Quand le son désagréable de la sonnette retentit dans tout l’appartement, ce qui n’était en soit pas bien compliqué rapport à sa surface ridiculement petite, Emyr relève machinalement la tête vers l’horloge du salon en fronçant les sourcils.
Il n’attendait personne et Aeres, aussi têtue soit-elle, annonçait toujours sa venue. Il en était de même pour Chrysanthe qui, à cette heure-ci, s’annonçait généralement avant d’envahir l’espace vital du cadet des Selwyn. Sauf lorsqu’il prévoyait éventuellement de le traîner dans un traquenard dont Emyr n’avait pas franchement envie ce soir.

Lorsqu’il se lève, déposant son livre et pinçant l’arrête de son nez en appréhendant par avance l’aventure qui l’attend derrière sa porte, il s’attend à tout, sauf à ce qu’il découvre.

- Tiphaine ?

Sincèrement surpris, il reste quelques instants interdit, sans pouvoir cacher son étonnement, ses yeux clairs et froids allant de la jeune femme à la bouteille qu’elle lui présente, puis il finit par s’arracher à sa surprise pour se racler la gorge et reprendre contenance en attrapant la bouteille poliment.

- Bien sûr, entre. Je t’en prie.

Sa haute stature se décale sans attendre pour la laisser entrer dans l’appartement. Ce dernier, bien que petit et relativement quelconque, est aussi propre et rangé qu’un appartement témoin. Comme si personne ne vivait là, ou alors un véritable maniaque. Seul le livre qu’Emyr était en train de lire traîne sur la table basse du salon étroit que ses fenêtres peine à éclairer correctement.

- Ce n’est pas le confort auquel tu dois être habitué mais je crains ne pas pouvoir te proposer bien plus classieux pour le moment. Installe toi, fais comme chez toi.

Le ton est neutre, pour masquer la gêne de la recevoir dans cet appartement dont il n’est pas spécialement fier, et pour éviter d’y penser, Emyr s’empresse de rejoindre la cuisine, en deux enjambées seulement, pour attraper deux verres à pieds et de quoi ouvrir la bouteille afin de faire honneur au présent apporté par son invitée surprise.

- Tu n’étais pas obligée de te donner tant de mal tu sais ? Venir jusqu’ici. Le vin. Tu n’as rien à te faire pardonner.

Son sourire est léger quand il la rejoint, mais il a le mérite d’exister, alors qu’il lui laisse le canapé pour tirer une chaise qu’il place en face d’elle, une fois les verres et la bouteille posés sur la table basse. Il les désigne du menton.

- On le goûte ? Je ne bois pas seul. Alors c’est l’occasion.

La remarque de Tiphaine sur l’appartement le surprend mais arrive étrangement à lui tirer un rire qui l’étonne tout autant alors que ses yeux se promènent sur l’intérieur méticuleusement ordonné comme le font les yeux de la jeune femme qui découvre son antre pour la première fois.
La voir au beau milieu de l’appartement lui est assez étrange. Peu de monde était invité à entrer chez Emyr. Et ceux qui s’invitaient seuls, en général, ne passaient pas l’encadrement de la porte.

- Aeres ne t’avait donc pas dit grand chose à mon sujet ? Il semblerait que je sois quelque peu maniaque et en général elle aime bien s’en plaindre.

Il ajoute avec nonchalance, comme si son excuse expliquait ses névroses et le manque cruel de vie dans son chez-lui.

- Et puis je suis médecin, alors en un sens, il vaut peut-être mieux que je le sois.

Quand il se trouve face à elle, ses yeux n’osent pas s’attarder sur sa personne. Il avait l’étrange impression qu’elle était mal à l’aise et préférait ne pas en rajouter, bien qu’il s’interrogeait profondément sur la raison de sa venue. Tout cela lui semblait bien trop pour de simples excuses qu’elle ne lui devait pas.
C’est pour cela qu’il avait détourné leur attention sur le vin, qu’il entreprend d’ouvrir quand elle lui confirme vouloir bien le goûter avec lui. Le bruit agréable du bouchon retentit dans le salon, et Emyr garde les yeux rivés sur le liquide carmin qui s’écoule dans les verres, même s’il écoute attentivement.

- Tu n’as rien interrompu. Ce n’était pas le livre le plus intéressant du monde. Je sais qu’il ne faut pas se fier à la couverture, mais sache qu’il ne faut pas non plus se fier au résumé.

Reposant la bouteille, il fait doucement glisser le verre sur la table basse, jusqu’à elle en la gratifiant enfin d’un regard et d’un léger sourire.

- Je commence à avoir fait le tour de tous les romans policiers existants.

