Tu devrais être content.
Tu devrais être jovial.
Bien que ça ne soit pas dans ton tempérament. Tu es toujours un peu plus vif, quand tu te rapproches du soleil. Toujours un peu plus vivant. Mais quelque chose te tiraille depuis quelques temps. Quelque chose de désagréable. Quelque chose de dégoûtant.

Tu blâmes le sentiment sur toutes les nouvelles.
Les gens s'en vont. Tous autant qu'ils sont.
Ils quittent la liberté pour une voie qui leur est choisie. Clovis, Cassandre, Luke. Tout le monde marche au rythme des tambours qui battent dans votre sang si noble sans le questionner et toi tu t'obstines à marcher à contre-pied.
Combien de temps ça va durer ?

(Ou peut-être juste que tu es énervé.)
Amer de ces on-dits qui t'ont été soufflés.
Alors que tu passes la porte comme tu l'as souvent passée, incapable comme à ton habitude d'exprimer en retour la joie qui t'es adressée. L'hospitalité dont ton ami, ton mentor, ton frère s'il fallait le nommer, te fait la grâce.
Aveugle au soleil.
Ou aveugle à ce qu'il fait pousser.

▬ C'est vrai ce qu'on dit ?

Aucun tact.
Aucun bonjour.
Jamais doué pour les formalités qu'on vous a inculquées, jamais gentil, jamais poli. Jamais parfait. Jamais ce qu'on attend de toi. Une déception de fond en comble, jusque dans les ruines de tes désolations.

▬ Que tu courtises une mage de Sainte-Mangouste et que tu la demandes en marriage à chaque couloir ?

Les yeux qui fuient sur le sol.
Le coeur qui suinte.
Sans trop savoir si c'est la colère de voir encore quelqu'un se jeter dans ces idioties d'amour que tu sais sans avenir ou autre chose.
Autre chose que tu ne veux pas (re)connaître.
Autre chose qu'il ne faudrait jamais admettre.

▬ Clovis s'y met, alors ça y est, toi aussi ? Tu vas enfin chercher à te fiancer et te marrier ?

Et toi tu resteras la dernière pièce sur le damier.
Et tu es laid, Nath.
Tu es laid, et tu ne mérites pas les rayons du soleil qui viennent pourtant te réchauffer.

Il est beau, le soleil.
Il est radieux dans son naturel et la tempête s'est empressée de s'emporter sans faire attention à l'intimité dans laquelle elle pouvait faire éruption. Alors après un bref coup de vent de surprise, et le battement d'un coeur traître qui sursaute, tu baisses les yeux. Peut-être que le sol sera un peu moins aveuglant, peut-être qu'il arrivera à calmer ton palpitant.

Il rit, Melchior.
Il a toujours eu le rire chaleureux, le genre de rire qui rassure et fait croire que tout va bien (et ça a toujours été un peu étrange) d'avoir à côté de toi une éclaircie quand tout est toujours tout gris ou noir, sans la moindre couleur pour égayer tes pensées étranges. Il rit et il tente de chasser ta colère, ton irritation (ou peut-être un sentiment tout autre, mais tu te refuses d'en donner le nom) alors que tu murmures et grommelles, incapable de retenir les paroles trop franches qui passent tes lèvres.

▬ Et elle mérite le tient, aussi ?

Sûrement que non.
Melchior méritait le meilleur, la meilleure, le mieux. Il méritait tout. Et tu jugeais les autres bien incapables d'atteindre le niveau qu'une âme comme la sienne mériterait d'aimer - pourtant s'il venait te dire qu'il avait trouvait la bonne personne, sûrement que tu ferais comme pour tous les autres.

Un maigre sourire.
Un acquiescement.
Vraiment ? Je suis content.
Un mensonge désopilant.

Il vient vers toi, le soleil, et comme l'été il fleurit furtivement sur ta joue dans une douceur qui te décontenance, que les années ne rendront jamais moins bouleversantes. Les mêmes rougeurs qui viennent dévorer tes joues, la même tension dans tes épaules, la même confusion dans ton regard alors qu'à peine tu recules ton visage. Et si tes yeux croisent les siens l'espace d'une seconde, ils se détournent, incapables d'affronter les braises sans se brûler.

