“Tu te rends compte ?”

Lefterios hausse un sourcil pas convaincu, retournant à sa paperasse et à son rangement, laissant Kalliroi , son chignon de cheveux bruns, ses yeux clairs rehaussé de khôl et sa robe de créateur emplir son silencieux cabinet du brouhaha dont elle a l’usage. Comme chacune de ses sœurs, elle ne sait pas apprécier l’absence de bruit et l'intériorisation. Elle doit aussi penser que les autres membres de la fratrie ne sont pas venus avec la même nouvelle qui remue le microcosme Hier depuis quelques jours. Il ne répond pas, se contente d’adresser une caresse au flaireur sommeillant d’une demi oreille. Sa mère, Evi, a décidé de reprendre une vie active à la cinquantaine passée et de se remettre à fabriquer des baguettes. Elle a pris son temps, évalué ses économies, pesé le pour et le contre avant de prendre cette décision. Le constat avait été simple. Son moldu de mari n’était pas encore à la retraite , ses sept enfants sont majeurs, plus de la moitié ont une vie active bien entamée, les trois restantes sont bien parties dans leurs voies respectives. Elle peut donc (enfin) souffler et se concentrer sur ce qu’elle souhaite faire,elle . Refaire des baguettes, une par an pour chacun des enfants diplômés de BUSES lui avait permis de se remettre dans le bain et de réaliser que vraiment, l’artisanat lui plaisait toujours autant. Si elle pouvait en plus en tirer quelques mornilles pour une prochaine retraite, c’était encore mieux.

“ Lefteri, tu ne m’écoutes pas !
— Si, si je t’écoute. Baisse d’un ton s’il te plait.”

Lui avait écouté et avait peu réagit. Après tout, si sa chère mère voulait redevenir fabricante de baguette, elle ferait bien ce qu’elle veut. Ses sœurs par contre avaient réagi … comme à leur habitude.  Si jusqu’ici les réactions qui avaient été toutes plus différentes les unes que les autres , deux camps s’étaient dessinés extrêmement clairement entre les soeurs : le pour et le contre. La neutralité ? On parle des sœurs Hier. La neutralité, le juste milieu , on ne connaît pas. Le camp “pour” était visiblement mené par Chara, qui était venue lui répété quatre jours auparavant pendant deux heures comme quoi c’était absolument formidable que leur mère renoue avec la vie active, que ça lui ferait le plus grand bien. Au vue de sa réaction, Kalli portait elle, à bout de bras, le camp du contre.

“Tu te rends compte ? Si elle a complètement perdu la main …
— Ta baguette fonctionne bien ?
— Oui mais …
— Donc , elle n’a pas perdu la main, vu que c’est elle qui l’a faite. La mienne fonctionne très bien aussi .”

Kalliroi dodeline avant de tiquer.

“  Pourquoi je dois baisser d’un ton au fait ? Agape semble s’en contreficher du bruit, elle pionce sur son étagère
—Agape peut être, mon patient qui dort à côté , peut être moins. Le somnifère va bientôt stopper son effet et j’aimerais qu’il se réveille autrement qu’avec une voix aiguë en fond qui hurle  en grec. “

Kalliroi fronce les sourcils, lui tire la langue même pour la forme. Elle n'a pas tout compris de cette histoire de somnifère qui semble passablement louche, elle était pourtant tout à fait logique dans l’esprit de Lefteri qui garde un œil sur la trotteuse de son horloge. Comme d’habitude, à intervalle régulier, on lui avait trainé le sieur Avalon Von Rosenwald de force alors que ce dernier venait (encore) de s’écrouler de fatigue sur son lieu de travail. Ils avaient eu (encore) une discussion de sourd à base de “Monsieur Rosenwald, si vous comptez vivre suffisamment longtemps pour voir le fruit de vos recherches, il faut dormir un minimum de huit heures. Par jour. Pas par semaine.” auquel l'intéressé avait probablement répondu quelque chose s’approchant “Tout va bien, je suis en pleine forme, je peux partir ?” Lefterios avait donc (encore) et filer un puissant somnifère à l’homme sans sommeil sous couvert d’une infusion pour lui redonner un coup de boost. La scène s'était déroulée à 9h ce matin. Il était maintenant 19 heures passées. Les effets allaient commencer à se dissiper.

