3h40 du matin.
Sambre rentrait finalement chez lui après une journée et une nuit, toutes deux longues et fastidieuses, et qui s’achevaient enfin.

On se plaignait rarement, quand on travaillait avec passion, du moins c’était toujours ce que le jeune homme s’était répété jusqu’à en être intimement convaincu, conscient de la chance qu’il avait de vivre de ses passions dans lesquelles, il fallait être honnête, il avait de grandes facilités. De fait, malgré la fatigue harassante qui l’envahissait depuis plusieurs heures, il était empli d’un sentiment de satisfaction particulièrement intense et d’une euphorie qui, malgré son état d’épuisement avancé, l’empêcherait probablement de s’endormir rapidement.  

Tous ses muscles tiraient douloureusement, lui faisant payer le rythme de ses dernières 24 heures, d’être resté penché sur ses chaudrons trop longtemps sans pouvoir en décrocher, puis debout le reste du temps, sans soulager ses jambes une seule fois dans une galerie d’art bondée, à faire des courbettes, des sourires, accepter des verres et des compliments inlassablement.

Dans un soupir de soulagement, le jeune homme déverrouille la vieille porte d’entrée en bois qui ne paye pas de mine, au dernier étage de l’immeuble biscornu dans lequel il s’était installé à son arrivée à Londres. Caché derrière, l’appartement plongé dans la pénombre et le silence révèle son espace chaleureux malgré la décoration minimaliste. Un vaste loft d’artiste, bien plus grand que ne l’aurait laissé imaginer l’état de l’immeuble et un plafond suffisamment haut pour tendre de part et d’autres de l’appartement de grands draps servant de toiles à l’esprit créatif vivant en ces lieux. La magie faisait des miracles jusque dans le domaine de l’immobilier.


L’odeur familière et rassurante de la peinture emplie l’appartement, accompagnée de subtiles notes de plantes séchées, et Sambre inspire à plein poumon une fois entré, le dos appuyé contre la porte.  
Slalomant entre les toiles et les tentures jusqu’à une table basse et un canapé qui trônent presque au centre de la pièce, il y abandonne sa veste délicatement sur un accoudoir, quand son pineapple est envoyé sans grand ménagement au milieu de son lit encore défait, un peu plus loin, près des grandes fenêtres qui bordent tout un mur du loft.
Prenant le temps de s’étirer, il entame un déboutonnage lent de la chemise fluide qu’il portait pour la soirée. Elle sent la cigarette, et il a hâte de s’en débarrasser, prenant le chemin de la salle de bain dont la surface est délimitée par des parois de bois et de verre presque opaque.

Mais quelque chose cloche et le plus jeune des Lawrence se pétrifie sur place quand une autre odeur s’insinue dans son cocon apaisant, en plus de celle du tabac froid. C’est subtile mais pas suffisamment pour passer inaperçu. D’ailleurs, ça n’a pas l’air d’être fait pour ne pas être remarqué. C’est un parfum qu’il ne connaît pas, plutôt masculin à priori, même si, mêlé au reste, il est plus difficile de l'identifier.
Le cœur de Sambre s’emballe, la peur le prend au ventre, comme si son instinct de survie avait compris quelque chose avant tout le reste de son corps, et il fait volte-face pour rejoindre sa veste contenant, dans sa poche intérieure, sa baguette.

- Bonsoir Sambre.
- Putain mais vous êtes qui ?! Qu’est ce que vous foutez chez moi ?!

Nimrod se tient debout devant lui, le surplombant de toute sa hauteur. Derrière lui, le canapé, la veste abandonnée et la baguette. Il arbore un large sourire beaucoup trop charmant et enjoué pour ne pas être inquiétant, et son ton suave et doucereux provoque un frisson de terreur chez le jeune homme qui lui fait face.
De son côté, l’intru s’amuse beaucoup de la situation et de la peur qu’il lit dans les si jolis yeux de son cadet.

