Il neige sur Londres à l'approche de la fin d'année. Rivage a encore reçu l'invitation au gala de ses parents, comme un simple invité, comme s'il n'était pas leur fils, comme s'il n'était rien.

Et c'est peut-être un peu le cas finalement.

Il l'a brulée au dessus d'une bougie, a allumé une clope avec et a contemplé les cendres sans aucune émotion.

Rivage est vide en ce moment. Étrangement atone depuis quelques mois. L'hiver le rend amorphe, comme un ours qui hiberne. Ou plutôt une souris, que la moindre perturbation dans le nid gèlerait sans une once de pitié.

Rivage enroulé dans son écharpe marche vers les grands magasins, ceux où le tissu brille et coute si cher. Il a besoin de paraître à la hauteur de ses clients. Alors, toute l'année, il économise pour ajouter une pièce de plus à sa garde robe.

Et le voilà, pèlerin égaré dans un sweat élimé bien trop grand pour lui à fouiller dans les vestes de costume. Elles sont belles mais chères. Trop. Elles sont trop droites, trop belles pour lui.

Dans ce magasin il fait tâche.
Il songe, un instant, que tous ces vêtements t'iraient parfaitement, à toi.

Toi dont la voix retentit à son oreille en même temps que le menton sur son épaule.

Il sursaute et fait volte-face, envoyant un coup dans ta mâchoire.

- Oh merde, oh pardon.

Écrase son fou rire sous un tas d'excuse, tente de chasser les papillons acides qui s'agitent anxieusement dans son ventre.

- Le bleu vous irait mieux qu'à moi. Un peu plus clair, pour rehausser votre peau.

Sourire fin à t'imaginer ainsi.
Retour au vouvoiement, incapable de savoir quoi dire.

L'étoile filante devenue tempête cosmique est là, devant lui, cette lueur étrange au fond des yeux.

Le monde soudain réduit juste à toi.

C'est drôle comment la première fois, on se cherchait avec agressivité et comme là, chaque mot est suspendu, comme si on avait pris conscience de la rapidité avec laquelle tout avait volé en éclat à la sortie de cette drôle de nuit.

Risette amusée.
Ton arrogance ne change pas, ça doit faire partie de ton charme. Comme une pièce de puzzle centrale.

Et ton corps brusquement contre le nôtre. Les mains qui se posent à plat sur ton torse, juste comme ça. Pas dans l'idée de te repousser. Les yeux vers ce que ta main attrape et pose par dessus le sweat usé.

Passe ses doigts, Rivage, sur la veste, les boutons brillants et le tissu lourd.

- C'est mortel le noir ... j'aurai l'impression d'être à mon propre enterrement.

Rire.

- J'aime le rouge en revanche. Un rouge sombre, un peu sulfureux, presque bordeaux. Qu'en pensez-vous ?

C'est vivant le rouge, sanglant et sensuel, bien plus vibrant que le noir, l'obscurité qui guette chaque seconde par dessus son épaule.

- Oui.

Il sourit. S'amuse.
Contredire, c'est comme mettre une distance, c'est jouer avec le feu. Sentir sa chaleur sans s'y brûler de trop. Comprends-tu que tu fais peur Lancelot ? Comprends-tu que de toute ta hauteur et ta grandeur, tu intimides les poussières déjà envolées que nous sommes ?

Jouer avec le feu.
Tout comme toi, tu t'amuses, persuadé que tu ne te brûleras jamais, parce que tu maitrises les choses.

Mais ta voix chargée de colère témoigne que cette dernière fois, quelque chose n'avait pas suivi ton bon vouloir.

Le sourire de Rivage se fane, il se mord la lèvre.

- Je pensais que vous vouliez vraiment que je parte.

Tu sais, il est fier Rivage, il est fort, et si tu l'as vu se briser, il y a des débris que tu n'as pas vu.
Il a fréquenter les hautes sphères lui aussi - même si moins élevées que ton paradis doré, étant enfant et sa condition de cracmol lui était perpétuellement jetée au visage. Il n'a pas sa place dans ce monde parmi eux.

Il n'avait pas sa place au sein des Whitelaw.
Alors dans ton lit ? Sirotant un café nu sous un peignoir ?
Sans échange d'argent ?
Non.

Murmuré du bout des lèvres, mais peut-être ne l'as-tu pas entendu.
Tout à la colère qu'il voit flamber dans tes yeux.

Il s'attend alors à un déferlement de quelque chose, des reproches arrogants, un ego blessé.
Mais à la place, c'est le tsunami devient vague qui doucement caresse le sable.
Lancelot se cache et Rivage sourit, rassuré.

Spontanément, il attrape ta main pour l'éloigner de ton visage doucement, découvrir les rougeurs qui parent tes joues.

- Mais si vous me dites le contraire, je serai ravi de passer du temps avec vous.

Au fond, ton regard lui a manqué.
Étoile filante.
Et surtout, cette colère qui s'envole et toi, qui semble dépassé par toi-même. C'est beau. Tu es beau sans ce masque d'arrogance.