Lefterios jette un dernier coup d’oeil à son bureau rangé avec fierté, fait signe à sa petite soeur de patienter et ouvre la porte de la petite pièce qui est attenante au cabinet et qui lui sert d’habitude de pièce de repos à lui, avec des livres , un canapé lit, de quoi se faire un thé et depuis très récemment des aiguilles à tricoter et des pelotes de laines. Et donc le patient dans le canapé lit.

“Monsieur R… Von Rosenwald. Vous êtes réveillé ? Je suis en train de fermer le cabinet, je vais vous raccompagner chez vous.”

Allons bon. Voilà le patient qui s’agite. Lefterios pousse un long soupir blasé, s’appuyant contre le chambranle de la porte. D’ailleurs , confronté à ses deux mètres, l’encadrement est un peu petit. Note à lui même, agrandir la chose avant de se faire une jolie bosse avec le linteau. Mais on verra ça demain matin, il fera jour et il n’aura ni le patient grognon, ni Kalliroi dans les pattes. Enfin, il espère. Le mauvais œil pourrait lui attirer une autre des sœurs disponibles dans son environnement même si on peut compter sur la vie estudiantine de certaines pour ne pas être libre et à proximité.

“Vous avez dormi le temps que votre corps avait besoin de dormir et si je ferme, c’est qu’il est 19 heures passées. Vous devriez avoir l’habitude à force ?

— Tu as des patients qui dorment dans ta salle de repos, toi ? C’est déontologique ? “

Fusillage en règle du regard à l’intention de sa sœur qui était censée attendre sagement dans le bureau sans dire un mot. En même temps, il a mis sa sœur, attendre et sagement dans l'équation, ça n’aurait jamais fonctionné même avec le meilleur alignement de planète. Trop curieuse. Trop fouineuse. Trop de caractère en provenance de la sororité Hier. Heureusement qu’il n’en a pas hérité et qu’il peut contrebalancer le tout, sinon la réputation de la famille et sa tempérance ne serait plus qu’un lointain souvenir. Quoi qu’il en soit, le patient était réveillé, ce qui allait lui éviter un certain nombre de phrases et d’actions gênantes. Non mais imaginez, s’il avait fallu le réveiller, comment aurait-il dû s'y prendre. Sa soeur aurait probablement opté pour le seau d’eau et il aurait refusé à grand renfort de haussement de voix grave et de gestes équivoques. En même temps, il n’aurait pas eu vraiment d’autres idées que celle ci ou plus cartoonesques encore. La magie avait, après tout, ce petit quelque chose d’illimité qui permettait, à la fois, de trucider son prochain , de faire une béchamel et d’élever les linteaux de porte trop bas. Tant de possibilités qui s'offrent au creux d’une baguette et d’un sort .

Vla que le patient continue de râler. Ouh mais c’est qu’il mériterait bien un tête à tête avec sa chère petite sœur que l’envie lui passe.

“Je n’ai rien forcé du tout, c’est votre corps qui a lâché. Pour la soixante-quinzième fois, prendre trop de potions qui pourraient “booster” temporairement votre énergie crée une accoutumance: plus vous en prenez , moins elles sont efficaces. Je crains aussi que personne n’ait inventé d’alternative.”

“Cette personne serait riche sinon” marmonne Kalliroi dans l’autre pièce en grec mais suffisamment inaudible pour que son frère ne daigne y prêter attention. Lefterios cherche dans la pièce la veste de beau au bois dormant, fronce les sourcils quand il parle de retravailler.

“Ce soir, vous vous engagez à dormir normalement sinon je vous séquestre ici. Et à moins de vous mettre au tricot , vous n’aurez pas d’autres choix que de dormir. Ca, c’est la version punitive ou contraignante. Sinon…”

Il lui tend la veste

“Sinon, vous venez avec nous, si vous vous sentez d’attaque . On dîne, vous m’évitez de manger en tête à tête avec ma petite sœur qui aurait donc plus de conversation que son monosujet actuel et vous ne dormez pas et vous ne travaillez pas non plus. Et je vous ramène bien évidemment dans vos quartiers. Parlons sérieusement. Je n’ai pas eu de mort dans ma patientèle cette année et aucun mort d’épuisement dans ma patientèle tout court. J’aimerais que cela reste ainsi si ça ne vous dérange pas. De toute façon, vos papiers seront toujours là au même endroit demain matin, d’après vos collègues qui vous ont amenés ici, y’a bien que vous que ça intéresse, ces vieilleries.”