Cette fois, ses doigts attrapent son propre verre et il se redresse contre le dossier de sa chaise en se permettant de détailler la jeune femme sombrement. Ses yeux sont froids, il le sait, et les détourne régulièrement pour ne pas la mettre mal à l’aise.

- Et pour revenir à ce que tu disais, Tiphaine. Je préfère effectivement des remerciements plutôt que des excuses que tu ne dois pas. Bien que ce soit Aeres qu’il te faut remercier. Comme tu l’as souligné, j’ai été pris de court.  

Et avant que ses mots ne soient trop mal interprétés par la jeune femme, car le ton n’était pas forcément très chaleureux, il ajoute précipitamment.

- Mais je suis heureux de savoir que tu as passé un bon moment avec nous. Et j’ai passé un excellent moment, moi aussi, malgré les cachotteries de ma sœur. Et notre mère a eu l’air ravie de faire ta connaissance.

Evidemment, comme en aurait-il pu être autrement. La jeune femme en face de lui était tout ce dont une mère pouvait rêver. Et Emyr savait très bien ce qui était passé par la tête des femmes Selwyn.
Mais alors qu’il allait lever son verre pour porter un toast avec Tiphaine, il s’interrompt dans son geste, doutant soudainement qu’il y ai quelque chose à fêter.

- Est-ce que tu es sûre que tout va bien Tiphaine ? Tu as l’air embarrassée.

Emyr avait haussé un sourcil quand Tiphaine lui affirme qu’Aeres n’avait pas présenté ses névroses en tant que telles mais bien en en faisant des compliments. Mais à bien y réfléchir, il est loin d’être surpris finalement. Le traquenard tendu lors de la visite qu’ils avaient fait à leur mère lui avait déjà mis la puce à l’oreille et les termes de la jeune femme en face de lui ne faisaient que lui confirmer les manigances de sa grande soeur.
Ce constat ne l’empêche pas, malgré tout, d’adresser à l’héritière de la famille Rosier un discret sourire. Au moins elle ne le prenait pas pour un maniaque et c’était mieux comme ça.

Car Emyr savait que son apparence n’avait rien d’amicale en général. Il en jouait même souvent, tenant son rôle. Et il s’amuse un peu du portrait austère que lui dépeint Tiphaine qui ne se trompe pas vraiment, sur les grandes lignes.

- Oh rassures toi, je lis également ce genre de livres. Les romans m’aident à les digérer.

Un trait d’humour de la part du cadet des Selwyn, qu’il espère ne pas être trop maladroit. Comme sa question, qui elle, a l’air déjà de l’être un peu plus.

- Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise. Et tu n’as pas à l’être d’ailleurs. Je sais que ta famille est très stricte à ce sujet mais ce n’est pas moi qui irait te dénoncer auprès d’elle, j’espère que tu le sais.

Quand il trinque, un nouveau sourire apparaît brièvement sur son visage d’ordinaire complètement fermé alors qu’il lève son verre à son tour. Il voit bien qu’elle ne veut pas s’étendre sur le sujet alors il y consent évidemment.

- Et à ta découverte de la famille Selwyn. Si tu es ici, j’en déduis que tu n’as pas passé un trop mauvais moment en notre compagnie.

Avisant ses épaules nues après avoir bu une gorgée de vin, Emyr repose son verre sur la table basse et se lève pour attraper une fine couverture, qu’il a gardé de leur demeure, et de son enfance, pour la déposer sur les épaules de Tiphaine.

- Tu avais l’air d’avoir froid.

Et il se réinstalle, mais sur le canapé à côté d’elle cette fois. Aeres lui avait fait remarquer un millier de fois qu’il était trop froid, trop distant, et que cela pouvait mettre mal à l’aise les gens.

- Le vin est délicieux. Bien que tu dois t’y connaître bien plus que moi. Je ne suis pas assez connaisseur pour saisir toutes les subtilités de cette tradition française.

Emyr ne s’était jamais vraiment penché ouvertement sur les “on dit” de la famille Rosier et sur ce que voulaient bien laisser paraître le monde des sorciers et la caste des sang-purs. De plus, il avait toujours été homme à entendre les ragots sans les colporter en retour et sans les commenter, quand bien même ces derniers auraient pu être particulièrement croustillants, si bien que beaucoup prenaient la liberté de penser que ces normes sociales ne l’intéressaient pas du tout.
En réalité, même si le cadet des Selwyn ne prenait aucun plaisir à bavasser sur les uns et les autres, il aurait été idiot de ne pas se rendre compte à quel point le fait d’être un pariât pris en pitié par la haute société sorcière pouvait permettre de tirer son épingle du jeu. On se permettait de parler des autres devant les Selwyn. Peut-être imaginait-on que leur position actuelle ne leur permettrait pas d’en profiter. Peut-être les sous-estimait-on.