Du temps, du temps. C'est tout ce qu'il a. Et si peu.

Et entre tes bras, tu sais, chaque geste, chaque effleurement parait double. Le temps distendu, et on a presque l'impression, tu sais, d'être en vie.

Rire idiot, un peu jaune.
Elle avait donc tant de valeur cette bague ?
Mais c'était vertigineux tu sais, c'était trop, bien trop.
Un pacte éternel, acheter un temps qu'il n'a pas.
C'est terrifiant l'éternité.

- Mais je vais disparaitre.

Qu'il murmure.
Et peut-être que tu n'as pas entendu.
Et puis toi, les promesses en l'air, tu t'en fiches. Il t'aurait promis une éternité mensongère que ça t'aurait convenu.
Tu aurais gagné.

Mais cette nuit, vous avez tous les deux perdu.

Et aujourd'hui ?

Son prénom entre tes lèvres.
Long frisson qui le parcourt. Il sonne bien dans ta bouche, son rivage.
Les joues écarlates et le regard prisonnier du tien.

- C-comme ça, c'est très bien.

Glisse son autre main contre ta joue, se perd dans les mèches de ta nuque.

- Demain, c'est mon anniversaire. Est-ce que tu veux être le premier à me le souhaiter ?

Reste avec moi, toute la nuit.
Le souffle suspendu près de ta bouche, à deux doigts de goûter à nouveau à cette tentation interdite.

C'est un combat. Pour lui comme pour toi.

Dans vos poitrines, il y a des envies contraires et chaotiques qui s'entrechoquent avec violence. On tente de les faire taire en vain, leur vacarme finit par nous atteindre.

C'est ce qui t'ébranle, c'est ce qui peint sur ton visage, cette amertume étrange. Et nos lèvres qui s'entrechoquent. Rivage accepte le baiser, dévore ton sourire arrogant, ton sourire de fierté blessée. Picore sur ta bouche ce qui s'échappe de ton combat.

- Ce sont les princesses qui disparaissent à minuit, moi qui vous croyait chevalier, Ô Lancelot.

Lui aussi au dedans, ça s'arrache. Entre l'envie de se perdre dans tes bras, de s'y gorger de ta chaleur, accepter cette si belle bague et ses promesses d'infini, et le savoir dévorant que sa fin est et qu'il ne veut pas s'attacher pour te l'infliger.

Perdu, comme ses phrases qui oscillent entre tutoiement et vouvoiement, comme s'il était incapable de définir la distance entre vous. Et c'est le cas.

Où allons-nous Lancelot ?
Où m'emmènes-tu ?

Rivage se perd, à contempler l'étoile qui file, on ne voit plus où on met les pieds.

Ta surprise dont il se délecte, ta chaleur dont il se gorge comme un camé en manque. Fantôme soudain (enfin) accroché à la réalité.

Quand tu t'éloignes, il semble déjà une éternité depuis que vos lèvres se sont trouvées. Il sourit doucement. Chevalier, tu l'es sans l'être. On le voit dans ton regard, dans ton allure, jusque dans ton sang vide d'impureté, tu es un roi.

Un roitelet arrogant sûrement, mais de ceux qui portent les couronnes, l'or et les bijoux. Ceux dont les mots ont du poids et dont l'attention se paye.

Et puis, des pas au loin, et Rivage se recule, bouscule les costumes derrière lui. Le rouge aux joues et le regard fuyant. Le monde frappe doucement à la porte. Que fait-il ici, dans les bras d'un Avery ?

Lancelot répond à sa place, fourre dans les bras du nouvel arrivant les costumes avec quelques instructions précises. Celles qui viennent avec l'habitude de fréquenter ce genre de magasin.

Et à son regard en biais, Rivage laisse échapper un sourire amusé.

- Merci, Lancelot.

Il est toujours si doux de prononcer ton prénom, de ne plus passer par des 'Monsieur' faussement respectueux.

- Et maintenant ?

Maintenant qu'ils sont dehors, toi avec le sachet de vêtement sous le bras, et lui qui te regarde.

- Tu veux me souhaiter mon anniversaire ou tu préfères qu'on réitère notre remake de Cendrillon ?

C'est vrai qu'il n'a rien dit pour les vêtements. C'est vrai qu'il n'a pas lutté contre ce présent.

C'est presque étrange.
Lui qui refusait vaillamment tout ce que tu lui proposais lors de votre dernière rencontre.

Peut-être qu'il s'adoucit.
Peut-être que la brèche qu'il a entrevue chez toi l'a touché plus qu'il ne veut l'admettre, que cette maladresse arrogante l'amuse.

Peut-être qu'il est fatigué de lutter pour que personne ne l'approche. Et toi, tu auras le monde à tes pieds pour te consoler. Si vraiment, la disparition d'une pute pourra t'affecter.

Oh.

Lancelot lui laisse les commandes. C'est un peu vertigineux. Lui qui a tout, habitué aux plus grands restaurants, aux hôtels les plus chers, lui demande à lui, ce qu'il veut.

