Il n’y avait plus que vous deux, Earl. Encore une fois, tu perdais quelqu’un. T’avais l’impression qu’on avait encore injecté le venin de Croyance sous ta peau.
Ça démange. Tu as envie de t’arracher la peau.
Au-dessus de vous, il ne fait ni beau, ni moche. Tout est… Si neutre. Si indifférent. T’as envie de crier, que le monde est injuste, que les choses ne devraient pas rester froides comme ça.
Qu’elle n’aurait jamais dû rester froide.
Il ne reste plus qu’Atticus et toi. Et si les choses continuaient ainsi, il ne resterait même plus, lui. Après tout, n’était-ce pas devenu une drôle de symphonie ? Un étrange équilibre t’interdisant d’aimer ?
Si tu restes à ses côtés, il finira sûrement comme elle. Tombe froide dans un cimetière où tu ne retourneras pas.
Tu dois partir. Tu dois le sauver. Peut-être que t’as été maudit. Tu ne le sais pas.
Tu ne veux pas le condamner juste pour ne plus sentir la morsure du froid et de la solitude. Tu veux vivre, mais pas à son prix à lui. Tu refuses de le condamner. Non. Non, non, non.
Qu’importe si t’es maudit, l’univers ne l’aura pas.

...

Tes lèvres s’ouvrent mais rien n’en sort. Tu finis par te tourner dos à la tombe.
Tu ne peux juste pas. Plus.
Tu es fatigué, Earl. Des espoirs vains, des promesses vides, des morts et des vivants qui te laissent indifférent.
Et de ceux que tu crains tuer à chaque instant.

Il se tourne aussi dos à la pierre. Dos à elle.
Elle vous a abandonnés, et maintenant il te demande, t’exige, de rester. De ne pas faire comme elle.
Oh, tu aimerais tant, pourtant. Mais tu n’as jamais pu t’y résoudre et tu sais intimement que jamais tu ne pourras en arriver là. Peut-être par pur esprit de contradiction. Parce que ça serait plus simple.
Lui faire face c’est la moins simple de toutes les solutions. Doucement, tu t’avances vers lui, tends la main.
Tes doigts effleurent sa joue. Si des larmes y avaient coulées, tu ne les sentais pas sous ta peau. Peut-être étais-tu devenu insensible.

Je ne pars pas.

Voix rauque, fatiguée. Tu expires péniblement, détournes les yeux, laisse tomber ta main. Tu ne sais que dire, que faire, que devenir. Le futur était jusque là flou, mais il était là.
Tout était brisé de nouveau. Vous étiez deux, et pourtant, c’est comme s’il ne restait plus qu’une tombe.
Peut-être que vous étiez trop des fantômes, chacun de son côté, pour pouvoir exister côte à côte. Tu l’ignores.
T’as envie de t’effondrer, t’as envie de crier, de pleurer, de frapper cette pierre de tes poings. Tu n’en fais rien.
La violence lacère l’intérieur de ton encéphale de toute sa force réprimée.

Je…

Les mots n’ont plus de sens, plus d’intérêt.
Si le monde s’écroulait, là, maintenant, qu’est-ce que ça changerait ? Rien.

Tu l'encadre de tes bras.
Il sait.
Tu le serres contre toi à l'étouffer, à t'étouffer.
Sait-il vraiment ?
La mort est semée par tous les temps, par tous les vents, mais sait-il que la mort porte bien trop souvent ton nom, Earl ? Sait-il que tu vas peut-être bien finir par l'emporter lui aussi, telle une faucheuse qui ne sait pas cesser de s'attacher à ses proies ?
Sait-il que lorsque tu pleures, comme là, contre son haut, tes épaules tremblantes, c'est parce que tu as peur, peur de le perdre, peur que lui parte, car il te demande de rester, et tu resteras, mais lui ne te dira jamais cela en retour ?
Sait-il à quel point tu l'aimes, à t'en fendre le coeur depuis des années déjà, sans jamais avoir pu le lui dire ?
Il sait. Mais qu'est-ce qu'il sait, Atticus, lorsque tu es incapable de dire ces mots qui risqueraient de le condamner ?

Promets-le moi.

