Neuf heures du matin. Pourquoi est-ce qu'il te convoque aussi tôt ? Sans déconner. C'est donc à dix heures que tu te pointes. Il le sait que tu n'es pas du matin, encore moins ponctuel. La mine déconfite et fatiguée, tu entres dans le bureau avec des lunettes de soleil pour cacher tes cernes, un hoodie rose pastel sur le dos en guise de cache-misère. Tu laisses la porte grande ouverte derrière toi, tires le siège en soupirant et t'affales dedans en croisant les jambes.

— « Salut. Comment va ? »

Tu le fixes droit dans les yeux, remontes tes lunettes pour plaquer tes mèches claires vers l'arrière. Tu hausses un sourcil, déjà désintéressé par l'ordre du jour. Puis viennent les fameuses nouvelles importantes qu'il t'a tease par message à l'aube.
Elyas Delacroix est à Sainte-Mangouste après un accident de voiture.

— « Qu'est-ce qu'il branlait dans une voiture moldue ? Au téléphone en plus. Quel abruti. »

T'es méprisant.

— « Tout le monde sait que c'est dangereux. »

C'est ta seule manière d'extérioriser. Tu es horrifié Zadig... le coma, la mort providentielle qui attend et fait des paris au dessus de notre visage endormi. Tu ne souhaites pas cela à ton pire ennemi. Et Elyas l'était. Tu sors ton téléphone et joues nerveusement, appuyant sur l'écran pour jouer avec le menu d'accueil.

— « Et donc ? C'est ça ta grande nouvelle ? C'est pour ça que j'ai du me pointer dans ta caverne comme si c'était la fin du monde ? Elyas Delacroix est à l'hopital. Yeah. Elyas Delacroix est un sale con. »

Ça se voit que ça te touche.
Et ça t'énerve.

Ah ce qu'il t'agace à jouer les pères avec toi. Comme s'il pouvait comprendre ce que tu ressentais ! A aucun moment il ne le peut. Sa compatissance à ton égard pourrait te toucher, mais il n'en est rien. Tu es trop buté pour le laisser le droit à ressentir, trop fier pour admettre devant lui tes faiblesses. Alors dans l'ordre de te défendre, tu attaques tu attaques tu attaques.

— « Un ami ? Blair, est-ce que tu es mon manager ou un total inconnu qui ne connait rien à ma vie et à mes relations ? Elyas Delacroix ? Mon ami ? Dans quel monde tu vis ? Est-ce que tu m'écoutes seulement quand je me plains à toi ?! »

Tu rages. Jettes ton téléphone sur le bureau d'un geste délibérément agressif. Tu plonges ton regard tendu dans le sien pour lui tenir tête. S'il continue c'est sa tête que tu vas déclarer vouloir casser.
Tu sais pas pourquoi t'as la rage au ventre comme ça.
La vérité c'est que tu aurais voulu vaincre Elyas à la loyale.
Il n'y a aucune gloire à tirer maintenant, aucun chantage à profiter. Il n'y a rien à faire hormis lui souhaiter un bon rétablissement publiquement alors que t'en as rien à foutre de son état.

— « Il aurait pu mourir. Mais il n'est pas mort. »

Tu te lèves et le prends de haut dans un ricanement sardonique.

— « J'ai toujours dit qu'il n'allait jamais au bout de ses projets. »

Tu te penches dans l'intention de récupérer ton pineapple. Dorénavant, l'enregistrement ne te servait plus à rien.

— « Sur ce. Si c'est tout ce que tu voulais me dire, je vais piquer un somme sur ton canapé. »

Toujours avec ses grands airs, il t'agace. Tu grinces des dents quand il te pique ton téléphone mais n'essaies pas de le reprendre pour autant, reculant dans un mouvement exaspéré. Si ça te touche, c'est pas de la manière qu'il te pense. Comme si tu pouvais ressentir de la compassion pour un connard pareil. Tu fronces les sourcils et étires un rictus mauvais, laissant s'échapper de tes lèvres fendues ton venin.

— « Ce que j'ai contre lui ? Hormis son égo surdimensionné de psychotique névrosé ? »

Et sa belle gueule.