Le mariage.
Les épaules qui retombent.
Et le regard qui malgré son bleu si particulier redevient bien gris, trop vide de vie.

▬ Non, pas particulièrement. Mais il n'en a pas besoin.

Il y a des lettres chaque jour que tu déchires sans avoir besoin de les ouvrir. Le même sceau, la même cire, la même écriture au front. Les mêmes insultes, pour les mêmes affronts. Toi qui devrais être au devant des soirées mondaines. Toi qui depuis longtemps devrait avoir à tes bras une demoiselle.
Toi, toi, toi, toujours toi.
Ce que tu voudrais disparaître.

▬ Mais je suppose qu'il sera temps, éventuellement.

Après tout, bientôt trente ans.
Mais ça fait longtemps que t'es mort au dedans.
Il sourit, Melchior. Toujours. Et toi tu te contentes de redresser ton regard qui se traîne sur le monde comme s'il était Atlas et qu'un poids incommensurable se trainait dessus. Il s'éloigne, seulement pour se rhabiller.
(Et peut-être seulement,
Que tes yeux suivent un dos dénudé.)
Tu attrapes le verre qui t'es tendu pour en prendre une gorgée, pour chasser les pensées et tu offres l'un de ces maigres sourires qui ne veulent vraiment rien dire.

▬ Ca va.

Ca ne va jamais.
Mais à force, quand rien ne va, c'est comme s'il faisait aller. Alors ce n'est pas vraiment un mensonge, quand c'est tout ce qu'on connaît.

▬ Et toi ?

Et tu tairas le petit bruit à l'aveux.
Si simple, si honnête, si facile à glisser.
Pourtant toi il te brûle les poumons comme s'il fallait tout ton courage pour ne serait-ce que le murmurer.

▬ Toi aussi, tu m'as manqué.

Et peut-être que l'amertume si rare dans ta gorge, c'est simplement le goût de l'honnêteté.

Il brûle le soleil, et il énerve un peu.
Accentue l'irritation.
Parce que c'est agaçant d'avoir quelqu'un (enfin) qui arrive à lire ce qui suinte de tes pores trop sensibles cachés derrière le marbre de l'impassibilité. Toute cette anxiété qui te noie toujours. Toute cette déprime qui vient planter ton coeur si fort que tu n'en sens plus la douleur et la peine.
Il n'y a que des ruines dans ta poitrine.
La guerre est déjà finie et les cadavres enterrés.

Tu observes le tissu qu'il tape gentiment - hésite une seconde avant de le rejoindre. Tu as envie de faire l'enfant. L'envie de t'agiter et de pleurer et de crier, d'agiter tes bras - et à la fois tu es trop fatigué. Les alarmes qui sonnent mais le corps qui coule toujours plus profond. Tu ne sais plus si tu n'as pas la foi de l'éteindre, ou si tu n'as juste plus la force. Tu finis par traîner ton corps jusqu'au canapé pour te laisser tomber à côté de lui à une distance que tu gardes raisonnable ; toujours dans la protection.
Un ami, ça reste à une distance maîtrisée.
(Un ami, ça ne pense pas à ce qu'il faut,
Pour ne rester qu'amis.)

Tu hésites un peu plus, l'espace d'une seconde quand tes yeux le regardent en coin. Pas d'oreilles indiscrètes si ce n'est les siennes, et malgré ta confiance aveugle c'est pour ton coeur que c'est déjà de trop. Tu sens ses yeux alors qu'instinctivement les tiens se reposent sur tes mains jointes sur tes jambes, sans prendre compte de ton dos avachi. Tu n'as pas le dos droit et la tête confiante, Nath. Presque trente ans mais déjà le dos vouté par le poids du monde et de la vie.
Combien de temps tu vas durer ?
(Combien de temps tu vas tenir ?
Ca serait tellement plus simple d'en finir.)
Soupir.

▬ C'est juste... Il se passe beaucoup de choses en ce moment. Désolé. J'aurais pas dû tout laisser tomber sur toi comme ça. C'était injuste.