Si égoïste de le vouloir pour toi sans le lui dire. Si égoïste de ne pas vouloir que sa tombe fleurisse près de celle que tu pleures déjà. Il avait toujours eu sa place dans ton coeur, comme une place acquise, qui sans que tu ne le saches, avait toujours été là. Mais maintenant, maintenant que tu avais commencé à lui montrer que cette place était bien là, resterait-il ?
"Ensemble" voulait dire quoi, pour lui ?
Alors tu te recules juste assez pour prendre son visage entre tes mains, ployant sa nuque - il n'avait pas à être si grand - pour appuyer ton front contre le sien.

Je refuse de te perdre toi aussi, tu m'entends ?

Tes paupières sont closes - si tu les ouvrais, tu confesserais bien trop.
Tu ne te sens pas prêt. Tu ne le sens pas prêt.
Devant sa tombe ce n'est ni l'endroit, ni le moment.
Mais comment trouver le bon moment pour aimer lorsque le deuil ne cesse de croître ?

Loin de tout, tu as l'impression de n'entendre que son coeur battre. Il te serre si fort contre lui que tu pourrais te laisser briser. Tu ne lui en voudrais pas, non, s'il t'aidait à rejoindre celle que vous êtes venus pleurer. Tu l'en remercierais même.
Pourtant, il ne fait que promettre.
Que.
Tu ne sais pas ce qu'il promet, et cela ne te préoccupe guère. Ensemble, voilà ce qui vous scelle. Un jour, peut-être, vous en comprendrez le sens. Aujourd'hui, tu te contentes de soupirer contre lui, soulagé.
Lorsqu'il s'écarte, tu as du mal à le lâcher. Mais il ne s'éloigne pas complètement, te mène juste.
Tu jettes un regard à la pierre tombale que vous laissez derrière vous.

Elle nous en voudrait, oui.

Quoi que vous fassiez, elle vous en voudra. Parce qu'aucun de vous deux ne sera capable d'oublier.
Tes yeux se posent sur Atticus, résignés. Doucement, tu te rapproches de lui, agrippe fermement son bras.

Je ne veux pas marcher.

Sinon tu risquerais de prendre tes jambes à ton cou. Tes yeux se ferment et tu appuies ton front contre son épaule.

Transplane nous.

C'est que tu détestes ça. Le nez noyé dans le vêtement d'Atticus, t'as tout de même l'impression de te faire mâcher et recracher. Si ton estomac n'était pas vide, tu aurais sûrement eu la nausée.
Traîné jusqu'aux fauteuils, tu observes Atticus défaire sa cravate, inspirer. Il a l'air prêt à survivre cette épreuve. Et toi, Earl ? En es-tu capable de passer outre ? De reprendre un nouveau départ ?
Caïn était ce nouveau départ. Sans elle, le peu que tu avais bâti semblait ne pas avoir de sens.
Au milieu de tes ruines, deux tours encore intactes. Et pourtant, tu continues encore de ronger leurs fondations. Comment est-ce que tu peux te condamner ainsi, Earl ?

Tu es assis presque de force, les mains d'Atticus venant prendre le contrôle avant de s'éloigner pour perdre le sien.
Tu détaches un bouton de ta chemise en te penchant en avant. Tu n'es pas aveugle - les bouteilles s'amassent et l'alcool coule toujours à flot avec Atticus.
Sauf que ce n'est pas seulement ponctuel.

Ne t'excuse pas.

Tu ne prends pas ton verre - tu t'approches de lui, et c'est à ton tour de le pousser jusqu'à son fauteuil, le faire asseoir. Ta main sur son poignet est douce alors que tu fermes les yeux, expire.

Juste pour ce soir oublie tes interdits. Ce soir on ferme les yeux.

Mais seulement ce soir là. Tu le dévisages, légèrement inquiet.
Complètement brisé.
Tu ne peux pas le perdre, lui aussi.

Lorsqu'il te fait asseoir sur ses genoux, tu hoquètes, passe tes bras autour de son cou. Sa proximité est grisante, elle pourrait presque te faire oublier les tourments.
Presque.
Ton front vient se poser contre le sien alors que tu fermes les yeux, retenant tes larmes.

Tu sais très bien que je vais rester.

Ce n'est pas ce qu'il t'a demandé - mais tu ignores ce qu'il voulait réellement dire. Tu préfères ne pas savoir, peut-être. Tu es incapable de décisions, incapable de choisir, de savoir ce que tu veux. Le deuil est envahissant, dévorant. Le deuil est horriblement lourd de souffrances.