— « Disons qu'on était en guerre froide. »

T'as pas l'air disposé à lui parler de l'enregistrement. Il ne comprendrait pas. S'il n'est pas là pour se battre pour tes intérêts alors tu iras au front sans lui. S'il voit plutôt la diplomatie, toi tu préfères prendre les armes pour régler au plus vite le soucis. Pour le tuer dans l'oeuf.

— « Mais assez parlé de lui. Vraiment. Garde tes conseils de fragile pour Basile. »

Oui t'as la haine. Tu sais qu'il a passé un contrat avec lui.

— « Quand je pense que je vais devoir travailler avec ce minable... »

Tu tournes les talons. Te stoppes quand il mentionne Sol Moriarty. Tu te retournes de nouveau. Cette fois l'agacement lasse a laissé place à une curiosité nouvelle.

— « Le livreur de pizza ? Hein ? »

Tu fronces les sourcils. Tu ne travailleras pas avec Basile... Cette pensée t'arrache un sourire, mais tu restes méfiant. Tu sais que Blair serait prêt à te vendre une collaboration. Il est impitoyable quand il s'agit de défendre tes intérêts - même quand il s'agit de te forcer à supporter un concurrent déplaisant. L'hypocrisie est vraiment la clé de ce monde de requins. Heureusement pour toi, le naturel chassé, tu restes un très bon acteur, et ce même au sein de tes relations.

— « Manquerait plus que ça. Basile Delacroix ! »

Il ne peut pas comprendre ce que tu lui trouves d'aussi agaçant. Il n'est pas là pour juger qui ce soit (contrairement à toi qui ne sait faire que ça).

Il aborde Sol et tu te trahis un peu trop facilement. A voir sa réaction, il est aussi surpris que toi. Sur le coup tu ne sais pas comment réagir, et tu es trop impulsif pour inventer une histoire sur le coup. Alors tu expliques sans édulcorer la vérité.

— « C'est un mec qui a livré des pizzas à la dernière soirée de Sally. Semaine dernière. Il m'a tenu la tête au dessus des toil- »

Tu te mords la joue. Oh merde. Tu parles trop quand les gens réussissent l'exploit de marquer ton esprit. Tu te souviens de lui et de son nom, clairement inhabituel.
Mais vu la tête de Blair, tu n'es pas sûr que ça soit le détail qui lui reste en mémoire.

— « Depuis quand il fait de la photo ? »

Mais tu sais rien de lui au fond.

Je te demande pardon ? Et voilà le drame qui commence. Tu rentres les épaules, prêt à encaisser la gueulante qu'il pourrait pousser mais non. Non non non il ne dit rien. C'est limite s'il ne vante pas les mérites de Sol. Tu es surpris (abasourdi même !) mais ne relève pas plus que ça. Tu ne vas pas chercher la merde de toi même, tu en as déjà trop dit pour aujourd'hui.

— « On va pas aller jusqu'à dire que je l'aime bien. Je le connais pas. »

Mais c'était l'humain le plus décent que t'aies croisé à cette soirée et ces derniers temps. Blair peut le sentir - quand tu reconnais quelqu'un à sa juste valeur tu perds pas ton temps à l'insulter injustement. Il n'empêche que ça te fait bizarre. T'avais réussi à trouver quelqu'un d'indifférent à ce business, quelqu'un d'extérieur à ce business (innocent) et Blair le tirait désormais vers ce monde qui lui était étranger.

— « Mais c'est quoi ce délire... »

Tu te penches sur le profil witchagram. Tu dois bien reconnaitre que c'est pas mal du tout. Tu lui demandes quand même :

— « Il t'a montré un book de portrait ? Non parce que c'est quand même différent. »

Tu lui fais confiance, parce que s'il ne fait ses choix qu'en fonction de tes intérêts - t'aimes le challenger tout autant.
Tu lâches un soupire résigné, pas totalement convaincu mais quand même résigné. Tu récupères ton propre téléphone d'un mouvement rapide et relèves les yeux vers lui.

— « Et je suis censé le rencontrer quand pour des essais ? Parce que je suppose que te connaissant, tout est déjà organisé et bouclé avant même que tu aies prévu de m'en parler. »

Léger sourire en coin. Blair est un tyran perfectionniste.

— « Ça te dérange si je pique un somme dans ton canapé ? Ton lit ça m'arrangerait évidemment mais je veux pas que tu t'imagines des choses après. »