Quelques mois. Cela fait, quelques mois. Tes yeux se ferment, tes soupirs s'apaisent, ton anxiété passe. À la fenêtre, ce n'est pas le même paysage que celui, verdoyant, de Poudlard. Est-ce que ça te manque ? Tu ne sais pas. Peut-être.
Probablement pas.
Ton esprit est contradictions et contrariété alors que tu t'es réfugié comme un enfant aux toilettes pour respirer entre deux cours.
Si étrange d'enseigner. C'était si complexe d'être au milieu de tous. Au centre de leur attention.
Au centre de leur ennui.
Et les américains n'étaient en rien similaires aux anglais. Bruyants. Impolis. Brusques.
L'Angleterre te manquait. Il te manquait. Un peu moins désormais. Mais tout de même.
Tu n'avais rien gardé. Aucun souvenir, aucune photo. Le matériel était une ancre qui refusait de se laisser remonter. Alors tu avais tout laissé couler.
L'eau ruisselle dans l'évier, couvre tes mains de ses perles tièdes, vient te bénir de sa douceur une fois que tu passes les doigts sur ton visage.
Même tes traits ont changés. Tu le voyais bien que ces quelques mois d'enseignement avaient eu leurs effets. Sur tes cernes. Sur tes yeux.
Tu te détournes, ne voulant plus t'apitoyer sur ton sort. Tu n'étais pas là pour ça.
Ta main se pose sur la poignée au même moment que quelqu'un la pousse. Tu te recules, attends.
Tes yeux s'écarquillent.

Atticus ?

Le passé c'était un truc qui voulait jamais lâcher l'affaire. C'était une cicatrice sur un tableau de craie qu'aucune poudre magique ne pouvait remplir et camoufler. Il faudrait changer le tableau entier. Jusqu'à preuve du contraire, un cerveau par contre, n'était pas remplaçable.
C'était bien dommage.
Mais le passé pouvait prendre une forme bien pire que celle-ci. Tu te recules, le laisses entrer, l'observes. C'était étrange que les rôles se soient inversés. À Poudlard, c'était toi qui suivait ses conseils et qui l'écoutait. Il n'avait rien à voir avec les autres sorciers. Il était moins virulent. Moins pompeux. Plus humain.
Désormais, tu étais son enseignant. Enfin, pas le sien à proprement parler - tu ne l'avais vu dans aucune de tes classes.

Je ne suis pas ton professeur, Atticus, t'en fais pas.

T'adossant à une cabine tu soupires, fermes les yeux, passe une main à nouveau sur ton visage.

À l'autre bout du monde, où dans ces toilettes en particulier ? Les deux se valent, cela dit.

Ton regard se lève sur lui. Il a l'air exténué. Fatigué, usé. Était-ce ce que le monde faisait à ceux qui comme vous, avaient tout et le fuyaient ? Dans ton souvenir, Atticus avait trouvé auprès de qui danser dans son sommeil.
L'avait-il laissée derrière lui comme toi tu l'avais fait avec lui ?

Nouveau départ dans l'espoir que ton visage soit méconnu ou tu tentes d'enterrer ta culpabilité d'avoir survécu ?

Vous étiez pareils, après tout. Il y avait des pertes que vous n'aviez pas surmontées - et tu savais aussi bien que lui devait le savoir aussi, que ces pertes là étaient de profondes cicatrices dans vos regards.

Tu l'observes et ne peut qu'acquiescer à ce qu'il dit - ses cernes ne pourraient être moins marquées que les siennes. Mais d'un monde à un autre, il est impossible d'être paisible dans ces forêts d'immeubles et ces salles étouffantes. Poudlard avait une âme, au moins. Celle d'Ilvermorny était profondément noyée sous le sang qui a coulé sur les sols américains.
Une œillade lui fait constater qu'Atticus a l'air d'effectivement manquer de souffle, et c'est d'un geste rapide que tu défais le nœud sous sa gorge - bien trop serré.

Tu finiras par devenir un cadavre ambulant si tu ne te laisses pas respirer, en effet.