Une main qui vient dans tes mèches brunes, les dégage pour une fois de tes yeux bleus alors que tu fixes toujours avec autant de rigueur le sol. Piètre excuse. Certes, il se passait beaucoup de chose. Le drame au ministère après la convention. Les disparitions. Le marriage de Clovis. Cassandre et Luke de retour dans ta vie. Mais en soi, rien d'alarmant. Rien qui ne te concerne de trop. Rien qui ne devrait t'agiter assez pour t'amener ici et faire un cirque comme un enfant.
Non, tu t'étais juste emporté sur la goutte de trop.
(Toi aussi tu partiras bientôt ?)
Clovis emporté la bague à la main, la tienne qui en sera sûrement sertie tôt ou tard, de deux nouvelles - l'une un héritage, l'autre un marriage - et Melchior aussi que quelqu'un emmènera.
T'enlèvera.
Tu resserres un peu tes poings en fronçant les sourcils.
Le bleu dans tes yeux si vifs comme des vagues.
Puis qui se détendent alors qu'un maigre rire trop amer et faux sort de tes lèvres. Tu ris si peu, Nath. Et cette fois-ci, ce n'est pas très joli.

▬ En vrai, je devrais sûrement y penser, non ? Je vais sûrement bientôt devoir retourner au château de toute façon, sait-on jamais quand la succession se fera... Et le marriage j'imagine ira avec. Ca fait presque huit ans que je les fais tourner en rond...

L'ombre d'un rire soupiré, qui secoue tes épaules.
T'as envie de crever.

▬ Presque huit ans... C'est déjà surprenant, ça passe si vite.

Trop. Beaucoup trop.
Un miracle.
Un couloir de la mort.

▬ J'ai assez déconné.

(Tu pourras pas fuir pour l'éternité.)
L'amère vérité.

Le chien à tes pieds te fait lentement les décaler. Sans animosité, juste par réflexe. Comme tu le ferais pour un enfant. Comme tu le ferais pour beaucoup. Il n'y a que Midas qui peut empiéter sur ta zone de confort à outrance, tu l'y encourages même.
Et Melchior.
Qui ne se gêne jamais pour.

Pourtant tu n'es pas plus friand du contact que ça. C'est que c'est doux-amer ; on s'y fait et puis vient un jour où la chaleur s'en va, et tu ne veux pas retomber dans l'hiver. Il t'a fallut tellement longtemps pour retourner à l'automne.
Et tu ne crois ni au printemps qu'on t'a arraché;
Ni à l'été.
Même celui présent à tes côtés.
Tu resteras à l'orée de sa douceur pour balayer le froid des feuilles de ton esprit et les laisser rougir, sans jamais te laisser languir de son omniprésence. Aveuglé mais pas aveugle.

▬ Personne n'est là pour servir de punching-ball. Certainement pas toi. Pas à mes yeux.

Personne ne mérite tes plaintes inutiles, ta tristesse absurde et tes colères rares et puériles. Parce que tu retiens tes caprices avec lui, mais tu n'es qu'un sale gosse dans un corps de grand, Nath. Tu as fuit la maison familiale, abandonné tes responsabilités retombées sur le dos de ton petit frère, as poursuivi tes rêves aussi longtemps que possible et à cause de toi il est

(n'est)

plus.

Si ce n'est un bouquet de jasmin à l'orée d'une pierre désertée sur laquelle tu vas trop souvent te reposer. Et tu l'écoutes, Melchior. Ce discours qu'on t'a toujours porté à l'oreille et qui n'a jamais pu décourager ton coeur vain de la mauvaise direction. Du pire des affronts. Un homme. Un cracmol. De sang moindre. Toutes les pires décisions. Toujours. A ton nom. Toujours.
J'ai vu que j'avais peut-être tort.
Un battement qui tombe lourd dans ta poitrine.
(Arrête.)
La main qui vient dans tes mèches brunes, qui allègent le poids sur ton coeur d'une simple caresse alors que tu retiendrais presque ton souffle.
(Arrête.)
Tu te redresses, assez pour couper court au contact.
Déjà en manque.
Ainsi que mes bras.
(Arrête.)
Ridicule, Nath.
Ce que tu es ridicule.
Parce que tu as l'envie d'y courir, dans ses bras.
(Et qu'il ne faut pas.)
Pourtant tu remets adroitement ton masque de conservateur que tu ne sais que trop bien enfiler quand il doit se faire ; tu as joué ce rôle toute ta vie. Et si parfois tu trébuches, tu tiens toujours au moins le premier acte.

