Le soupir aux lèvres alors que tu marches dans les couloirs du ministère, prenant la direction de son bureau. Certes, ça te donne une occasion de casser un peu la routine, sortir de ton refuge ; c’est aussi ça le problème. Tu sais quel sujet il va aborder et tu es déjà lasse rien que d’y penser.

Ce n’est pas la première fois que tu défies son autorité, tout simplement parce que tu ne souhaites pas la reconnaître ; au mieux tu la tolères. Rien d’étonnant pour une louve alpha que tu es, tu n’appliques la hiérarchie que lorsque ça t’arrange. Oui c’est enfantin, tu le reconnais, mais tu t’en fiches.

Tu frappes à la porte, toujours le soupir au bout des lippes. Tu n’attends pas qu’il te fasse signe d’entrer pour le faire, mais tu remarques qu’il n’y a personne à part vous deux.

Et tu sais d’avance que ça va mal se finir.
Parce que l’un comme l’autre, vous ne reculerez pas.
Tu n’es pas convaincue d’avoir fait le bon choix lors de l’épisode de la grotte.

Non, tu as fait le tien et non le sien, là est le problème. Et pourtant, tu ne le regrettes toujours pas, loin de là. Campée sur tes positions, comme toujours.

─ T’as meilleure mine. La première et dernière politesse de la journée. Tu enchaines sans attendre : on peut passer le moment où tu me passes un savon ? J’ai pas la patience pour ça. Ça fait plus de dix ans qu’on travaille ensemble, si tu me fais le coup de l’étonné j’en serais très déçue.

Pas de retenue, pas de pacotilles, pas de préambule.
Pas de doute, tu tiens la forme.

S’il y a bien quelqu’un qui peut t’énerver rien qu’en prononçant quelques mots, c’est lui. Il t’indique le fauteuil pour t’assoir, tu restes debout, les bras croisés, la mine sombre. À peine il commence à parler que tu as envie de t’en aller. Tu ne restes que par politesse.

Il te fait comprendre qu’il ne veut plus de toi ici et ça te fait rire. Un gloussement gras et moqueur ; tu sais qu’il est sérieux, mais ça ne change en rien ton attitude provocatrice. Néanmoins, quand il parle des événements dans la grotte, c’est à ce moment-là que tu décides de remettre les pendules à l’heure. Du poing tu tapes le bureau et tu hausses le ton :

─ Tu te fous de ma gueule ?! Mettre des civils en danger ? Depuis quand mon travail consiste à faire du baby-sitting ?!

Et s’il n’y avait que ça, mais non, c’est pire encore. Il semble avoir oublié quelque chose que tu ne manques pas de lui rappeler.

─ Si Cassandre et moi n’avions pas été là, la dragonne les aurait calcinés comme des petits bouts de viande. S’ils sont encore en vie, c’est grâce à nous !

Tu n’oublies qu’avant que vous ne débarquiez, la créature était furieuse et prête à tout ravager sur son passage pour protéger ses petits. Tu n’oublies pas non plus que, lorsque tu t’es occupé de la pacifier avec ton ancienne collègue et les civils… il y avait quelqu’un qui manquait à l’appel.

─ Et toi hein ? T’étais où quand il fallait les protéger ? T’étais où lorsqu’on s’évertuait à calmer la dragonne ?! Tu crois que tu peux me donner la leçon ? Mon travail ne consiste pas à combler tes caprices et t’obéir aveuglément !

Le fait qu’il soit triste d’en arriver là ne change rien. Ça te rend folle de voir le peu de recul qu’il prend par rapport à la situation. Qu’il en oublie que sans toi et Cassandre, elle aurait pu être immensément pire.

Tu t’approches de lui, la rage au ventre, le visage proche du sien comme une mère qui donne la leçon à son petit. Il n’y a que toi pour agir comme ça avec lui. Ce n’est pas de l’irrespect, mais il y a une différence abyssale entre respecter son rang et faire comme s’il n’avait aucun tort dans l’histoire.

Et même si tu dois partir après ça, tu ne le laisseras pas s'en tirer à si bon compte. Loin de là.

Il te demande si tu as fini de hausser le ton, comme s’il a déjà oublié que tu ne fais que commencer. Lorsque tu exploses, tu ne le fais jamais à moitié. Et le moindre argument qu’il avancera lui sera renvoyé à la figure parce que tu refuseras de lui céder quoi que ce soit.