- Allons, allons, surveille ton langage. Il me semblait que tu étais plus poli que ça, habituellement, avec les inconnus.
- Pas ceux qui entrent par effraction !

Comme s’il y avait été invité, l’homme vêtu élégamment de noir se met à rire ouvertement, et comme s’il n’était pas l’intru, il prend place dans le canapé, repliant la veste abandonnée avec soin, et souriant en y sentant la forme de la baguette dans le pli du tissu.
Sambre n’était pas très prudent, c’était bien là tout ce qu’avait craint Nimrod en entrant dans son charmant appartement de jeune artiste faussement indépendant, avec une facilité déconcertante.
Sa visite relevait bien de l’urgence.

- C’est vrai, pardonnes moi cette entrée théâtrale… Mais tu es toujours par monts et par vaux. Une véritable anguille ! Toujours occupé, entouré. Et je n’ai pas le temps et l’envie d’attendre ou de te courir après. Alors me voilà.

Sambre l’a regardé s'asseoir sans broncher, les bras ballants, sans arriver à comprendre ce que ce type faisait dans son salon. Pourtant il cherche, et à toute vitesse, retourne dans tous les sens son cerveau fatigué, puisant dans ses dernières ressources pour essayer de trouver quelque chose à quoi se raccrocher. Et Nimrod le voit bien. C’est particulièrement distrayant mais il n’a pas le temps pour jouer aux devinettes alors il reprend rapidement le fil de son discours qu’il est le seul à savourer.

- Ne te fais pas mal à la tête pour rien Blondie. La dernière fois que tu m’as vu tu n’étais pas convié aux conversations d’adultes. Et si je ne me trompe pas, tu n’es toujours pas invité, même si… Tu as grandi depuis la dernière fois.

D’un geste nonchalant, Nimrod fait mine de le mesurer avec ses doigts comme un artiste prenant les mesures de son modèle, avec une moue concentrée.
Impossible pour Sambre de remettre cette voix sur un visage, et la pénombre ne l'aide pas à se souvenir de ces traits qu’il aurait, apparemment, déjà vu au moins une fois.
S'agaçant encore un peu plus, le jeune homme serre les dents et les poings.

- Je réitère… Qu’est-ce que vous foutez chez moi ?
- Je réitère également, Sambre, ton langage. Je suis sûre que ta mère ne t’a pas appris à parler comme ça à un ami de la famille. Mais tu as raison, je n’ai pas répondu à ta question. Installe toi, je vais te raconter une petite histoire.

Quand l’homme qui lui était encore inconnu le rabroue comme s’il était encore un enfant, Sambre fulmine, cela faisait écho à beaucoup de mauvais souvenirs. Et quand ce type évoque finalement sa mère, il n’arrive pas à retenir une grimace et la situation devient plus inquiétante encore. Qu’est-ce que sa génitrice avait bien pu faire pour qu’un individu plus qu’étrange s’invite dans son salon à cette heure ?
Sur le moment, le plus jeune des Lawrence a encore l’innocence de s’inquiéter, pensant qu’il est arrivé quelque chose à sa famille. Prudemment, il s’éloigne de la porte de la salle de bain pour se rapprocher stratégiquement de son lit, sur lequel il avait balancé son pineapple en rentrant.
Nimrod le suit des yeux sans se départir de son sourire satisfait. Et puisque Sambre ne l’a pas interrompu, restant sagement silencieux, le sorcier reprend sur le même ton qui trahit le fait qu’il est le seul à s’amuser de la situation.

- Il y a quelque temps, Sambre, ta famille m’a rendu un grand service. Je te passe les détails, ça ne t’intéresse pas de toute façon. Donc, ta famille, en échange de ce grand service, ne m’a pas réclamé de l’argent, non, vous n’avez jamais vraiment été dans le besoin. Ta mère, en paiement, m’a demandé une faveur. Et je suis là pour l’honorer.

Le sourire de Nimrod s’élargit un peu plus alors qu’il avait pourtant l’air terriblement plus agacé tout à coup.