Il sourit.

- Il y a bien un endroit où j'aime prendre des photos. Mais c'est pleins de moldus, et ça respire pas le luxe.

Ça sonne presque comme un défi.
Et ça l'amuserait, de voir le grand Lancelot Avery déambuler dans le marché de Camden et ses couleurs bigarrées.

Alors que l'amulette s'éteint dans sa main, Rivage tient encore dans sa main les doigts de Lancelot.

Il dévore déjà des yeux le monde autour de lui, inconscient de ce qui se joue chez son acolyte. Il aime tellement venir ici, observer le monde vivre et rire. Il se gorge des visages émerveillés, des courses enfantines sur les pavés, des odeurs par centaines qui s'entrecroisent.

Observateur silencieux d'un monde qui vit pour mille.
C'est pour ça qu'il vient là.
Pour capturer par le creux de son appareil, les visages qui vivent, alors que lui se meurt.

Il se tourne vers Lancelot, et le sourire qui flottait encore sur ses lèvres fond en une fraction de seconde. Il faut croire que jouer le caméléon social n'est pas donné à tout le monde.

Baisse la tête Rivage.

- Pardon. Je pensais pas que ça te dégouterait autant de venir ici.

Désemparé, Rivage qui avait cru, un brève seconde que malgré leurs différences, il y avait à partager. Il y avait à se lier. Plus qu'un désir charnel, le monde de l'autre était source de curiosité.

Resserre les doigts autour de ta main. Refuse néanmoins de te lâcher.

- Emmène moi voler.

Si ce monde - mon monde - t'est si insupportable, offre-moi le tien. Mais pas celui des paillettes et des faux-semblants, lui on le connait déjà. Offre-moi ton sourire exalté sur un balais, les cheveux décoiffés et luisants de sueurs.

Et on oubliera ce malaise profond dans tes yeux, et on oubliera un peu plus le gouffre qui nous sépare.

Il serait prêt à renoncer. Pour effacer ce malaise de ton visage. Pour simplement le voir, au travers de ton masque et des verres fumés de tes lunettes.

L'impression qu'on a remplacé le roi par une star qui se croit incognito.
Quoique.
C'est presque ça finalement.

Au fond, Rivage est encore persuadé que Lancelot s'ennuie. Qu'il passe cette journée avec lui pour satisfaire une curiosité passagère. Il a envie de croire à cette obsession dévorante. Mais encore et toujours, qu'est-ce qu'une étoile veut d'un pauvre fantôme ?

Alors, quand Lancelot ne saisit pas la perche qui lui est tendue, quand il choisit de rester, Rivage s'étonne. Et ça doit se voir sur son visage. Le rouge vient colorer ses pommettes et son sourire revient.

Doucement son pouce effleure ta paume, vaine tentative de te rassurer.
Tend l'autre main pour soulever tes lunettes, attraper ton regard mal à l'aise.

- Merci.

Il t'emmène sur les pavés, entre les gens qui glissent autour d'eux sans les voir. Il te montre les devantures colorées et sculptées. Admire de loin les groupes d'adolescents aux cheveux colorés et aux tenues extravagantes.

Il t'emmène voir les bijoux que les gens font eux-mêmes, les peintures et les souvenirs pour touristes qui se vendent à la pelle. Il parle peu, se contente de te montrer, les yeux ouverts sur le monde.

Et il n'a pas lâché ta main.

- Tu suis un régime particulier ou une bubble gaufre nutella-chantilly ça te tente ?

Sourire.

Des écarts dis-tu.
C'est vrai que dans une vie parfaite, il en faut, des écarts.
Des bubbles gaufres ou des putes cracmolles.

Dans le silence, il y a déjà tout.
Les doutes, les questions, la certitude d'être éphémère.
Rivage se meurt et tu brilles trop pour t'en occuper.

Oui, un écart, c'est bien un écart.
Un seul, ça fera des souvenirs à chérir. L'impression d'avoir conquis un roi pour de vrai. Tellement conquis qu'il a quitté son royaume pour venir se perdre dans la poussière.

Rivage s'éloigne vers le stand de gaufres.
Et sur le chemin, s'arrête un instant devant un étal et reprend son chemin.
Il revient, une gaufre débordante de chocolat dans chaque main.

Il en tend une à Lancelot.

- Bon appétit. C'est pas un tiramisu cinq étoiles, mais ça a le mérite d'être réconfortant.

Il rit doucement, la buée de son souffle s'évanouit un instant.
En vérité, dans sa poche, il y a un cadeau, un petit quelque chose pour toi, pour cette après-midi hors du temps.
Mais maintenant qu'il réalise, que peut-il offrir à quelqu'un qui a déjà tout ?
Alors, la jolie bague reste dans sa poche pendant qu'il grignote sa gaufre.

- Finalement, était-ce si terrible que ça ? De rencontrer le bas peuple ?

S'amuse, rire caché dans la voix.
Tension au fond, d'apprendre que tu as détesté cet instant.