Pleine après-midi. Tu as prévenu ton patron que tu sortais. Tu as le droit de quitter ton bureau deux demi-journées par semaine, c’est écrit dans ton contrat. Ça ne signifie pas que tu as une semaine de quatre jours, bien au contraire ! Tu es censé utiliser ces demi-journées pour aller sur le terrain. Tu as préféré le formuler comme ça dans ton contrat, pour bien t’organiser, et ça convient mieux à tout le monde. Ton patron sait pertinemment que tu t’en sers parfois pour mener tes projets en indépendant mais il ferme les yeux parce qu’il sait aussi que tu travailles de chez toi le soir pour la Gazette et qu’au final, tu excèdes le nombre d’heures de ton contrat. Un arrangement à l’amiable qui vous convient à tous les deux.
Cet après-midi, tu es parti au Museum d’histoire de la magie pour l’édition hebdomadaire de la petite chronique que le rédacteur en chef te laisse tenir depuis quelques mois. Tu étais venu lui parler de ton projet de parler d’art et d’artisanat magique de façon un peu différente et ton projet lui avait plus ; il t’avait laissé tenter ta chance. Au final, les retours avaient été très positifs. Tu parlais principalement d’artistes et d’artisans émergents sur Witchagram à la base, et aujourd’hui tu es venu voir la collection d’ustensiles d’anciens peintres magiques du Muséum.
Tu te présentes à l’accueil du muséum et l’employée te demande si tu as déjà un billet. D’un geste tu sors ta carte de presse, assortie du petit mot que tu as fixé au dos où tu précises succinctement que tu ne parles pas – mais que tu entends. Vieux souvenir pas très agréable qui remonte à chaque fois que tu lis cette petite précision sur ton audition.
Pas de commentaires de sa part, son sourire se fane un peu mais elle t’indique l’escalier droit derrière son guichet du musée, te demande si tu as besoin d’autres indications. Tu déclines d’un signe de tête et montes au deuxième étage. Ça fait longtemps que tu n’es pas venu, mais tes pas te guident sans erreurs. Tu te rappelles tes nombreuses visites dans ce lieu pendant ton DEMA. Pour les cours d’arts, et aussi ceux d’artisanat. Au final, tu connais plutôt bien le musée.
Peu de monde dans cette zone, consacrée aux peintres magiques du XVI-XVIIe siècle. Tu repères une agente de sécurité au fond de la salle, qui s’approche à ton arrivée. Vous êtes seuls dans les trois salles en enfilade de la section, alors ton arrivée ne peut pas paraître inaperçue.
Elle s’approche et la stupeur t’envahit. Tu la connais ! Tu ignorais où elle était, elle avait disparu des radars, tu pensais qu’elle avait fui – tu ignorais pourquoi, tu ignorais quoi, mais tu ne pouvais rien y faire. Vous n’étiez pas si proches, mais ça t’avait inquiété. Et la voilà, comme une fleur. Comme une fleur ? Dans un endroit pareil en plus, étrange coïncidence qui te laisse pantois. Qu’est ce qu’elle fait ici ?
Pourtant, tu sors ta baguette, projette ton interrogation sur le carrelage.
Jordan ?

Elle se retourne. Te regarde. Te reconnait elle aussi – tu le vois sur son visage.
Il a changé pourtant ce visage, depuis le temps. Ça ne fait pas si longtemps, pourtant. Le temps passe vite.
Elle sort sa baguette, te répond. Au début tu te rappelles l’avoir mal pris, parce que tu croyais qu’elle te prenait de haut. Ou qu’elle daignait se mettre à ta hauteur, comme si tu étais plus bas que tous les autres, ceux qui parlaient.
Et en fait ça n’était qu’une façon pour elle de comprendre. Ou du moins d’essayer de comprendre, mais personne ne l’avait jamais fait avant. Pas comme ça en tout cas. Ça t’a touché, qu’elle apprenne le sort et s’en serve à son tour.
Beaucoup ont admiré ta méthode et l’ont apprise, puis reprise. Pour parler en silence dans le dos des profs en cours. Chacun ses applications, t’es-tu dit.
Enfin. Ses mots s’affichent en face des tiens, et ça te fait sourire parce que ça t’avait manqué.
Tu hoches la tête. Oui, ça fait longtemps.
ça va. Et toi ?
Envie de rajouter des lignes, parce que là ça sonne froid et politesse forcée – ce qui n’est pas le cas. Mais elle te connait un peu Jordan, elle saura que c’est plus que ça. Elle te parait plus distante qu’auparavant. Simple impression peut-être, que le temps a créée, creusée et creuse encore.
Tu travailles ici alors maintenant ?
Question un peu désuète, parce que c’est plutôt évident. T’essayes surtout de condenser toutes les questions que tu pourrais avoir en une seule, une sujette au développement.

Gardienne de musée, alors ?
Ça t’étonne un peu mais tu n’es personne pour juger ce que tel autre devrait - aurait du - être. Et puis, ça fait longtemps. Le temps change les gens, c’est avéré.

Ça te touche qu’elle prenne de tes nouvelles, elle aussi.
Je suis illustrateur à la Gazette du sorcier.
Tu hésites, tu rajoutes d’un coup :
Plus pour longtemps j’espère !
Si tu trouves des clients bien sûr. La Gazette t’étouffe de plus en plus et ces temps-ci c’est devenu lourd. Tu avais peur de te lancer seul, directement, mais tu peux y arriver, tu en as conscience maintenant. Les mises à l’écart sous couvert de bienveillance « pour ne pas t’enterrer sous les flots de paroles », tu as assez donné. Sans parler de tout ce que tu aimerais dire – mais il faut rester fidèle à la ligne édito, et… ça te gonfle.

