée, la silhouette a disparu. Les sortilèges ne sont jamais très efficaces sur les vampires. Tu fais jouer de tes sens (et tu te doutes qu'elle a les mêmes, de par votre lignée) pour écouter les craquements de la cabane. Le bois ne le trahit même pas.

— « Va traquer tes propres ancêtres et laisse mon père en dehors de ça. Renonce ! »

Tu articules un Expelliarmus dans sa direction pour la désarmer, et sans attendre de voir si c'est concluant ou non, tu te jettes sur elle pour la plaquer dans les mauvaises herbes.

La situation est catastrophique, si ce n'est désespérée. Ton corps plaqué sur celui de ta congénère, tu perçois sa peur comme elle doit sentir la tienne. Tu tentes d'immobiliser ses bras, dérangé par les hautes herbes. L'obscurité n'est pas un problème mais la disparition de ton père en est un. Tu peines à le sentir, trop aggressé par une multitude de stimuli.

— « NON ! Non non non non ! »

Tu resserres ta prise sur elle, marquant ses poignets, souillant sa peau diaphane qui fait écho à la tienne. Comment est-ce que Noah ou Elijah réagirait dans cette situation ? Ils ne se laisseraient pas faire, ils imposeraient leur dominance. Mais tu n'as rien en commun avec eux Ezra, et c'est pour ça que quand Mladen s'occupe de soulever la semi-vampire par la gorge, tu restes figé et éteint, à le regarder.

— « Père... »

Peut-être cherche t-il à te protéger. Pourtant ses yeux sont ceux d'un meurtrier - brillent d'une lueur rouge et cruelle.

— « Père, lâchez-la ! Elle a compris... Père ! »

Tu considères une seconde à être trop lâche, et à l'abandonner à son sort. Finalement, pris d'un élan de courage tu te jettes à ses pieds pour tirer sur ses chevilles. Sans effet, tu pointes ta baguette sur lui pour l'expulso. La chasseresse entrainée avec lui en arrière, mais il l'a laché.

— « Sauve-toi ! »

Par pitié.

Tous les deux éjectés vers l'avant tu sens ta baguette aspirée hors de tes doigts. Désarmé à ton tour, tu plisses les yeux pour discerner la scène dans l'obscurité. Tes prunelles s'illuminent de nouveau. La gorge nouée, tu avances vers la chasseresse pour réclamer une trêve. Tu veux rentrer à la maison, tu veux te réveiller de ce mauvais rêve.

Mais alors que tu ouvres la bouche pour t'exprimer, tu la vois lever le poignet et l'agiter. Tu n'entends pas la formule, seulement le tonnerre qui gronde au-dessus de vous. Tu plaques tes mains sur tes tempes, hypersensible au bruit et quand tu te redresses, c'est un cadavre qui gît à vos pieds. Un pieu dans le coeur.

— « Qu'est-ce que tu as fait... »

Tu tombes à genoux dans l'herbe, les doigts pianotant difficilement sur le corps éternellement endormi de ton paternel. Un filet de sang s'échappe de sa bouche, et ses yeux écarquillés donnent l'impression qu'il s'est figé dans le temps - apeuré face à la Mort.

— « Tu l'as tué... »

Tu sens les larmes couler sur tes joues, alors que tu lèves la tête vers la meurtrière.

— « TU AS TUÉ MON PÈRE ! »

Tu pointes ta baguette sur elle, menaçant.

— « Tu vas payer pour ton crime, ordure ! »