Qu'il ai ouvert la fenêtre te fait drôlement plaisir d'un coup - et tu prends une profonde inspiration, fermant les yeux, appuyant la tête contre le mur. L'odeur humide de Londres te manquait, mais c'était déjà un peu d'air frais.

Non, en effet. On semble avoir les mêmes idées de merde, oui.

C'est presque que tu lui proposerait de t'en taper une - mais l'ironie en serait un peu trop pesante.

Tout lâcher, tout brûler, partir sans se retourner et réaliser que ce qui te dérangeait c'était dans ta tête et pas dans le passé.

Un soupir, désemparé. T'en viens à complètement enlever ta cravate, la rouler, la glisser dans une poche - de toute façon les enseignants avaient un peu plus de libertés.

Qu'est-ce qu'on fait, Atticus ? On se repentit ou on recommence ?

Tu ne réponds pas à ses paroles, Earl. Elles ne sont qu'écho de tes propres pensées, que souffrances soufflées dans les silences de la nuit, que mutilation cérébrales qui tournent en vain dans ton crâne. Ouais, c'était un merdier. C'était un sable mouvant de mauvaises décisions, de mauvais choix, d'erreurs irréparables et sans aléas.
Si Atticus sautait, tu ne le rattraperait pas. Alors tu l'observes. Immobile.
Lorsqu'il s'installe juste sur le rebord, quelque part tu sens du soulagement. S'il peut, toi aussi, non ?
Dans le doute, c'est dos au vide que tu t'asseois, Earl. Tu connais trop son appel. Parfois tu ne sais pas si la volonté seule suffit à résister.
Le rire amer s'arrache de tes lèvres lorsqu'il conclut ses propos. Lorsqu'il se fait plus optimiste que toi.
Avais-tu fait autre chose de ta vie que te repentir ?
Les lèvres mordues, tu réalises qu'en face de toi, c'est ton reflet qui te dévisage. Le dos d'Atticus est large, alors que toi, tu paraît bien fin à côté de lui. Fragile, presque. Un moldu qui n'a rien à faire là, où il est.
Et pourtant vous étiez tous deux humains, n'est-ce pas ?
C'était quelque chose que tu ne comprenais pas. Que tu n'avais jamais saisi. Est-ce que le moldu et le sorcier étaient tous deux homme ?
Ou l'un en dépassait l'autre ?
Ça change en fonction d'à qui on demande.
Ta jambe passe par-dessus le rebord que tu chevauches désormais, faisant face à Atticus, le crâne appuyé derrière toi.

On ne peut pas réussir, si on essaie d'oublier les échecs au lieu d'en apprendre.

Tu te détestes pour ce genre de paroles. Ta main se tend, vole la cigarette d'entre ses lèvres alors que tu te penches un peu en avant.

Mais j'ai pas envie de me souvenir.

La cigarette volée trouve place entre tes lèvres et tu le contemples pensivement en emplissant tes poumons de la toxicité nicotinée.

J'imagine que la seule chose à apprendre c'est qu'on est pas le seul idiot à avoir agi comme ça.

Haussement des épaules, tu contemples la fumée s'éloigner de vous pour disparaître dans l'air chargé de pollution. Ce serait si simple si tu pouvais faire comme elle - embraser le vide et t'y fondre jusqu'à y disparaître.
Un rêve qui ne deviendrait jamais réalité.

Qu'est-ce que tu regrettes ?

Tes yeux se posent sur les siens alors que tu reprends une bouffée sur sa cigarette avant de la lui tendre pour la lui rendre - soufflant la fumée en sa direction lorsque tu te penches.

Parce qu'honnêtement, j'en viens à regretter d'exister.

Parmi la multitude de chemins que ta vie aurait pu emprunter, c'est les pires choix qui t'avaient été incombés.
La Mort.
Le Pendu.
Le Fou.
L'Hermite.
Combien de fois tu avais rit de ces cartes de tarot jusqu'à ce qu'elles te pavent ta route ?

Tes yeux se détournent.
Elles.
Il y avait eu des elles dans ta vie.
Que tu regrettais.
Tes doigts tremblants passent dans tes cheveux. C'était difficile, oui. Difficile de passer outre. Difficile de penser à autre chose.
Difficile de les oublier.
Mais tu ne voulais pas oublier.
Difficile d'accepter de les avoir perdues.
Autant ton coeur et ton corps regrettaient celui que tu aimais encore, autant...
Rien ne pourrait jamais combler le vide qu'Elles avaient laissées dans ton coeur. Dans ton âme. Si profondément ancrées que les perdre était comme se perdre soi.