Pourtant, ils ne sont pas dénués de sens, bien au contraire. Dans d’autres circonstances, tu serais même prête à les écouter. Mais dès qu’il parle de cette autorité qu’il pense avoir sur toi, ça ne fait que t’énerver davantage.

Tu as toujours été très claire avec toi-même sur le fait que tu tolères les ordres qu’il se permet de donner lorsqu’ils sont légitimes et éclairés. Tu refuses tout bonnement le reste lorsque tu estimes qu’il fait fausse route.

Il peut soupirer autant qu’il veut, essayer de calmer la tempête, il ne fait que stimuler ta colère. S’il ne veut vraiment plus travailler avec toi, alors tu vas en découdre avec lui et advienne que pourra.

─ « Nôtre » mission ? Le rire volontairement aigre et moqueur, tu reprends : que les choses soient claires, Antoine Savoy. Ma mission consistait à retrouver la dragonne et m’assurer qu’elle était en bonne santé, pas de materner les touristes. Je crois que ton autorité te monte à la tête, elle n’existe que parce qu’on veut bien te la donner, ne croit pas que ton rang te donne tous les droits sur moi !

Tu n’en démords pas. Tu tiens à ton indépendance bien plus qu’à ton travail avec lui, peut-être même plus encore sur la relation que vous entretenez. Elle connait son lot de péripéties, mais le temps a aussi forgé une confiance que vous pensez tous les deux avoir trahie.

Que le postulat de départ sur tes fonctions et ta façon de les exercer reste encore un malentendu pour lui, tu peux le concevoir, mais qu’il se montre presque prêt à t’apprendre ton métier, c’en est trop. Le volume qui sort de tes lippes ne varie pas, le ton est toujours aussi sec et agressif et tu l’agresses de plus belle.

─ Si t’as envie de jouer à « ce qui aurait dû être » au lieu de ce qui est vraiment advenu, c’est ton problème. Mon objectif était de protéger la dragonne, elle passait avant tout le monde. Que des civils viennent nous accompagner, là était l’hérésie. Les professionnels restent avec les professionnels, ce genre d’événement n’a rien de propice au mélange !

D’un pas venant réduire la distance entre vous, ton visage proche du sien, tu reprends de plus belle :

─ Si pour toi un bon magizoologiste ne doit qu’obéir aux ordres comme un bon petit chien, tu te fourres le doigt dans l’œil ! Si tu crois que c’est le cas, nous avons une conception différente de mon travail.

Un regard de dédain jeté à la lettre qu’il a poussé vers toi.

─ Libre à toi de te séparer des meilleurs éléments parce qu’ils ne s’agenouillent pas devant toi en attendant les ordres. Tu n’es que le directeur d’un ministère parmi tant d’autres. Rentre-toi ça dans le crâne. Si je dois travailler seule, je le ferai ! Je suis habituée.

De ton index, tu viens toucher son buste et tu martèles :

─ Mais ne t’avise plus jamais de remettre mes compétences en question, encore moins de me traiter comme une mordue d’adrénaline. Si après plus de dix ans passés à travailler ensemble tu ne sais toujours pas ce qui me motive, ce n’est plus la peine de m’adresser la parole.

Tu le vois, tu le sais, il est à bout. Mais tu continues, qu’il soit au bord du précipice ne fait aucune différence ; c’est presque si ça ne t’arrange pas, impitoyable. Sa douleur, tu la ressens, comme si elle était tienne, toi qui te projettes si aisément dans l’esprit d’autrui. Pourtant tu continues.

À la seconde où il mentionne son statut, tu serres le poing si fort que tes phalanges en deviennent rouge vif. S’il pense pouvoir te calmer avec un argument aussi fallacieux, il se trompe. Tu sais comment fonctionne la hiérarchie, il y a des principes similaires dans ton clan.

Ce sont ces mêmes principes qui ont détruit ta famille de l’intérieur ; ils furent terrifiés à l’idée de perdre leur statut, si bien qu’ils ont été jusqu’à tous les extrêmes pour conserver leur position ; prétextant qu’ils voulaient te protéger.

Au ministère, ce n’est pas mieux. Ce n’est que de la politique. Et pour toi, Antoine n’est qu’un rouage parmi tant d’autres. Pour toi, ce poste il ne le mérite pas. Dès les premiers instants, tu as décidé de ne jamais reculer devant lui, tu ne déroges pas à ta décision.