Ainsi, Emyr avait entendu parler de la famille Rosier, et de leur aîné, Léon, une brute épaisse sans âme réputée pour être un auror froid, méprisant et despotique. Il n’était pas difficile d’imaginer qu’il l’était aussi dans un cadre plus privé.

- Ne t'inquiètes pas pour ton frère, je doute que nous échangions des amabilités et des confidences si nous venions à nous croiser. Ton secret est bien gardé avec moi.

Son sourire est léger mais bien plus chaleureux qu’on aurait pu l’imaginer. Emyr voulait que Tiphaine comprenne qu’il était loin d’être un Léon bis, car on pouvait lui prêter une image semblable lorsque l’on se fiait simplement aux apparences.
Ses yeux glacés se perdent dans le vin qu’il fait tourner dans le verre.

- Je n’ai pas eu l’occasion, pour l’Italie. J’ai beaucoup voyagé pour Sainte-Mangouste mais pas en Europe. Le Moyen-Orient, l’Asie, l’Afrique Centrale. Plutôt dans des régions peuplées de créatures magiques sauvages et dont les attaques doivent être soignées, ou étudiées, si nous arrivions trop tard.

Se rendant compte de la froideur professionnelle dans ses propos, sa mâchoire se contracte et il relève les yeux vers Tiphaine avec le plus de douceur possible.

- Excuse moi, ce n’est pas aussi poétique qu’un voyage en Italie, et je ne veux pas t’ennuyer avec mon travail.

Après une gorgée de vin, et une main dans ses cheveux sombres, un peu gêné d’avoir dévié encore une fois, sur ce boulot qui prenait absolument tout son temps, il souffle avec un demi sourire.

- Mais l’Italie, pourquoi pas. Superbes paysages, belle architecture, histoire chargée et captivante. Si tu le proposes à Aeres, je suis sûr qu’elle te suivrait les yeux fermés.

La réflexion de Tiphaine sur sa relation avec Aeres laisse Emyr songeur un bref instant mais il l’accueille avec un sourire discret. On avait toujours dit des Selwyn qu’ils étaient très soudés et solidaires entre eux, une image qu’ils avaient contribué à perpétuer aux yeux du monde pour l’honneur de leur famille.
Cependant, la jeune femme avait raison sur un point, la relation entre les deux héritiers avaient toujours été facile et agréable. Et même si Emyr avait quelques rancunes tenaces au sujet de l’escapade moldue de sa grande sœur, dans l’ensemble il admettait sans mal leur proximité.

- Je suppose que notre vécu a eu un avantage pour notre famille, et a permis de resserrer les liens entre Aeres et moi.

Liés, et ensemble face à l’adversité. Un peu dramatique mais pas très éloigné de la réalité.
Le regard surpris d’Emyr accroche celui de Tiphaine lorsqu’elle évoque un dîner. Il était devenu expert dans l’art de déceler les invitations cachées afin de pouvoir les esquiver avec tact.
Cette fois cependant, il n’a pas le cœur d'éconduire une tentative si délicatement amenée. Tiphaine était de bonne compagnie, intelligente, discrète et agréable, et Aeres viendrait probablement lui passer un savon s’il mettait dehors sa meilleure amie sans autre forme de procès alors il hoche doucement la tête en terminant le verre de vin, qui était particulièrement excellent.
De plus, en cette fin de mois, et ses économies n’étant pas si déplorables, il pouvait bien se permettre d’accepter.

- Allons dîner dans ce cas, je m’en voudrais de te laisser mourir de faim en te saoulant de mes pseudos aventures. J’espère aussi que tu me parleras des tiennes.

Il s’était levé avant d’avoir fini sa phrase, attrapant sa baguette qui reposait sur un support en bois élégant, pour faire venir à lui une veste à laquelle il s’était évertué de donner un aspect quasi neuf à l’aide de magie. Ce n’était pas trop mal réussi mais la marque qu’on pouvait lire sur l’étiquette n’existait plus à présent. La veste avait appartenu à son père.

- Si tu as peur d’avoir froid, tu peux regarder dans le placard. Aeres a forcément dû oublier une veste que tu peux lui emprunter. Si elle est toujours là c’est qu’elle ne lui manque pas.

Machinalement, il tend son bras vers Tiphaine lorsqu’elle est prête à partir, dans l’idée de transplaner jusqu’au restaurant avant de souffler, sur un ton qui ne plaisante qu’à moitié.

- Pitié dis moi que tu n’as pas la lubie d’Aeres avec les transports moldus et que nous allons transplaner…