- Pour tout te dire, j’aurai dû réfléchir à deux fois avant d’accepter, ou poser des limites un peu plus restrictives parce que, bon sang, toute cette histoire, quel nid à emmerdes. Toujours est-il que dans ma grandeur d’âme, je suis un homme de paroles. Quand tu as décidé de t’installer à Londres, ta mère, cette garce, a brandit sa faveur et m’a demandé de… veiller sur toi.
- Je vous demande pardon ?!
- Et je t’excuse, Blondie, ce n’est pas vraiment de ta faute.
- Non, je … vous n’avez pas…
- J’ai très bien compris, cela s’appelle “faire un trait d’humour”, tu devrais essayer à l’occasion.

Le ton de Nimrod avait changé durant un court instant, plus acide, plus mordant, incisif, faisant se figer sur place le jeune homme pendant quelques instants, dans sa tentative de rejoindre son lit, et un moyen potentiel d’appeler au secours.

- Qu’est ce que je disais… Ah oui, le babysitting. C’est pour ça que je suis là. Oh ne fait pas cette tête ! Je ne vais pas rester là à te surveiller à chaque instant de ta petite vie. J’en ai une aussi figure toi, et elle est suffisamment remplie pour que je n’ai pas le temps de te coller aux basques. C’est là que ma visite prend tout son sens.

Cette fois, Sambre allait rétorquer quelque chose mais Nimrod le coupe d’un geste de la main alors qu’il se relève du canapé qu’il avait investi comme un trône, pour se rapprocher du jeune homme. Dans sa démarche, une prédation naturelle glace le sang du jeune artiste qui désamorce une nouvelle fois sa tentative de se rapprocher du pineapple.

- Il parait que tu es intelligent, alors je vais aller droit au but. Je n’ai pas de temps à perdre avec tes caprices de petit prince pourri gâté et tes envies d’aventure, de danger ou que sais-je encore. S’il faut que je t’enferme dans une boîte pour être tranquille avec cette connerie, je le ferai. Je suis venu te dire que tu as plutôt intérêt à te tenir à carreaux parce que je suis très occupé et je n’ai ni le temps ni l’envie de passer ma vie à te sauver les fesses.
- Je vous ai rien demandé ! Vous n’avez qu’à mentir, qu’est-ce que ça peut vous faire ?!
- Pour le moment, c’est comme ça que ça fonctionne et tu n’as pas ton mot à dire Blondie, je suis désolé.

Tout indique qu’il ne l’est pas. Sambre jette un coup d'œil sur le matelas où le pineapple émet une petite vibration. L’écran se met à briller un bref instant, indiquant qu’un message venait d’arriver.
Nimrod est tout proche à présent, et n’a pas loupé la faible lueur qui avait attiré le regard du jeune homme.
Un rire glacial le secoue alors qu’il porte une main au visage de Sambre, pinçant sa mâchoire entre deux de ses longs doigts pour lui faire tourner la tête et capter à nouveau toute son attention.

- Qu’est ce que tu pensais pouvoir faire au juste ? Hm ? Tu comptais appeler à l’aide ?

Le même rire s’échappe des lèvres de Nimrod, plus rauque, plus amusé. Il prend son pied.

- Et qui donc pourrait bien venir t’aider à cette heure-ci Sambre ? Non vraiment, je suis curieux de savoir qui tu aurais appelé pour venir te sauver du grand méchant loup… Ton ami mué ? Il aurait plutôt intérêt à être au point en termes de sortilèges informulés… Tes collègues que tu n’apprécies pas plus que ça parce que tu te sais supérieur intellectuellement et que tu ne prends pas le temps de te mêler à eux ? Oh non… Je sais… Mieux encore ! Comment s'appelle-t-il déjà ? … Cavendish ? Oui ! Allons, soyons sérieux deux minutes tu veux bien ? Au mieux, il ne t’entendra pas appeler au secours, parce qu’il est occupé avec quelqu’un d’autre hm ? Au pire tu le réveilles et il coupera la sonnerie pour se rendormir parce que tu es insignifiant et qu’il pensera que tu le réveilles pour lui faire une crise de midinette bourrée et en manque.
- Comment vous…
- Comment je sais tout ça ? Je te l’ai dit, je veille sur toi.