─ Attention… tu n’es pas à ma place, tu n’es pas légilimens comme moi, tu ne sais pas ce que je pense, je ne te permets pas de sauter aux conclusions.

Tu ne juges pas la vie humaine supérieure aux autres. C’est peut-être un mal, mais c’en est un que tu assumes jusqu’au bout des ongles.

─ Ton poste n’a aucune valeur à mes yeux. Pour toi ce n’est sans doute qu’un métier, tu l’oublies peut-être aussitôt que tu quittes ton bureau. Pour moi, c’est ma vie ! C’est ce pour quoi je suis née ! Et je ne laisserai personne remettre en question mes compétences, surtout pas toi.

Et ça n’arrange pas les choses lorsqu’il te dévalue ouvertement. Tu le pousses de la paume de ta main, te retenant de toutes tes forces de faire quelque chose que tu vas regretter. Mais tu vas continuer de l’acculer jusqu’à ce que les nerfs se détendent… ce qui n’est pas près d’arriver.

─ Hm. Tes meilleurs éléments sont tes petits caniches. Je remercie tous les dieux de ne pas en être un de plus. Rentrer dans le rang tu dis ? Tu t’esclaffes, moquerie au bout des lippes. Je préfère que Thor me frappe par la foudre. Pas une bonne nouvelle quand tu en viens à évoquer ta religion… la prochaine réplique risque de foudroyer ton interlocuteur : toi, ton ministère, comment te le dire poliment ? Je vous emmerde.

Quitte à dépasser le point de non-retour, autant y aller franco.

Il n’existe personne pour te protéger de toi-même ; ainsi que pour te tenir tête, tout le monde finit par céder face à une telle intensité. Il n’y a que peu de gens qui peuvent réellement te comprendre ; toi, tes motivations et tes ambitions. Antoine a essayé du mieux qu’il pouvait.

Pourtant ce n’est pas quelque chose que tu lui reproches, tu sais qu’une louve de ton âge n’apprendra plus de nouveaux tours ; tu sais que tu ne changeras pas. T’égosiller pour lui faire comprendre n’est qu’une perte de temps.

Ce désaccord fondamental sur la nature de ton métier n’a fait que s’amplifier au fur et à mesure que le temps passe, c’est presque un miracle d’avoir tenu plus de dix ans. Tu n’es plus capable de fournir des efforts ; des concessions encore moins. Rien que le fait de lui concéder quoi que ce soit te donne la gerbe, chacun perd son temps avec l’autre.

Tu soupires, frustrée. Antoine ne fera pas de pas vers toi ; toi non plus. C’est donc dans un pas de recul que tu reprends la parole :

─ Une amie. Tu me fais bien rire, quel hypocrite tu es. Tu ne comprends rien sur rien, je gaspille ma salive avec toi. Nous n’avons jamais vraiment su nous comprendre, et nous n’avons pas du tout les mêmes convictions. Arrête de te voiler la face en me disant que je me suis détournée de toi.

Vous n’avez jamais vraiment marché dans la même direction, cette collaboration n’était pas faite pour durer et pourtant elle a fonctionné dans un équilibre précaire ; aujourd’hui il n’y en a plus.

─ Continue de t’accrocher à ce que tu crois. De mon côté je resterai campée sur mes positions. Il est clair que nous ne pouvons plus nous entendre et je n’ai même plus envie de respirer le même air que toi.

Les mots sont volontairement violents ; ils cherchent à blesser, tu n’es pas connue pour édulcorer tes propos, ce n’est pas maintenant que tu vas commencer.

─ Égoïste, malintentionnée… tu ris jaune. Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. Et on se demande pourquoi je déteste les gens.

Un dernier regard sur sa lettre de malheur, tu ne lui simplifieras pas les choses, c’est une certitude.

─ Tu me rappelles ma famille… loin d’être un compliment, c’est l’une des plus grandes insultes que tu peux lui faire. Je te pensais plus malin qu’eux. J’avais tort.

Il dit avoir valorisé ton amitié, ton savoir-faire et ta détermination. Tu ne décèles aucun mensonge, mais qu’il parle au passé est un choix délibéré. Tu conclus :

─ Un conseil ; fais en sorte que je ne te croise plus.

Et sa lettre, tu n’y toucheras même pas. Au fond, ton instinct bestial prend le pas sur tout le reste. Et l’humain, dans tout son intellect, ne t’inspire que du dégoût. Antoine en tête de gondole. Il vaut mieux que jamais vos chemins se croisent une fois de plus.