Je ne regrette pas de vivre non plus.

Tu te tournes dos au paysage, ton regard planté dans ton reflet - puis dans le sien.

Je regrette d'être incapable de sentir autre chose que de la lassitude.

Lentement, tu te penches en arrière. En extension, les abdominaux brûlants, tu fixes le ciel au dessus de toi - du même bleu que partout ailleurs.

Depuis quand tu n'as rien ressenti, Atticus ?

Un sourire fatigué étire tes lèvres.

Ou est-ce que toi c'est la colère qui te mène ?

Tu ne le connaissais plus. Tu ne le connaissais pas, en fait. Vous étiez deux personnes différentes à présent. Deux individus à l'autre bout du monde de ceux que vous étiez avant.

Tu te redresses, Earl.
Rarement dans ta vie tu te redressais réellement.
Tes yeux le scrutent, le dévisagent. Comme dans une causeuse, vous vous faisiez face.
Comme deux reflets.

Atticus...

Tes mots se perdent, tes yeux aussi, alors qu'il te semble voir un autre regard derrière ses pupilles. Ton visage se détourne.

Le poison, en théorie, tu peux en crever.

Longue expiration avant que tu ne descendes de la fenêtre, t'avançant vers un des miroirs, déterminé.
Si tu te souvenais bien, il suffisait d'appuyer du pouce sur un des carreaux du carrelage tout en glissant les doigts sous le miroir...
... pour ouvrir une cachette bien utile, où se dissimulaient quelques bouteilles.
La planque des profs qui débutaient. Ils te l'avaient recommandée, lors de vos premières rencontres.
Avant, il y avait une potion pour désaouler dans le fond. Maintenant, elle était vide.

Un autre type de poison, ça te dit ?

Mourir.
Combien de fois avais-tu pesé le pour et le contre ? Tes ambitions d'enfance étaient depuis longtemps effacées, désormais, ce n'était que la survie qui comptait. Et pourtant, elle comptait.
Etait-ce de l'ambition que de montrer à la vie qu'on n'allait pas laisser tomber ?
Ton regard est critique sur l'appareil, alors que tu plisses les yeux mais ne dit rien.
De toute façon, la planque était changée toutes les semaines - il n'aurait qu'une semaine pour piocher dedans.

Moi aussi.

Et pourtant tu dévisses le bouchon, prends une longue rasade qui te brûle l'œsophage - peut-être était-ce ça la plus forte insulte à la vie ? Que de se brûler sans feu ?
Le récipient est de nouveau dissimulé alors que la chaleur descend - et tu observes Atticus quelques secondes avant de t'avancer, dégager ses mains et lui attacher la cravate convenablement.

Désolé de décevoir tes attentes, Shrewbury. Si ça peut te rassurer, je m'attendais à mieux, moi aussi.

Soupir alors que tu lèves les yeux vers lui, réalisant que tu étais toujours aussi ridiculeusement petit - détournant le regard en te reculant d'un pas.

T'as une idée, toi, de ce que tu feras avec le diplôme en poche ?

Un sourire amusé, alors que tu hoches la tête, l'observant.

C'est avantageux de n'avoir aucune attente.

Toi, tu en avais toujours pourtant, Earl. Pas d'objectif, pas d'ambitions, mais des attentes, toujours des attentes.
Envers toi. Envers les autres.
Le destin était si cruel parfois, surtout lorsqu'on le laissait faire.
Tu secoues la tête, te rince le visage rapidement - juste pour faire bonne figure. De toute façon, tes élèves, pour la majorité, ne t'appréciaient pas.
Au moins, c'était réciproque.
La réponse d'Atticus te fait rire pourtant - un rire d'une rare sincérité, alors que tu réalises qu'il a énoncé une absolue évidence - ce qui te fait hocher la tête.

Oui.

Tes yeux se posent sur lui.

Tu seras magistral.