Sa poigne se resserre brièvement et douloureusement sur la mâchoire de Sambre qui tente un mouvement de recul pour se défaire de l’emprise de Nimrod, qui consent à ne le relâcher qu’après avoir craché son venin.

- Ta mère ne voulait pas que je te prévienne mais j’ai observé ton… mode de vie, et je me suis dis qu’il valait mieux poser les bases avant que je m'aperçoive qu’il faut aller te ramasser dans une ruelle sombre remplie de camés ou chez un proxénète quelconque. Quoi ?! Tu es loin d’être le pire mais je préférais te faire peur avant, histoire que tout soit clair. Et puis, on ne m’enlèvera pas l’avis que je me fais sur les artistes…

Si le loft n’était pas aussi sombre, Sambre aurait pu percevoir avec beaucoup plus de facilité le regard à la fois dédaigneux et pourtant lubrique qui passe sur le visage de celui qui ne lui a toujours pas donné son nom, alors que lui même semble tout connaître de sa vie, même les détails qu’il essayait de garder secrets.
De son côté, Nimrod n’était pas sûr de pouvoir le confier à un gamin instable qu’on avait élevé comme un petit prince. Ces pseudos têtes couronnées finissaient toujours par être imprévisible et poser des difficultés, dû à leur caractère et à leur sensibilité encombrante. Vladlena en était un très bon exemple. Qu’elle repose en paix.

- Alors, tu as mangé ta langue Sambre ? D’accord, tu es surpris mais je m’attendais à ce que tu sois un peu moins… Amorphe ? Peut-être même un peu curieux.
- Foutez le camp.
- Très bien, si tu insistes. Il parait que tu excelles dans le fait de faire l’autruche de toute façon. Mais tu as un ange-gardien qui est passé maître dans l’art de se faire remarquer.

Avec une infantilisation qu’il sait désagréable, Nimrod se permet de pincer la joue qu’il a malmené plus tôt, et de tendre ses longs doigts arachnéens vers les cheveux de Sambre dont émanent encore une odeur de festivités dérangeante qui lui donne raison.
Cette fois, Sambre est plus rapide et esquive d’un mouvement vif en repoussant la main d’un geste sec avec dégoût.
La réaction arrache un sourire à Nimrod, qui se redresse finalement pour porter un œil critique sur l’appartement, le lit défait, et le pineapple qu’il émet à nouveau une faible lumière.

- Je repasserai plus tard. Penses donc à dormir un peu.

Alors que Nimrod tourne les talons pour traverser le loft en direction de la porte, Sambre a une étrange impression, quelque chose sur le bout de la langue. Sa tête va exploser, la fatigue gagne du terrain, mais l’euphorie de la soirée a été remplacée par une crainte sourde et une incompréhension angoissante.

- Nimrod ?

En entendant son prénom murmuré, incertain, les pas de Nimrod s'arrêtent devant la porte, la main sur la poignée et son sourire s’élargit un peu plus si c’est possible. Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, pour discerner la silhouette de Sambre près de son lit, son aîné souffle avec bien plus de douceur tout à coup, comme si les souvenirs retrouvés avaient pu augmenter un capital sympathie pourtant inexistant.  

- Tu espionnes donc les conversations de grands, petite fouine. Je suis fier de toi. On va peut-être pouvoir s’amuser un peu finalement.

Quand la porte se referme derrière lui, Sambre se laisse tomber sur son lit en laissant échapper un soupir puis une flopée de jurons. Et entre ses mains, son pineapple qui affiche : “Bien rentré ? J’suis déchiré j’aurai dû partir en même temps que toi.”
Mécaniquement, machinalement, la réponse ne tarde pas.
“Bien rentré, RAS. Rentre chez toi, tu bosses demain.”