▬ Le seul choix que j'aurai à faire c'est de quelle couleur seront mes chaussures le jour où je dirai oui à une femme d'une autre famille. Et encore, peut-être qu'on m'en empêchera.

Le choix est un privilège.

▬ Et peut-être celui de mon témoin, comme Clovis me l'a demandé à moi.

Et tu aurais voulu être heureux pour lui.
Comme tu devras l'être pour Cassandre.
Et pour Luke.
Et pour Melchior.
Mais tu ne peux pas.
(Et ça me flingue.)

▬ Il n'y a pas de choix chez nous. Il y a du profit. Il y a des arrangements. Il y a de l'héritage. Mais il n'y a pas de choix, et il n'y a que trop peu d'amour.

A nouveau, un maigre rire qui s'échappe de tes lèvres. Ce que tu es amer pour tes origines. Pour ce sang dans tes veines, que tu viens chercher de tes ongles à ta nuque, comme tu l'as autrefois cherché dans tes oreilles avec une épingle. Tu trouveras toujours une manière de te faire du mal quand personne ne t'en fait.

▬ L'amour est un luxe que toutes les richesses et tout le prestige ne peuvent acheter.

Et ça te tue de te le répéter.
Une leçon trop durement apprise.
Qu'on n'a plus besoin de te chanter.

Espérer.
Si seulement tu savais encore comment faire. Même quand Luke t'a dit que tu pouvais remonter sur un balais, tu t'es dit que tu savais - que ça ne changerait rien. Que de toute façon, la route était tracée. Tu n'en feras jamais ton métier.
C'était ainsi décidé.

Tout comme qui tu devras aimer et épouser sera décidé pour toi. Tout comme le veut ton nom. Ton sang. Et tous ceux autour de toi. Car au fond, c'est triste à dire, mais tu n'attends que de mourir. Et les gens autour de toi (même ceux en qui tu veux croire, c'est plus fort que toi) ne pensent qu'à comment se servir du macchabée que tu te dois de porter. En chercher les leviers pour le faire plus facilement plier.
Et ton regard qui se porte sur lui murmure;
(Et toi, de quel côté tu es ?
De quelle manière tu me feras chanter ?
Quelle peut bien t'être mon utilité ?)
Mais tu n'auras jamais de réponse, Nath.
Car tout comme les murmures des autres, ceux de ton âme échappent à la surdité (et même aux autres) parce qu'ils sont trop bien cachés.

Mais tu ne ris pas à ses espoirs.
S'il y a une chose pour laquelle tu t'autoriserais à vouloir espérer, c'est pour que les autres échappent au sort qui t'est réservé. Alors tu dis; cette fois assez fort pour que ça ne lui échappe pas.

▬ Je te le souhaite. Tu mérites tout, et bien plus que ça.

Pincement au coeur à l'appellation.

▬ Tu n'es pas un pion...

Pour toi, non.
Mais pour les autres ?
Tu connais pas leurs opinions.
Leurs intentions.

▬ Je me demande qui de nous deux l'est le plus.

Après tout, malgré ta triste rébellion tu ne fais que jouer dans la paume de main de tes parents depuis tout petit. Ce n'est pas une guerre, ni un combat. Tout était déjà perdu d'avance. Ce n'est que le décompte d'une bombe qui finira tôt ou tard par exploser.

▬ Un jour, je vais devoir y retourner.

Loin de la liberté.
Oiseau en cage.
Yeux sur tes mains, tu vois déjà les menottes à tes poignets. Elles ne t'ont jamais quitté. Et puis, un rire. Presque sincère. Parce que c'est stupide. Parce que c'est risible. Parce que c'est impossible. Et presque ivre de la bêtise, tu finis par lâcher ;

▬ Même si c'était toi, ma moitié ?

Seulement pour réaliser ce que ça engendrait.
Ce qu'il faudrait admettre.
Ce que ça signifierait.
Et l'espace d'une seconde l'allégresse descend et se cache derrière la peur.

▬ Oublie, ce n'était qu'une boutade. Mais j'apprécie le sentiment.