Si tu aimes l’art ? Sourire qui s’épanouit sur tes lèvres. La réponse coule naturellement comme le prolongement de la précédente
J’adore l’art. Mais je regrette parfois qu’il soit cloisonné dans un musée.

Ça fait fuir des gens, les musées. Tu ne leur jettes pas la pierre. Si pierre à jeter il y avait, tu la jetterais plutôt au système des musées.

Une question te brûle la langue – métaphoriquement. Ta curiosité l’emporte, et tu projettes quelques mots sur le sol, sans mesurer leur potentielle gravité.
Où étais-tu ces dernières années ?

Un peu d’étonnement de sa part. Logique en soit, parce qu’être illustrateur dans un journal ça en jette. Et tu n’as jamais cherché très haut, te contentant de ce que tu pouvais avoir – t’émerveillant même de pouvoir l’avoir.
Tu pourrais t’en contenter… Tu aurais pu t’en contenter avant mais… ça te travaille depuis les affaires du corbeau, et puis tout le reste. La Gazette qui reste « neutre ». Sa sacro-sainte neutralité t’agace de plus en plus parce que ça n’est pas de la neutralité au final. Elle se met du côté du ministère. Oh bien sûr, ça n’est pas un secret, tu le savais déjà avant d’y entrer.
Mais devoir y faire face tous les jours c’est… c’est au-dessus de tes forces maintenant. NMS ne suffit plus, on dirait. Et ça te fait un peu peur, pour être honnête.

Tu mets tout de côté, ça attendra. Tu réponds juste en une (longue) phrase qui tâche de synthétiser tout ce que tu aimerais exprimer.
C’est frustrant de ne pas pouvoir dire tout ce que je pense, de devoir modifier mon discours pour adhérer à celui que le ministère veut transmettre.
Ça n’est pas ça le journalisme pour toi. Pas ça du tout.

Tu écoutes sa réflexion, intéressante, sur l’art. Elle travaille ici après tout et une vue de l’intérieur… C’est intéressant. Ça serait intéressant pour un article…
Plus tard. Tu verras ça plus tard.

Devoir aller dans ce lieu pour voir de l’art, ça m’embête aussi. Ça met sur un piédestal certaines choses, pas d’autres sur des critères arbitraires. Et puis, il faut vouloir venir ici, faire le premier pas toujours… C’est dommage
Ah, le premier pas.
Cette phrase fait écho dans ton vécu. Un écho un peu douloureux, tu dois te rendre à l’évidence.
Toujours faire l’effort… être aimable, gentil, agréable… Epuisant.

Besoin d’air, hein ? Et elle change de sujet, mais tu le remarques. Observateur Marian, peut-être trop ?
Les habitudes qui t’ont forgé et qui demeurent encore aujourd’hui.

Tu lui montrerais avec plaisir, ce que tu lui réponds.
Bien sûr !

Tu laisses les mots s’étaler sur le sol mais tu veux en rajouter, parce que ta curiosité t’aiguille.
A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ? C’est ça besoin d’air pour toi. C’est flou mais même si c’est trouver le calme, la liberté, c’est forcément chercher quelque chose. Et tu espères qu’elle l’a trouvé.
Elle a l’air de vouloir esquiver le sujet mais…
T’es curieux.

Et puis, vous vous entendiez bien, pas vrai ? Et elle avait l’air heureuse de te revoir. Et puis… Ça t’avait vraiment inquiété cette histoire à l’époque en fait. T’es heureux de la revoir mais tu te poses toujours cette question.

Est-ce que ça va mieux maintenant ? Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

La voir approuver ta réflexion te touche. Ça pourrait t’agacer, tu pourrais prendre ça comme un besoin de validation permanent mais… c’est quelque chose qui compte pour toi, quelque chose pour quoi tu aimerais te battre ; rendre l’art accessible. Et ça te touche juste qu’une amie – ancienne amie ? L’est-elle toujours aujourd’hui ? Tu aimerais bien mais tu n’en sais rien. Il y a déjà tellement de choses qui vont mal. Des choses bien plus importantes, urgentes, cruciales qu’accéder à l’art. Même si tu restes persuadé que l’art c’est crucial au final. Parce que l’art c’est apporter d’autres perspectives… et c’est toujours important, d’autres perspectives.
Quelque chose qui te panique parfois beaucoup, de t’enfermer dans tes pensées. Tu espères sincèrement que ça n’est pas le cas… et tu reviens au présent, aux mots de Jordan sur le sol.
Tu sens que ta curiosité t’a fait franchir une limite – ou en tout cas que tu flirtes avec, parce que Jordan parait moins à l’aise alors que tu braques un projecteur sur ce qu’elle cherche justement à te cacher. Le tact on repassera Marian.
« On va dire ça ». Et tu veux savoir Marian. Mais tu ne veux pas trop pousser, alors… Tu vas te contenter de ça, pour l’instant.
« ça ne saurait tarder »
Je l’espère pour toi !
Et c’est sincère. Malgré ton envie de savoir, tu te forces à te raisonner parce que chacun à son jardin secret, et tu seras heureux pour elle lorsqu’elle aura trouvé ce qu’elle cherche – même si tu ignores ce que c’est. L’important c’est la bonne nouvelle.
Tu souris à sa remarque sur ton talent, gêné.
Talent je ne dirais pas ça… Enormément de travail surtout !
Te détacher… ça serait bien, oui. Ça serait même idéal – même si tu tiens quand même aux quelques avantages que tu as de la Gazette, les quelques que tu peux un peu tirer à ton avantage, la carte presse, ce genre de choses.
Mais le temps avance Marian, tu veux voler de tes propres ailes, sortir de la jolie-mais véritable – cage dans laquelle tu te trouves malgré toi. Tu as la clé, c’est juste… plus simple. Mais pas forcément plus juste.