Tu soupires, ton souffle se mêlant au sien. C'était étrange - de n'être que deux. N'avais-tu pas voulu cela depuis tout ce temps ? Depuis ces soirées passées avec lui sans qu'il ne sache qu'il s'agissait de toi ?
Peut-être. Tu l'ignores. Dans l'immédiat, tu ne peux que resserrer tes genoux autour de lui, incapable de le lâcher, de t'en détacher.
Ô, Atticus, qu'allons-nous devenir ?

Pendant quelques secondes, Earl, c'est comme si ton coeur rebattait un peu. Comme s'il reprenait un souffle après sa course effrénée, dans un espoir naïf que tu n'auras plus à courir. Le couperet tombe avec le mais, fracasse le mirage de repos, sangle les désespoirs dans leur boîte de Pandore perpétuelle.
Tu ne sais pas ce qu'il te demande, Earl. Tu l'entends, tu l'écoutes, et pourtant ses paroles ne portent pas un message clair. Tu n'arrives pas à lire entre ses lignes.
Peut-être es-tu trop fatigué qu'on attende de toi de deviner.

Atticus.

Ta main effleure sa joue, la berce, avant que tu n'affrontes son regard. Sous tes doigts tu sens qu'il ne s'est pas rasé depuis quelques jours.

Que me demandes-tu ? De partir ?

Tu fronces les sourcils, effleures ses lèvres du bout de tes doigts avant de détourner les yeux, te tendre en arrière pour récupérer le verre qu'il t'a rempli, et dont tu vides à moitié le contenu.
Pour la brûlure.
Pour ressentir.
Pour respirer.

On n'a jamais été entiers, jamais été en un seul morceau. On a toujours été brisés, Atti. Alors pourquoi maintenant ? Pourquoi veux-tu qu'on s'éloigne pour se recoller ?

Le silence est explicite de ce qui va suivre - alors lorsqu'il saisit ton visage pour te regarder droit dans les yeux, tu es prêt, Earl, à entendre ce qui suit.
Prêt, et pourtant, tu as du mal à encaisser. Du mal à saisir.
Tu comprends, oui. Tu le comprends parfaitement. Trop de morts vous entourent - vivre dans un cimetière ce n'est pas pour les vivants. Et pourtant, c'est ce que vous faisiez, encore, toujours.
Vos pertes essuyées étaient trop grandes. Trop nombreuses. Il était temps que les choses s'arrêtent.
Non, ce que tu ne saisis pas c'est le pourquoi. Pourquoi il voulait de toi.

Pourquoi, Atticus ?

Ta main caresse sa joue, si tendrement.

Pourquoi as-tu besoin que je guérisse, moi aussi ? Pourquoi veux-tu t'affubler de mon poids mort dans ton sillage ?

Tu soupires lorsque ton pouce effleure sa lèvre, laissant ta main retomber sur son épaule.

Ne te méprends pas - je vais essayer. Faire de mon mieux. C'est pour cela que j'étais revenu ici - pour essayer d'en sortir. Mais pourquoi veux-tu te condamner à ça ?

Tes yeux se ferment.

Je suis... Une telle épave, Atticus. Je ne suis que ruines. Je ne sais pas ce qu'il y a à sauver. Je ne comprends pas pourquoi tu veux toujours y errer.

Ensemble...

C'était une idée, un objectif. Guérir ensemble. Un instant, cela te paraît impossible. Comme un songe absurde que la fièvre aurait pu t'apporter. Que deviendrais-tu guéri ? Pouvais-tu seulement guérir quand ton quotidien n'était que survie ?
Tu l'ignores. Mais Atticus il est là, devant toi.
Ses paroles sont comme des coups de fouet. Il prend les décisions pour toi - et tu réalises que peut-être, peut-être que tu avais besoin que quelqu'un finisse par le faire. Finisse par te pousser dans la bonne direction. Alors tu fermes les yeux, expires lourdement.

D'accord. Mais ensemble. Je t'écouterai, que si l'on fait ça, ensemble.

Le deuil brûle encore, mais tu viens pourtant déposer tes lèvres sur les siennes, Earl, comme pour signer ce pacte, comme pour l'acter.
Comme pour promettre à défaut de savoir l'énoncer.