(Non, arrête.
Ca fait mal quand je mens.)

▬ Tu sais bien comment ça va se passer, pourtant. A la seconde où j'aurais remis les pieds au château, j'aurai la chevalière à une main et la bague à l'autre. Ils attendent ça depuis trop longtemps.

Un nouveau rire.
Amer, cette fois.

▬ Pas qu'ils aient l'espoir que j'ai un bon marriage. Ils n'attendent rien de moi.

Juste de ton nom.
De ton statut.
De ta maison.
De ta réputation.
Mais toi ? Toi, non.
Toi tu n'as toujours été que de trop, qu'un poltron.
(Jamais un fils, et encore moins un bon garçon.)
Juste une pièce défaillante.
(Mais comment dire non ?)
Aux souvenirs, c'est un frisson le long de ta nuque. A la violence qui t'a fait abdiquer. Qui t'a fait comprendre ce qu'était la peur et la douleur et que tu ne veux jamais revisiter. Et qui te dit, peut-être, qu'il serait temps d'en finir avant de devoir irrémédiablement y retourner. Te jeter dans la gueule du loup, avant que le fermier ne vienne te dépecer.
Sûrement que ça serait mieux.
Pas comme si tu allais leur manquer.
Pas comme si tu allais manquer.
Pas comme si.
Si
Seulement
Tout était différent.
(Pourquoi tu es parti, Emil, on était si proches du but.)
De tout claquer et vivre différemment.
Et dans le blond d'une chevelure et la douceur d'un être cher, tu le revois un peu vivant.

▬ Je suis fatigué. Tu as pas un petit remontant ?

Alors que tu dégages les chaussures de tes pieds et que tu les remontes sur le canapé pour éviter le canidé.

Tu déblatères des conneries.
Les unes après les autres, tu les enchaînes et tu t'en rends compte toujours trop tard - émotif. Bien trop. Et c'est dur de mentir quand on est si fatigué. L'envie de dormir et peut-être que l'alcool aidera, peut-être qu'avec l'alcool tu pourras

Tu attrapes le verre, les pensées aussi floues que le breuvage. Tu le fais tourner vaguement contre les parois avant d'en prendre une gorgée en grimaçant légèrement. Tu n'es pas plus fan de l'alcool que ça. Tu le tolères encore moins. Tu ne bois d'ailleurs jamais. Absolument jamais. Tu ne sais pas ce qui a prompté ta demande.
(Je suis vraiment fatigué.)

Ou désespéré d'oublier.
Toi, lui, tout le monde et puis le reste.
(Ou alors tu as peur d'oublier.)
Les fragments qui se font toujours plus fins et ça te terrifie (car si je t'oublie, qui sera là pour se rappeler de toi ?) pourtant au fil des années les souvenirs se font aussi flous que l'alcool. On efface les sourires on distord les rires on brouille les regards sans plus savoir s'ils étaient tendres et on oublie la voix qu'on chérissait tant

(Une autre gorgée.)

C'est pas très bon. Mais c'est fort.
C'est déjà ça.

▬ C'est pas grave, je disais des conneries.

Des conneries que même toi tu ne comprends pas.
Elles n'ont pas lieu d'être après-tout maintenant qu'il n'est pas là. Avec qui d'autres tu ferais ta vie, hein, Nath ? Personne. Tu n'as jamais vu personne d'autre que lui.
Tu te pinces l'arrête du nez alors que tu sens rapidement l'alcool te monter à la tête sans pour autant arrêter de boire. Peut-être un peu vite. Peut-être que tu regretteras. En attendant tes joues se rosissent et tes yeux piquent. Le coeur prêt à déborder comme l'alcool du verre qui pourtant se vide. J'ai trouvé l'amour ailleurs.

Et tu ris.
Et tu ris.
Parce que l'amour on ne le trouve pas, il nous tombe sur la tête comme une brique et on ne s'en relève pas. Parce que l'amour prend tout sans jamais rendre en retour et que tu détestes ça.
Alors tu ris, mais ta voix ne suit pas.
Ta voix se craquèle et se brise légèrement avant que tu ne lâches un long soupire. Tes doigts viennent chercher l'arrête de ton nez et tu sens sur tes joues quelques larmes qui coulent.
Et tu es trop fatigué pour les arrêter.
(Si je n'étais pas alcoolisé jamais je ne pleurerais.)
Mais l'alcool ébranle les frontières et te voilà qui en reprend encore une gorgée.

▬ Un autre, s'il te plaît.

Chasse les deux traces humides de tes joues comme si elles n'avaient jamais été là.

▬ Qu'est-ce que tu sais de l'amour, Melchior ? T'as déjà été amoureux ?

Toi oui.

▬ Moi oui.

L'alcool qui s'échappe de ta langue.

▬ J'aurais aimé que l'amour ne me trouve jamais.

Enfouie ton visage dans tes mains comme pour te protéger du monde et de la sobriété alors qu'un maigre rire cassé secoue tes épaules.
Un autre.
Si je noie la tristesse dans l'ivresse peut-être qu'il ne restera plus rien.

Tu tombes.
Tu t'effrites.
Tu t'égraines comme du sable frotté entre deux doigts, qui glisse dans le creux d'un sablier. Et tout comme le sable tu t'amasses et tu sembles toujours entier quand tu marches sur tes deux pieds. Mais si l'on retourne le sablier, on se rendra bien compte que tu es toujours aussi cassé.

Et tu tombes.
Et tu es tombé.
Et tu tomberas.
Et personne ne te rattrapera.
Personne ne sera jamais là.
Personne ne l'a jamais été.
(Je suis désolé, je suis désolé.)
Toi aussi tu ne l'as pas été.
Toi aussi tu n'as fait que prendre.
Et tu n'as jamais vraiment donné.
(Enfin si, ton âme, mais il s'était déjà envolé.)

Alors c'est la honte qui t'étouffe quand tu n'arrives plus à soutenir les larmes que tu tentes de chasser du revers de ton bras, tâchant ta manche, griffant ta joue de ta montre. La douleur rougit ta peau un instant et peut-être que c'est assez pour couvrir le rouge de tes yeux. Tu tombes, Nathaniel.
En morceaux que personne ne peut rattraper.
Ils sont gris et ternes et personne n'en voudrait.
Personne ne le devrait.
Il n'y a rien à en faire;
On ne peut pas te réparer.
Il n'y a plus que des ruines et des déchets.
Et c'est ainsi qu'on tombe,
Et qu'on est quand on est tombé.

▬ Non, ça ne sert à rien.

Car il n'y a personne à regretter.
On ne regrette pas les morts ici.
On a des remords, pas des regrets.
(Des remords de ne pas avoir aidé.)
Et quand tu relèves les yeux, tu le revois un peu. Dans le blond des cheveux et dans le solaire des yeux. Dans la force de l'âme et la tendresse qui se cache derrière toute l'étendue de sa grandeur. Alors tu tends les bras après avoir vidé le second verre d'une traite bien trop sèche, la gorge encore en feu. Tu t'agrippes et tu ne respires plus. Tu ne prends pas la peine de t'enivrer du parfum familier.

(Parce que tu n'es pas là;
Tu es dans les ruines où tu es tombé.)

Et tu pleures et les sanglots se font ras-de-marée et la tempête t'a emporté, grains de sable emportés par le vent que personne ne peut plus ramasser.

▬ Je suis désolé. Je suis tellement désolé.

Mais il n'y a rien dont tu dois t'excuser auprès de lui, Nath. Tu vois des fantômes dans ton ivresse et tu aimerais les rejoindre en te jetant dans un verre ou peut-être dans le vide mais tu as peur. Tu es un lâche. Et la mort tu danses avec mais jamais tu ne la laisseras fermer la valse.
Parce que tu tomberais.
Et il n'y aurait même plus de ruine à souffler.
(Et ça fait peur, pas vrai ?)
Comme un enfant qu'on devrait rassurer.

▬ Je suis désolé.

La voix qui craque et qui se brise sur les hoquets et les épaules qui s'agitent. Alors tu serres ton ancre, le visage niché sur une épaule étrangère à tes souvenirs.

▬ Je suis désolé, Emil.

Mais Emil n'est plus là.
Lui aussi il est tombé.
Et jamais il ne se relèvera.
Parce que sa valse est terminée.